— Cet homme qui vous avait fait promettre de ne jamais parler de lui, c’est votre sauveur, n’est-ce pas ?

— Bien sûr ! Ce n’était pas très difficile à deviner, mais je ne voudrais pour rien au monde ajouter à ses soucis…

— Apprenez-moi au moins comment cela s’est passé ? Si vous vous en souvenez…

— Difficile à oublier ! Je me suis donc cognée à la lucarne et j’ai dévalé la pente du toit… pour me retrouver sur l’encolure d’un cheval où m’installaient les deux mains qui m’avaient attrapée. Bien qu’il soit si proche de moi, je ne voyais pas le cavalier, puisque je lui tournais le dos. Derrière nous, j’ai entendu des coups de feu et je lui ai demandé si on le poursuivait, mais il m’a répondu que non, puis il s’est inquiété de savoir si je ne craignais pas le galop. Je lui ai appris que je savais monter :

« — Alors autant ménager Pirate ! a-t-il dit en me déposant à terre pour m’aider à remonter en croupe, et nous sommes repartis.

« La nuit était totale, mais le chemin n’était pas long : cinq minutes au petit trot et nous arrivions dans ce que j’ai pensé être une ferme à toit plat. On s’y est bien occupé de moi et je suis restée le temps que… mon sauveur apprenne que l’on me recherchait par voie d’affiches. Il a dit qu’il fallait partir et est allé sortir une camionnette comme on en voit partout, m’a fait monter dedans et m’a conduite au couvent de l’Annonciade où vous m’avez récupérée, vous et Adalbert. Vous connaissez la suite….

Aldo comprit qu’il n’en apprendrait pas davantage et, de toute façon, il en savait assez. Aussi se contenta-t-il de remarquer :

— Une camionnette, c’est nettement moins romantique qu’un destrier, surtout quand il s’appelle Pirate ! Mais on fait avec ce qu’on a !

Personne ne dormit beaucoup cette nuit-là…. Ou plutôt ce qu’il en restait ! Mais si quelqu’un avait caressé l’idée d’un lever un peu tardif, il dut y renoncer : au lieu de rentrer discrètement de Saint-Augustin, ce qui donnait à la cuisine le signal du petit déjeuner de Mme de Sommières, Plan-Crépin claqua la porte, embouqua l’escalier comme si elle avait le feu aux trousses, cria à Cyprien de sortir Son Excellence de son lit et finalement atterrit au pied de celui de sa patronne où, ôtant son chapeau pour s’en éventer, elle lâcha :

— Nous avons du nouveau ! Quand le médecin légiste en aura terminé avec l’autopsie de la pauvre Isoline, son corps sera rapatrié en Angleterre et l’avenue Vélasquez vendue… ainsi sans doute que le château du Jura ! Et voilà comment on raye une antique et noble famille de la carte de France !

— Je serais étonné que cela se passe si aisément ! fit Aldo. Et la loi alors ? Il y a une héritière, la jeune Gwendoline qui, étant mineure, devra être pourvue d’un tuteur et d’un conseil de famille…

— Je suis de ton avis. Cette procédure me semble rapide ! reprit Mme de Sommières. Il paraît que l’enfant aime beaucoup Granlieu ! En outre, son père et quelques ancêtres y attendent la résurrection.

— Ce doit être le côté britannique de la tribu qui doit se ficher éperdument…

— Mais sûrement pas la Police française. Deux morts subites, l’une par meurtre et l’autre pour le moins suspecte, ce serait étonnant que Langlois laisse ces gens régler la question à leur manière, renchérit Aldo. Surtout après la mort de l’inspecteur Sauvageol qui lui reste en travers de la gorge. Vous pouvez être certaines qu’il ne lâchera pas pied tant qu’il n’aura pas démêlé toute l’histoire ! Je jurerais que château et logis vont se retrouver sous séquestre….

— Mais cette malheureuse ne devait-elle pas se remarier ? demanda Mme de Sommières en grignotant un croissant.

— Si. Et c’est là que l’affaire devient intéressante, dit Marie-Angéline avec satisfaction : ledit fiancé, qui était en Autriche au moment de la mort, est arrivé hier au soir afin de veiller à ce que l’hommage funéraire soit digne de celle qui partait. Il a déclaré qu’il l’accompagnerait jusqu’à sa dernière demeure.

— C’est qui, celui-là ? interrogea le Professeur Hubert que le vacarme avait tiré du lit en robe de chambre brodée de la harpe celtique et mules en vernis noir longues comme des poulaines.

— Il ne s’en cache pas : c’est le baron Karl-August von Hagenthal…

— C’est encore de Saint-Augustin que vous sortez ça, Plan-Crépin ?

— Par l’entremise d’Eugénie Guenon. Il se trouve que sa patronne, la princesse Damiani, connaissait la jeune Mme de Granlieu depuis l’enfance !

— Et elle l’a confié à sa cuisinière ? s’étonna Aldo.

— Oh, elle a même fait beaucoup mieux ! Elle a chargé Eugénie d’un message pour moi car, naturellement, elle est au courant de mon aventure jurassienne : « Surtout évitez d’entrer en relation avec ce personnage ! »

— Pourquoi ?

