— Non sans regrets, croyez-le, nous avons promis à ce charmant inspecteur que nous serions au Métropole et il vaut mieux s’en tenir là.

Dans le taxi qui les ramenait à leur hôtel, Adalbert, émit soudain :

— Pourquoi as-tu demandé si Hagenthal aimait les chevaux ? Ça a une importance ?

— Peut-être ! Souviens-toi, quand nous sommes allés à Grandson, le vieux Georg nous a dit que son nouveau maître n’aimait que la maison et ses chevaux ?

— Et alors ? Il nous a dit aussi qu’il était le fils du cousin qui avait pu se considérer comme l’héritier jusqu’à l’ouverture du testament. Ce n’est pas parce qu’ils s’appellent tous les deux Hagenthal qu’ils ont fatalement les mêmes goûts ? Je me demande même s’ils se ressemblent physiquement. Ce que nous ignorons ! Et si tu m’écoutais au lieu de bayer aux corneilles ?

— Mais je t’écoute ! Tellement, même, que l’envie me prend d’aller faire un tour en Suisse pour voir ce qu’il en est !



1 Pièce de théâtre de Jules Romains alors en vogue.

2 Le palais royal de Bruxelles.

3 Puissants banquiers d’Augsbourg, l’équivalent allemand des Médicis à cette époque.

8

Le dîner chez la marquise

Siégeant en majesté sur son fauteuil de rotin blanc au jardin d’hiver, Mme de Sommières écoutait avec résignation la philippique à laquelle se livrait Eulalie, son cordon-bleu maison. Le sujet en était l’incertitude où l’on vivait rue Alfred-de-Vigny : le chapeau sur la tête, elle était en tenue de sortie, sans oublier les gants de filoselle noire, et un vaste panier reposait par terre à ses pieds :

— Les primeurs font leur apparition sur le marché et, comme toutes les primeurs, elles sont fragiles. Je sais combien Madame la marquise et Mademoiselle Marie-Angéline les aiment, mais comment puis-je acheter la quantité dont j’aurai besoin si je ne sais pas combien de bouches j’aurai à nourrir entre le marché d’aujourd’hui et celui de vendredi ? Nos Messieurs doivent rentrer de Belgique dans la journée, mais est-ce ce matin ou ce soir ? D’autre part – et en principe ! – M. Kledermann devrait les accompagner – mais on n’en est pas sûrs. Alors ?

— Je vous comprends, Eulalie, soupira Mme de Sommières, qui maniait toujours sa cuisinière avec la plus grande considération eu égard à son immense talent, mais que puis-je dire qui vous satisfasse ? Nous ne savons pas encore quand reviennent nos Messieurs. Quant à M. Kledermann, il serait en train de devenir tout à fait imprévisible ! Le mieux serait d’oublier les primeurs jusqu’à leur retour. Votre répertoire ne doit pas manquer de chefs-d’œuvre ne nécessitant pas les primeurs ?

— Et si vous en manquez lorsqu’ils arriveront, relaya Plan-Crépin, il vous restera la ressource d’expédier Lucien et la voiture chez Hédiard avec une liste détaillée. Chez eux, on trouve à longueur d’année les primeurs du monde entier !

— Mademoiselle Marie-Angéline parle d’or, mais elle pourrait avoir raison ! De toute façon, pour midi, rien de particulier ? Comme nous avons en ce moment les marées de syzygie…

Les deux femmes la regardèrent avec stupeur :

— D’où sortez-vous ce mot-là ? fit la marquise. Vous connaissez, Plan-Crépin ?

— Ma foi non, admit celle-ci à contrecœur.

— C’est un pêcheur qui me l’a appris quand nous séjournions à Dinard, expliqua Eulalie, un rien fiérote, ce qui chassa sa mauvaise humeur. « Je crois que c’est une affaire de correspondance entre la pleine lune et les marées qui sont alors très fortes. J’espère trouver un beau turbot que je vous accommoderai au beurre blanc…

— Je pensais que le beurre blanc était uniquement associé au brochet ou à l’alose de Loire ?

— C’est pas mal non plus avec le turbot… et on n’a pas à se battre avec les arêtes comme Madame la marquise le sait bien !

— À merveille ! Faites-nous ça !

Enchantée de son petit effet, Eulalie ramassa son panier et partit d’un pas allègre. Une demi-heure plus tard les « Frères de la Côte » débarquaient en taxi…

Un fracas de casseroles, joint aux échos d’une humeur en train de tourner à l’aigre s’échappèrent des cuisines. En outre, le temps qui menaçait devenait franchement mauvais.

— Est-ce que ton beau-père vous suit ? demanda Tante Amélie.

— Non. Il prolonge son séjour en Belgique. Peut-être demain ou après ?

— En ce cas, emmène-nous déjeuner au Ritz et Plan-Crépin va prévenir Eulalie…

— Très volontiers, mais pourquoi ? Eulalie a ses vapeurs ?

— Non… Une histoire de marée de syzygie… répondit-elle avec un geste désinvolte. C’est un mot que j’ai appris depuis peu mais qui fait très bien dans la conversation…

Le déjeuner au Ritz eut cela de rafraîchissant – mis à part l’agrément d’une table placée au fond de la salle et en bordure de jardin ! – que l’on pouvait faire le point sur la situation loin des oreilles de Kledermann et même des fidèles serviteurs.

