— Collège de France ? Votre cousin, le druide ?

— Non. Un collègue à lui spécialisé sur le XVe siècle, et surtout les relations entre la France et les États de Bourgogne. De plus, et ce n’est pas le moins intéressant, il est natif de la région de Pontarlier où il a sa propriété de famille qu’il partage avec sa sœur. Mais ce n’est pas lui qui nous amène…

— C’est bien dommage, car moi il m’intéresse beaucoup, votre bonhomme. Mais on y reviendra ! Que vouliez-vous en débarquant ici sur les chapeaux de roues ?

— Vous demander de faire surveiller étroitement Mme Timmermans par la Police belge.

— Vous la soupçonnez de quoi, la malheureuse ?

— De rien ! Justement, embraya Adalbert. En revanche, on redoute ce qui risque de lui arriver.

— Et c’est ?

— De subir le sort de Madame… je devrais dire Mesdames de Granlieu dans un laps de temps plus ou moins rapproché !

— Comment voyez-vous les choses, Morosini ?

— Laissez parler Adalbert ! C’est un bien meilleur conférencier que moi et, en outre, il a de l’amitié pour Mme Timmermans. Moi aussi évidemment : elle m’a sauvé la vie en empêchant son gendre de m’embrocher tout vif ! Mais écoutez plutôt Adalbert !

Ce fut vite fait. Pour celui-ci le doute n’était pas possible. C’était Karl-August l’assassin de Saint-Augustin, lui encore qui avait organisé l’enlèvement de Plan-Crépin afin de s’approprier l’un des trois gros rubis. Alors qu’il avait déjà posé des jalons pour s’assurer le deuxième : celui de Mme Timmermans.

— Il l’a déjà, si je vous ai compris, puisque l’ex-baronne Waldhaus l’a volé pour lui ?

— Juste ! Aussi Isoline de Granlieu ne lui sert plus à rien, alors qu’épouser Agathe Timmermans lui vaudrait une sacrée fortune à la mort de sa mère.

— Votre raisonnement se tient assez, mais pourquoi supprimer la reine du chocolat belge puisqu’il doit posséder à présent deux des trois rubis ? Elle n’a pas le troisième.

— Celui-là, c’est moi qui l’ai, coupa Aldo, et mon beau-père me tanne pour que je lui vende !

— Et si Hagenthal tue sa belle-mère cela ne vous incitera pas à le lui céder. Donc c’est vous qui…

— … c’est moi qui serai en danger mais cela ne sauvera pas Louise Timmermans. Vous oubliez que notre meurtrier – qui, entre parenthèses, doit être aussi celui de Sauvageol ! – est amoureux de la même jeune fille que son fils.

— Autrement dit, conclut Adalbert, il devrait se passer pas mal de choses en Franche-Comté, et c’est ce dont nous allons nous occuper, Morosini et moi. Voici la raison pour laquelle nous aimerions que vous vous chargiez de faire protéger Louise. Nous, nous n’avons aucune chance d’impressionner la Police royale. En particulier la personne de son chef qui, d’autorité, a pris Morosini dans le nez ! Alors…

— Entendu ! Je ferai ce que je pourrai ! Vous n’avez toujours pas retrouvé votre beau-père, Aldo ?

L’emploi de son seul prénom fit plaisir à l’intéressé. Cela signifiait que les relations avaient retrouvé leur harmonie un moment écornée.

— Aucune et cela ne laisse pas de m’inquiéter ! Ce qu’il a subi l’automne dernier devrait l’inciter à plus de prudence, mais depuis qu’il a acheté ce fichu avion, on dirait qu’il passe son temps à sillonner le ciel sans juger utile d’en avertir qui que ce soit !

— Ne vous tourmentez pas trop ! Un avion, c’est un peu comme un train : s’il a un accident, tout le monde le sait immédiatement ! Quant à Mme Timmermans, je vais voir ce que je peux faire…

On l’en remercia chaleureusement !

Or, quand ils regagnèrent la rue Alfred-de-Vigny, ce fut pour y découvrir ledit Kledermann causant tranquillement avec Tante Amélie.

— Regardez qui nous arrive ! s’exclama celle-ci, visiblement ravie.

Aldo ne partagea pas ce ravissement :

— Où étiez-vous passé, bon sang ? On vous cherche partout…

— … et même, ajouta Adalbert on vient de mettre la PJ à vos trousses. On n’a pas idée de disparaître sans avertir personne !

— On ne sait jamais sur qui tombe l’avertissement par les temps que nous vivons ! riposta Kledermann, pas autrement ému. Et vous devriez me remercier, Aldo, je vous apporte une lettre de votre femme !

— Lisa ?

— Vous en voyez plusieurs ?

— Je voulais dire : vous êtes allé à Vienne ?

— Mais non ! À Rudolfskrone ! Le seul endroit que je connaisse au monde où quelqu’un d’aussi perturbé que Mme Timmermans puisse espérer jouir d’un véritable repos !

— Vous l’avez emmenée chez Grand-mère ? Et sans m’en informer ? Alors que sans doute vous ne vous êtes pas lancé dans l’opération sans en toucher un mot à ce flic belge qui ne rêve que de me mettre le grappin dessus ? s’écria Aldo, hors de lui.

— Du calme, mon garçon ! pourquoi voulez-vous que je me confie à ce petit bonhomme atrabilaire ? Quand je prie, c’est à Dieu que je m’adresse ! Aussi, je suis allé à Laeken, voyons !