— Elle n’en sait rien. C’est son intuition qui l’incite à cette mise en garde !

— Eh bien, vous la remercierez, Plan-Crépin, soupira la marquise. Il serait peut-être intéressant de la fréquenter, surtout au cas où elle aurait, elle aussi, son petit club de renseignements privés ! En tout cas, il me paraît urgent d’inviter le Professeur Vaudrey-Chaumard à de nouvelles agapes ?

— Oh, il y compte bien, ricana Hubert. Il ne verrait même aucun inconvénient à ce qu’on lui offre un rond de serviette !

— La cuisine maison accomplit des miracles, dirait-on ?

Hubert se permit une affreuse grimace, renifla, se moucha et finalement lâcha avant de battre en retraite :

— Ce serait trop beau ! Je ne crois pas me tromper en révélant que cet imbécile est en train de tomber amoureux de vous, Amélie ! Est-ce assez ridicule ? Il aurait dans l’idée de vous convier à un séjour idyllique dans son château des brouillards que je n’en serais pas autrement étonné !

— À condition qu’il nous y convie aussi, Adalbert et moi ! Mettez-lui dans la tête que l’on se sépare le moins possible ! précisa Aldo.

— En attendant, pria Tante Amélie, je vous saurais gré d’avoir l’obligeance de me rendre l’exclusivité de ma chambre. Sauf Plan-Crépin bien sûr !

Elle fut obéie dans l’instant. Le Professeur regagna ses quartiers, tandis qu’Aldo s’emparait du téléphone pour demander à Langlois une « audience en urgence », apprit qu’il pouvait se présenter à onze heures, puis appela Adalbert pour venir le chercher.

— Je pensais justement qu’on ne serait pas mal inspirés d’aller lui toucher un mot de tout ça ! répondit celui-ci. Tu vois…. J’aurais vraiment de la peine s’il arrivait quoi que ce soit à Louise Timmermans ! Son amitié à elle était sincère et la mienne plutôt intéressée, et j’ai des remords.

À l’heure convenue, ils pénétraient dans le vaste bureau du grand patron du 36, quai des Orfèvres. Celui-ci était au téléphone. Il leur fit signe de s’asseoir, acheva brièvement sa conversation, raccrocha pour redécrocher aussitôt :

— Sauf absolue nécessité, qu’on ne me dérange sous aucun prétexte !

Au ton employé, les deux visiteurs se regardèrent : Langlois était, une fois de plus, d’une humeur de dogue ! Mais dans les circonstances présentes, on ne pouvait guère s’attendre à voir refleurir son sourire tant qu’il ne tiendrait pas son assassin.

— Qu’est-ce qui vous amène encore ? maugréa-t-il.

Ils sentirent qu’il aurait préféré les envoyer au diable. Adalbert prit la parole :

— On voudrait vous entretenir de l’affaire de l’avenue Vélasquez. Mme de Granlieu serait morte de peur ?

— Exact ! L’autopsie n’a rien révélé d’autre qu’un cœur fragile ! C’est un accident !

— Et vous y croyez, vous, à cet accident ? demanda Aldo. Il a forcément dû être provoqué par quelque chose… ou par quelqu’un ?

— Son visage reflétait une réelle épouvante mais aucune main ne l’a touchée.

— Ah ! Et qu’en dit l’homme qu’elle s’apprêtait, paraît-il, à épouser ?

Langlois fronça les sourcils :

— Où voulez-vous en venir ?

— À ceci : je ne sais pas quel est votre point de vue là-dessus, mais nous autres, simples particuliers, trouvons étrange qu’une femme sur le point de convoler profite de l’absence de son bien-aimé pour trépasser d’un banal cauchemar… ce que j’ai peine à croire ! Et même si une personne bien attentionnée est venue lui apprendre que le fiancé en question devait convoler aussi avec une autre ? Cela n’a jamais suscité l’épouvante !

— Qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Pas encore un Requiem mais ça pourrait venir, jeta Aldo sèchement. Cette malheureuse allait épouser le baron von Hagenthal qui, au moment crucial, était sans doute auprès de sa seconde promise, Agathe Timmermans.

— Cela ne signifie pas que ce soit le même. À ma connaissance ils sont trois – ou plutôt ils étaient trois puisque l’un d’eux est mort dans vos bras, Morosini, mais il en existe peut-être d’autres ?

— Sûrement pas ! On le saurait ! Ils sont deux, le père et le fils : le baron Karl-August von Hagenthal et le baron Hugo de Hagenthal.

— Pourquoi cette différence, s’ils sont père et fils ?

— Parce que Hugo, héritier du vieux baron qui avait… helvétisé son nom en raison de l’horreur que lui inspirait le massacre d’un Morosini quand Venise était aux Autrichiens, en a fait autant. Lui et son père se haïraient à propos d’une jeune fille dont ils seraient amoureux tous les deux.

— Quelle nationalité ?

— Française et même comtoise.

Langlois se renversa dans son fauteuil en tenant son stylo par les deux bouts :

— Un vrai conte de fées ! De qui le tenez-vous ?

— D’un professeur au Collège de France qui habite d’ailleurs dans le coin. Il en sait plus long sur le Téméraire et ses trésors que tous les historiens d’Europe réunis.