— Mais enfin vous n’êtes pas brouillés ? s’inquiéta Mme de Sommières quand Adalbert, définitivement promu orateur de la troupe, eut achevé son récit de leur aventure dans la fastueuse demeure de la reine du chocolat belge, en concluant que seule la bonne éducation du banquier l’avait empêché de partir en claquant les portes dès qu’il fut certain que le rubis Timmermans lui échappait.

— C’est de l’enfantillage ! s’indigna la marquise. Possède-t-il, oui ou non, les trois rubis balais ?

— Bien entendu, répondit Aldo. Il n’empêche que, depuis celui que m’a donné le vieux baron, il veut se procurer, à n’importe quel prix, les deux autres au cas où…

— … ce ne seraient pas les vrais ? C’est ridicule !

Aldo prit son verre et le scruta comme si la vérité pouvait se dissimuler sous les bulles du champagne :

— Pas tant que ça ! Je vous avoue que, moi-même, je me pose des questions depuis que je les ai comparés au mien. Ils sont tellement semblables que c’est à y perdre son latin. Et si l’on y ajoute que le mourant m’a fait cadeau de la monture en or du fermail, je me retrouve avec une foule de points d’interrogation ! Le joyau, avant d’appartenir au Téméraire, a dû être la propriété de son père, le duc Philippe le Bon. N’oublions pas qu’il fut un fabuleux mécène et que c’est peut-être dans sa vie tumultueuse qu’il va falloir chercher !

— Parce que tu vas te lancer là-dedans ? fit la vieille dame.

Aldo alluma une cigarette d’une main nerveuse et en exhala un instant la fumée avant de répondre. Enfin :

— Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement ! Moritz va me pourrir la vie ! Comprenez donc ! Sans le vouloir, je lui ai fourni l’occasion rêvée de se replonger dans la recherche à travers les brumes de l’Histoire ! Alors qu’il pensait que l’avenir n’avait plus de secrets à lui offrir !

— Vous allez lui vendre le vôtre ? demanda Marie-Angéline.

— On ne vend pas ce qui vous a été donné. D’autre part, cette pierre représente la repentance d’un homme de bien soucieux de racheter, si peu que ce soit, le crime d’un autre. Je le lui donnerai peut-être, mais quand il aura les deux autres. C’est inutile d’attirer sur lui la vindicte d’un meurtrier !

Le bruit de couverts lâchés plus que reposés braqua les regards sur Mme de Sommières devenue soudain rouge vif :

— Tandis que toi, marié, père de famille, tu es tout indiqué pour jouer ce rôle de paratonnerre ? En vérité, on croit rêver !…

Il allait répliquer, mais elle l’arrêta d’une main impérieuse :

— Que tu aies réveillé le chat qui dormait, je peux l’admettre puisque vous avez la même passion – et après tout, toi, c’est ton métier ! –, mais que tu te mettes en avant pour recevoir les coups à sa place, c’est ce que je n’admettrai jamais ! Lisa non plus d’ailleurs… Adalbert, versez-moi un peu de champagne ! Je sens que je vais étouffer !

— Ce serait la première fois, marmotta Aldo, et ce serait de colère plus que d’inquiétude.

Adalbert s’étant hâté de la resservir en profita pour prendre la parole avant qu’Aldo ne reprenne son discours :

— Si votre tranquillité doit être à ce prix, chère amie, il vous obéira, mais à contrecœur ! Rechercher des pierres quasi légendaires, c’est non seulement sa profession mais aussi sa raison de vivre plus que de présenter dans son bureau des merveilles à des acheteurs plus ou moins méritants !

— Expliquez-moi ce qu’il peut y avoir de méritant dans le geste d’ouvrir son portefeuille pour acquérir un objet que l’on convoite ? émit Plan-Crépin. De toute façon, que le rubis dorme au fond du coffre de M. Kledermann, dans celui d’Aldo… ou dans sa chaussette, les deux pierres restantes manquent à l’appel, et qu’ils soient les vrais ou les faux frères, il y a déjà deux morts… sans compter l’aventure que j’ai vécue personnellement !

— Pas d’histoires, Plan-Crépin ! ronchonna la marquise. Si elle n’a pas été le plus beau jour de votre vie, elle n’en était pas loin. Et maintenant, conclusion ?

Ce fut Aldo qui s’en chargea :

— En priorité, aller raconter à Langlois ce qui s’est passé à Bruxelles en le priant de garder le secret sur la confidence de Mme Timmermans. Rien que la présence inattendue de Hagenthal autour de cette folle d’Agathe peut lui ouvrir des horizons. Elle sent la frontière suisse à quinze pas ! Tu t’en chargeras, Adalbert ?

— Pourquoi pas toi ou tous les deux ?

— Je voudrais faire un tour à Venise bavarder avec Massaria. Il ne peut pas ne pas en savoir plus sur le vieil homme auquel il m’a envoyé, et surtout sur sa famille. J’aurais dû demander à Mme Timmermans depuis combien de temps Karl-August courtisait sa fille avec le succès qu’elle nous a confié…