— Oui, elle était en retard, je l’ai entendue se quereller avec Cyprien, mais comme cela arrive quinze ou vingt fois par mois, je ne m’en suis pas souciée outre mesure.

— Voilà un point d’acquis. En entrant dans l’église, elle a dû s’apercevoir qu’un confessionnal était occupé – ce qui doit être rare à une heure si matinale ! – et elle aura voulu en profiter. La suite se devine…

— Mais l’assassinat de Mme de Granlieu a dû faire du bruit ? Comment a-t-elle été tuée ?

— Quand Sauvageol a examiné les lieux, l’une des petites grilles latérales avait été enlevée. Restait sur le corps une forte odeur de chloroforme qui a permis au meurtrier de… trancher plus facilement la gorge de sa victime avant de fuir…

Mme de Sommières frissonna en resserrant autour de ses épaules son grand châle en cachemire :

— Quelle horreur ! Pauvre femme ! Et c’est sur la piste de ce monstrueux assassin que ma Plan-Crépin s’est élancée ? Quelle folie !

— Pour cela, je vous l’accorde ! Elle adore prendre des risques sans imaginer qu’elle puisse en subir les conséquences. Elle démarre au quart de tour, sans réfléchir !

Langlois se leva pour prendre congé. Puis, il demanda :

— Naturellement, vous avez prévenu Vidal-Pellicorne ?

— Pourquoi « naturellement » ? Il a ses propres soucis et je ne voudrais pas le déranger pour rien ! Si cela se trouve, Marie-Angéline sera ici dans une heure.

— Avec un meurtre aussi sauvage à la clé ? Il m’étonnerait fort !

— Moi aussi ! clama la voix d’Adalbert depuis le vestibule.

L’instant suivant, il était présent, emplissant la pièce de sa haute silhouette rassurante. Sans autre forme de procès, il prit la vieille dame dans ses bras tandis qu’elle protestait :

— Comment êtes-vous là ?

— Moi ? Oh… je passais ! Allons, Tante Amélie, vous devez bien vous douter – et ce n’est pas d’hier ! – qu’Aldo compte sur moi pour veiller sur cette maison…

— Vous ne l’avez pas prévenu, j’espère ?

— Non. Pas encore tout au moins, mais…

— Pas de mais ! Voyons d’abord comment va évoluer la situation. En attendant, je campe ici jusqu’à ce que le Principal ait quelque chose à se mettre sous la dent ! Je ne veux pas vous laisser seule !

— D’ailleurs, chère marquise, conclut le policier en se dirigeant vers la porte après lui avoir baisé la main, je vous donne le choix : si vous n’acceptez pas cet encombrant personnage, je vous envoie deux de mes hommes à demeure comme nous avions fait pour protéger la convalescence de Morosini3 … et là, croyez-moi je n’aurai que l’embarras du choix. La réputation de votre cuisinière est si bien établie que l’on se battrait plutôt pour assurer votre garde !

— Vous les remercierez… mais pour l’amour de Dieu, ne prévenez pas Venise ! Le ménage semble avoir retrouvé son harmonie, mais le drame qui a failli le détruire est trop proche et je crains que l’équilibre de Lisa ne soit resté fragile ! Promettez-le-moi ! ! Et vous aussi, Adalbert !

— Bon ! concéda celui-ci. Je promets, mais pour un temps seulement. Si l’affaire lui venait aux oreilles par un autre que moi, Langlois ou vous-même, Aldo m’arracherait les miennes.

Retrouvant pour lui l’ombre d’un sourire, « Tante Amélie » murmura :

— Comme si vous en étiez à une brouille près ! Environ une fois l’an, vous vous déclarez une guerre inexpiable pour finir par retomber dans les bras l’un de l’autre. Et toujours à cause d’une femme !

— Cette fois, c’est infiniment plus grave, fit Adalbert. Il s’agit de Plan-Crépin… et il n’y en a pas deux comme elle sur la terre !

Tandis qu’il raccompagnait le grand patron de la Police Judiciaire jusqu’à la rue, il dit soudain, très grave :

— C’est vrai qu’elle fait un sacré trou, cette drôle de fille ! On dirait que cette maison a perdu son âme !…

L’inspecteur Sauvageol n’avait pas connu, de son vivant, la victime du confessionnal de Saint-Augustin, mais aurait juré, en se trouvant en face de sa belle-fille, qu’il n’y avait sûrement rien de commun entre les deux femmes. Le visage de celle qui reposait à cette heure sur la dalle froide de la Morgue, ainsi que l’exigeait la loi, était plein de noblesse. La mort, survenue sans qu’elle ait eu le temps de la voir venir, ne l’avait pas marquée. La cinquantaine passée, elle gardait plus que des traces de beauté sous les griffures d’un chagrin déjà ancien. Ses yeux étaient d’un bleu profond, ses cheveux grisonnaient discrètement comme il arrive chez les blondes, ses dents étaient parfaites. Quant à ses traits fins, ils devaient avoir reflété une âme aimable et bonne.

En tout cas, sa belle-fille, la comtesse Isoline de Granlieu, ne lui ressemblait guère.

