— Qu’y ferais-je là où vous serez vous-même ?

— Et, en plus, il se fout de nous ! ronchonna Adalbert, tandis qu’ils descendaient le grand escalier du quai des Orfèvres.

La matinée était positivement radieuse quand Mme de Sommières et Marie-Angéline prirent place dans la voiture d’Adalbert – une grosse Renault à profonds coussins de velours parfaitement assortis à la carrosserie et pourvue de tout le confort possible, moderne berline à laquelle son propriétaire préférait de beaucoup sa petite Amilcar rouge, habillée de cuir noir dont les deux sièges semblaient rembourrés de noyaux de pêches, mais qui dévorait la route et l’espace à des vitesses souvent peu orthodoxes et où Aldo avait pensé mourir cent fois. Tout au moins s’il n’était pas lui-même au volant, quand la route et les paysages prenaient un aspect différent. C’était alors Adalbert qui souffrait :

— Si tu me la bousilles, il est probable qu’on y restera mais je te promets un enfer de malédictions !

La Renault était donc apparue, permettant de longs trajets sans trop de fatigue après la blessure qui avait mis Aldo à deux doigts de la mort1 . Ce n’était rien qu’une nouvelle preuve de l’amitié de celui que Lisa appelait « le plus que frère » !

Le temps et la voiture s’étant associés pour l’agrément du voyage, on fut à Dijon pour midi.

— Qui a envie de manger des escargots ? proposa Aldo.

— Pouah ! émit Plan-Crépin. Quelle horreur !

— Comment ça, quelle horreur ? Dans la noble lignée des Plan-Crépin, pas le moindre amateur de gastéropodes à l’ail ? fit Adalbert qui l’observait dans le rétroviseur du pare-brise.

— Moi, j’aime assez ! avoua Tante Amélie. Et s’il n’y avait pas ce relent d’ail si déplaisant en société…

— Broutille, Tante Amélie ! fit Aldo, désinvolte. Ça s’arrange parfaitement en croquant quelques grains de café !

Mais Plan-Crépin ne voulait pas s’avouer vaincue :

— À condition d’avoir des dents comme des meules à blé, cela doit être divin !

On alla déjeuner au « Chapeau Rouge », excellent hôtel-restaurant niché sous l’aile de la cathédrale Saint-Bénigne, moins imposant que « La Cloche », le palace local, mais où œuvrait un jeune chef plein de talent. Marie-Angéline fit un sort à son jambon persillé puis à un sublime coq au vin avant de se perdre dans les délices d’un vacherin au cassis aérien à force de légèreté. Aussi à peine remontée dans la voiture s’endormit-elle en dépit des deux cafés ingurgités.

Quand on fut à Pontarlier, le soleil couchant rougissait les pierres blondes de la ville frontière au-delà de laquelle la cluse fendait la montagne couronnée de forteresses : le sévère château de Joux élevant à mille mètres ses défenses invaincues et, de l’autre côté, le fort de Larmont moins imposant mais aussi menaçant verrouillaient la route et la ligne de chemin de fer dévalant vers les lacs et les étendues paisibles de la Suisse romande…

La ville traversée, on était autant dire arrivés. Adossée à la montagne dans un cadre de sapins noirs, les plus hauts peut-être de France, la demeure dont on allait célébrer le tricentenaire se tournait au-delà d’un beau jardin en pente douce, le miroitement d’un lac azuréen…

On l’appelait Château-Vaudrey, mais ce n’en était pas un vrai, seulement l’une de ces très belles demeures comtoises mêlant l’harmonie des lignes à la solidité exigée par un climat continental, le plus rude sans doute de France. L’élégance nette du Grand Siècle en son début – briques roses et pierres crème ! – s’accommodait à merveille d’un immense toit qui semblait de velours brun et d’un gracieux fronton couronnant un avant-corps dont les marches avaient l’air de glisser à la suite du jardin, style Le Nôtre, étalé entre une terrasse et le lac traversé par le Doubs.

La voiture s’engagea dans l’allée principale ombragée de deux énormes chênes pour s’arrêter dans un espace où s’alignaient des orangers en pots récemment sortis de leur abri d’hiver :

— Voilà la maison… et voilà la famille ! présenta Lothaire qu’ils avaient récupéré au bar de la Poste où il était convenu de se rejoindre. Autrement dit, ma sœur Clothilde !

Or, autant le monumental Professeur occupait le paysage, autant celle-ci était frêle, discrète et timide, ce qui d’ailleurs n’allait vraiment pas avec une autre facette de sa personnalité. Vaudrey-Chaumard les avait auparavant prévenus : elle était bavarde comme une pie, à cela près qu’elle ne colportait aucun bruit et ne portait tort à personne. Simplement elle se parlait à elle-même comme il arrive parfois quand on a été élevée dans une certaine solitude et la vénération d’un frère aîné en qui se rassemblaient toute la science et toute la grandeur du monde. Lui, cela l’amusait d’autant plus que ce n’était nullement déplaisant.

Totalement incapable de la moindre méchanceté et parfaite maîtresse d’une vaste maison, Mlle Clothilde adorait recevoir, même s’il lui arrivait que son petit travers personnel la pousse parfois à la gaffe, et Lothaire n’avait pas fait mystère de ce détail, estimant qu’une fois prévenu on ne risquait pas de s’en offusquer.