— Voir le roi Albert ? relaya Adalbert tout en tapant dans le dos d’Aldo en train de s’étrangler. C’est la moindre des choses !

— Pour moi, oui ! Je connais la famille depuis longtemps et je peux vous assurer que nul n’ira perturber cette pauvre et charmante dame que vos femmes ont accueillie à bras ouverts. Quant aux enfants, ils ont eu le coup de foudre pour Cléopâtre !

— Mais la seule dangereuse, c’est sa fille ! hurla Aldo. Et elle doit déjà être au courant… si même elle n’a pas encore débarqué à Ischl escortée de l’assassin qu’elle va pouvoir épouser en lui apportant en dot le deuxième rubis ! C’est elle qui l’a volé dans la chambre de sa mère !

Épouvanté, il se laissa tomber sur un fauteuil et se mit à fourrager à deux mains dans ses cheveux afin de leur donner un autre dérivatif que de se jeter à la gorge de son beau-père pour l’étrangler comme il en mourait d’envie. Aussi Mme de Sommières jugea-t-elle qu’il était temps de s’en mêler. Tandis que Kledermann s’éclipsait prudemment, elle tira une chaise, s’assit près de son neveu après avoir fait signe aux autres de s’éloigner. Une main sur son épaule, elle laissa le silence jouer son rôle apaisant, puis :

— C’est toi qui aurais grand besoin d’un peu de repos, mon petit ! Mais tu as tort de te mettre dans cet état. Moritz n’est pas fou...

— Si vous le dites…

— Tu en conviendras certainement quand tu auras lu la lettre de Lisa, continua-t-elle en glissant dans sa main l’élégante enveloppe bleu pâle dont il s’empara avec une avidité mêlée de lassitude, pensant à ce que sa femme lui disait parfois : « On ne devrait jamais quitter Venise !… »

À peine y eut-il jeté les yeux que le pouvoir apaisant de sa « Suissesse » joua pleinement :

« Sans en avoir la moindre idée, notre cher notaire t’a fourré dans une situation impossible, écrivait Lisa, mais il n’y a aucune raison pour que toi et ton “ gang ” n’en sortiez pas avec les honneurs de la guerre ! Je te rassure tout de suite : sa subite passion pour l’aviation n’a pas rendu Papa complètement fou et il a tout organisé avec un soin méticuleux. Fais-lui confiance  !… Quant à la reine du chocolat belge, c’est un amour mais un amour malheureux qui se ronge les sangs pour sa fille ! Elle saura jouer son rôle. Fais-en autant mais reviens-nous vite ! J’ai de plus en plus de mal à supporter ton absence bien que, cette fois au moins, j’aie le sentiment de participer au scénario, et je retrouve un peu les sensations d’une certaine Mina… »

Aldo replia la lettre, la mit dans sa poche et soupira :

— Merci, Tante Amélie. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous !

— Et moi donc ! Je devrais dire : et nous donc ! Cette vie agitée est devenue aussi indispensable à Plan-Crépin que les rayons du soleil… et j’ai honte d’avouer que j’ai des difficultés à lui donner tort !

— À propos de tort, il devrait être temps pour moi de présenter mes excuses à Moritz !

— N’en fais pas trop ! Je ne crois pas me tromper en pensant qu’il ne s’est jamais autant amusé.

— Mais comment donc ! Un rien l’amuse à présent ! Deux ou trois cadavres, une paire d’ailes sur le dos et le voilà aux anges ! C’est remarquable, ce qu’il est facile à distraire !…

— Aldo ! reprocha doucement Tante Amélie. Tu me fais de la peine et tu t’en fais aussi ! Je ne t’ai jamais vu comme cela ?

— Cela prouve qu’il y a un commencement à tout !

Elle ne répondit pas et il ne s’aperçut qu’elle était sortie que quand une roborative odeur de pipe vint chatouiller ses narines. De fait, Vaudrey-Chaumard avait pris sa place et le regardait en tirant paisiblement sur sa bouffarde. Il se releva aussitôt.

— Ne vous dérangez pas pour moi ! fit l’arrivant d’un ton placide. Je suis seulement venu vous inviter !

— À quoi ?

— À un petit séjour chez nous près d’un beau lac jurassien. Rien de tel qu’un peu d’altitude quand vous prend l’envie d’envoyer promener le monde entier ! Je me dois de préciser que nous fêtons le troisième centenaire de notre vieille maison et que tout le pays sera là. Ce sera une fête mémorable !

— Merci ! Je vous suis très reconnaissant mais…

— Stop ! Autant vous prévenir tout de suite que les autres ont déjà accepté !

— Les autres ?

— Nos hôtesses, votre ami Vidal… machin et même ce vieux crampon d’Hubert qui voit des druides partout ! Il n’aura de cesse d’avoir déniché un brin de gui pour nous prouver qu’il a raison. Cela posé : le pays est magnifique, ma demeure des plus confortables, ma bibliothèque digne d’intérêt, ma sœur Clothilde beaucoup plus fréquentable que moi… quoiqu’un peu bavarde, et si notre cordon-bleu maison n’atteint pas les hauteurs du vôtre mais se défend honorablement avec les produits du terroir… elle n’a encore jamais empoisonné personne ! Notre belle Comté vous sera bénéfique… Le printemps y est superbe et suscite de nombreuses fêtes dont la nôtre !… Et puis, acheva-t-il en baissant la voix jusqu’au chuchotement, nous pourrions peut-être parler tous les deux du trésor ?