Après avoir infligé à Sauvageol un quart d’heure d’attente dans un salon genre boudoir – du moins c’était ainsi qu’il imaginait la chose ! – où la dominante du décor était bleu azur, à l’exception du bois et des bronzes de fort jolis meubles anciens, elle fit une apparition de prima donna dans un ensemble vert céladon, œuvre évidente d’un grand couturier, en tenant d’une main admirablement manucurée une écharpe de mousseline assortie qu’elle agitait doucement à la façon d’un éventail, ce qui lui permettait de ventiler le parfum dont elle usait sans modération. Elle était élancée, mince, blonde et indéniablement jolie.

— La Police, chez moi ? Comme c’est amusant !… Asseyez-vous, inspecteur… Du moins si c’est ainsi qu’il faut vous appeler ?

— En effet, Madame…

— Je vous ai fait attendre ! Pardonnez-moi, mais je n’arrivais pas à me décider sur la couleur qui me siérait le mieux aujourd’hui… Vous avez demandé à me voir. Je suppose qu’il s’agit de menues contraventions que j’oublie régulièrement de payer ? Est-ce assez bête ?… Vous n’allez pas me mettre en prison, j’espère ? ajouta-t-elle avec un sourire enjôleur.

Sauvageol se hâta de profiter de la légère interruption du discours de la dame :

— Malheureusement non, Madame, il s’agit…

— Malheureusement non ? Mettriez-vous les procès-verbaux au rang des bonnes plaisanteries ? Je ne…

— Il s’agit de Mme la comtesse de Granlieu, votre belle-mère, et…

— Mon Dieu ! Qu’a-t-elle bien pu faire, cette sainte femme ? Figurez-vous qu’il y a deux mois…

— Elle est morte, Madame ! lâcha Sauvageol à pleine voix. Et ce matin même ! Si vous hésitiez sur la couleur de votre robe, je pense que celle du deuil s’impose !

Il avait réussi à endiguer le flot sous le poids de la stupéfaction : d’ailleurs Isoline s’assit sur sa mousseline qu’elle se mit à tirailler machinalement :

— Morte ?… Un accident peut-être puisque vous êtes policier, mais je ne la savais pas à Paris et…

— Pas d’accident ! Un assassinat… dans un confessionnal de l’église Saint-Augustin, non loin de chez vous !

Cette fois, il avait obtenu le silence. Abasourdie, elle lui adressa un regard stupéfait :

— Assassinée ?… Dans un confessionnal… près d’ici ? C’est aberrant. Que pouvait-elle chercher dans un confessionnal, ce matin…

— Aux alentours de six heures trente…

— … alors qu’elle demeure à l’année dans son château de famille perdu dans la neige et proche de la frontière suisse. Mais il y a des églises là-bas ! Qu’avait-elle besoin de faire le voyage de Paris ? Et pour se confesser ?…

— C’est ce que je ne saurais vous dire, Madame, et j’avoue volontiers que je comptais sur vous pour nous l’apprendre !

Et Sauvageol alluma incontinent son plus éclatant sourire. Âgé d’une trentaine d’années et plutôt beau garçon du type méditerranéen, il avait déjà eu l’occasion au cours de sa brève carrière d’en constater les effets sur un certain nombre de femmes. Celle-là n’y échappa pas et vint s’asseoir auprès de lui sur le canapé, agita deux ou trois fois sa mousseline verdâtre et gémit :

— Il aurait fallu que je sache au moins sa présence à Paris ! Or vous venez de me l’apprendre et cette histoire me tourmente, d’autant plus que ma fille est chez elle… avec sa gouvernante, j’en conviens, mais enfin ! La laisser dans ce château battu par les vents d’hiver !…

— Quel âge a-t-elle ?

— Gwendoline ? Huit ans…. Je ne sais plus, mais c’est encore une petite fille, et comme elle adore sa mammy et qu’elle a eu quelques problèmes de bronches, j’ai été obligée de me résigner à l’envoyer faire un séjour à la montagne où l’air est très sain ! Il y a des sapins à foison et la nourriture y est bien meilleure qu’ici !

— Les Halles font pourtant ce qu’elles peuvent pour nous offrir le meilleur de la France et même d’autres pays ? émit Sauvageol, un peu déstabilisé.

— Vous ne pouvez pas tout savoir dans la Police, à commencer par la cuisine ! Trop compliquée en France ! Chez nous, en Angleterre…

Elle entamait une apologie visant à démontrer la supériorité des casseroles britanniques sur celles de l’Europe entière. Non sans se demander comment diable on en arrivait à ce sujet de conversation, Sauvageol se leva pour prendre congé et sortit de son portefeuille une carte de visite.

— Quoi qu’il en soit, il vous faudra nous prévenir avant de partir rechercher Mlle de Granlieu en Franche-Comté, comme vous en avez naturellement l’intention…

Elle ouvrit de grands yeux étonnés :

— Moi ? Que j’aille dans ce trou perdu alors que j’ai la gorge fragile ? Mon médecin dit qu’il ne faut pas se fier à la fraîcheur d’un visage… Bon ! Je vais téléphoner à Miss Phelps de rentrer. Le train sera plus confortable qu’une automobile… et moi je serai tranquille ! Mon « butler » va vous raccompagner ! ajouta-t-elle en tirant sur un cordon.

Encore quelques agitations de mousseline et Sauvageol se retrouvait dans le vestibule en compagnie du « butler » annoncé et qui n’avait de britannique qu’une raideur ayant certainement nécessité des heures d’entraînement, comme les accents circonflexes dont il émaillait son discours un peu au petit bonheur. Il les oublia quand il chuchota du coin de la bouche :