— Ce qui est agréable, voire plaisant, dans son cas est que l’on est tout de suite au fait de l’opinion qu’elle a de vous – à condition qu’elle soit bonne – sinon, elle se tait. Comme elle tombe toujours juste, c’est assez commode dans un sens.

— Mais est-ce qu’elle ne vous met jamais dans une position délicate ? demanda Adalbert.

— Comme je dois reconnaître que c’est la bonté même, c’est plutôt rare. En outre, cela présente aussi un bon côté en vous évitant de vous fourvoyer, par exemple de prendre un bouchon de carafe pour un diamant ! Dans l’immédiat, j’arrange les choses en laissant entendre que la pauvre n’a pas toute sa tête, mais elle m’en donne rarement l’occasion et c’est d’ailleurs à moi que je fais de la peine. Autrement dit : je paie en hypocrisie les accès de sincérité de ma sœur. Heureusement son débit rapide et sa façon de parler parfois entre ses dents me sont de quelque secours !… En tout cas je peux vous assurer qu’elle est ravie de vous recevoir, surtout à l’occasion d’une fête qu’elle prépare depuis longtemps...

— Pourtant elle ne nous connaît pas ?

— Et les journaux ? C’est une dévoreuse de journaux. Elle doit être abonnée à une douzaine d’entre eux, à commencer par Le Figaro qu’elle épluche jusqu’à la signature du gérant. Elle vous y a vu à plusieurs reprises ainsi que Morosini, et elle est enchantée de vous accueillir !

Cela ne faisait aucun doute. Petite, brune mais en voie d’argenture, gracieuse mais sans y perdre une seconde d’activité, Clothilde Marguerite-Marie Vaudrey-Chaumard qui représentait en volume à peine la moitié de son frère semblait posséder le don d’ubiquité, et rien ne lui échappait de ce qui se passait dans sa maison. Elle menait tout son monde à la baguette, tempérée d’une sorte de discrète considération envers ses serviteurs, ce qui lui valait d’être obéie deux fois plus vite qu’une patronne atrabilaire. En fait on l’adorait ! Enfin, derniers signes distinctifs, elle avait des yeux transparents à force d’être clairs et portait en permanence un mignon tricorne de velours noir sur son épais chignon.

Elle ne quittait guère ce couvre-chef que le soir, quand elle recevait, et le remplaçait alors par un peigne endiamanté dans le style espagnol. Là encore son frère avait apporté les explications nécessaires :

— Clothilde a toujours eu la passion des chevaux ! Elle monte comme un hussard. Quant au tricorne, il a son histoire : voici une dizaine d’années, invitée par un couple d’amis à les accompagner à une chasse à la Celle-des-Bordes, donc chez la redoutable duchesse d’Uzès, elle a réussi par je ne sais quelle acrobatie à sauver un chien contre lequel se retournait un sanglier blessé. Elle a enlevé le toutou de terre juste à temps, l’a installé sur sa selle et l’a rapporté au maître d’équipage aux acclamations des chasseurs. Enthousiasmée, la vieille duchesse l’a embrassée, lui a donné le « bouton » de ses équipages et le tricorne dont elle était coiffée elle-même… et qu’elle ne quittait pas souvent. Notre Clothilde a d’abord songé à le mettre sous un globe comme une couronne de mariée puis, réflexion faite, de s’en chapeauter en manière de porte-bonheur ! C’est sa couronne à elle !

— On peut la lui envier, estima Mme de Sommières. Il m’est arrivé de rencontrer la duchesse et je peux vous assurer qu’elle n’était pas facile à séduire !

Pourtant aucune inquiétude n’effleura les voyageurs quand la voiture livra son contenu au grand perron sur lequel régnaient Mlle Clothilde et son tricorne. Un peu en retrait, Hubert, qui avait reçu un accueil flatteur – Collège de France oblige ! –, observait l’entrée en scène des « Parisiens ». Elle fut plus chaleureuse encore que l’on n’osait l’espérer. Ainsi, c’est tout juste si Mlle Clothilde ne fit pas la révérence devant Tante Amélie :

— Quel bonheur de vous recevoir, Madame ! Je comprends à présent que mon frère soit amoureux de vous. En vérité…

— Ne déraillons pas, s’il te plaît ! coupa celui-ci devenu rouge brique, mais elle ne s’en émut pas :

— Je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas… puisque c’est la vérité ! J’en connais de plus jeunes qui n’ont pas un tel éclat !… Et voici, j’imagine, Mlle du Plan-Crépin dont tu dis, Lothaire, que c’est un puits de connaissances ? Mais tu n’as pas précisé qu’elle avait des yeux couleur d’or et c’est très rare !… Prince Morosini, je présume ? L’expert mondial pour qui nos trésors n’ont pas de secrets.

— Malheureusement si, Madame (ce Madame était une forme d’hommage permettant de baiser la main qu’on lui tendait – ce qui n’eût pas été de mise avec une Mademoiselle !). Au contraire, plus j’avance dans la vie et plus je m’aperçois qu’il me faut encore apprendre, toujours apprendre. Comme mon ami Adalbert…