— Ces détails ne semblent pas soucier beaucoup M. Kledermann ?… lâcha Agathe avec aigreur. Mais peut-être possède-t-il déjà les autres rubis et le fameux diamant ?

— Malheureusement non, Madame ! Je le cherche depuis longtemps, voyez-vous ! Trop longtemps, et je crois avoir payé ma part de souffrances au Destin. À présent rien ne m’arrêtera pour reconstituer le fermail ! En attendant, peut-être pourriez-vous, chère Madame, nous présenter la pierre que vous possédez ? Votre prix sera le mien !

L’inquiétude ressentie par Aldo au sujet de son beau-père s’accrut. « Votre prix sera le mien ! » ? Ce genre de phrase n’avait jamais fait partie du vocabulaire d’un collectionneur ! Et de plus doublé d’un banquier ?

Pourquoi Moritz s’obstinait-il à vouloir cette pierre ?

Au regard qu’il échangea avec Adalbert, il comprit que celui-ci en pensait autant ! C’était de la folie et le sourire qui s’épanouit sur les lèvres de leur hôtesse permettait toutes les inquiétudes. Celle-ci d’ailleurs saisit la balle au bond :

— Même si je vous demandais l’intégralité de votre collection ?

Au soulagement de son gendre, Kledermann réintégra aussitôt sa personnalité d’homme d’affaires et son sourire s’effaça :

— Parlons sérieusement, s’il vous plaît ! Quel collectionneur livrerait son trésor ! Contre une seule pièce ! Dont, au surplus, on peut se demander d’où elle sort !

« Doux Jésus ! pensa Aldo. Il ne manquait plus que cela ! »

L’Autrichien releva aussitôt le propos :

— Comment d’où elle sort ? Du trésor du Téméraire, voyons ! C’est l’un des fameux « Trois Frères ». À quoi pensiez-vous donc en…

— Je possède déjà les trois rubis que mon père a achetés, voici plus de cinquante ans, aux Fugger, d’Augsbourg3 . Et si je veux le rubis de Mme Timmermans, c’est parce qu’il représente une énigme de l’Histoire…

— Comment l’entendez-vous ? laissa tomber Hagenthal avec un maximum de dédain.

— Oh, c’est élémentaire : j’ai vu l’un des rubis de la collection de Keers. Or, il est en tout point identique à ceux achetés aux Fugger.

— Vous retardez ! Les Fugger les ont cédés contre monnaie sonnante et trébuchante il y a belle lurette au roi d’Angleterre Henri VIII…

— … mais ses descendants s’en sont séparés après la mort sur l’échafaud de Charles Ier et ils sont revenus entre les mains des Fugger ! Au surplus, voici le prince Morosini, mon gendre, dont vous savez peut-être qu’il est un expert mondialement connu… Demandez-lui donc !…

N’en pouvant plus, celui-ci donna libre cours à sa colère :

— Oh, que non ! Je refuse d’être mêlé à cette histoire de fous ! Veuillez me pardonner, Mesdames, ajouta-t-il en se tournant vers elles, je ne suis pas venu arbitrer une querelle mais pour « examiner » votre rubis, Madame, puisque vous aviez fait de ma présence et de celle de M. Vidal-Pellicorne la condition préalable à cette vente ! Ne pourrions-nous revenir sur terre… et voir enfin cette gemme si controversée ?

— Bien sûr !… Agathe, veux-tu, s’il te plaît, aller la chercher ? Je l’ai sortie du coffre et l’ai posée sur ma coiffeuse…

— Avec plaisir, Mère, s’empressa celle-ci, non sans adresser au passage un rayonnant sourire à Morosini. Voulez-vous m’accompagner ?

— Certainement pas ! Veuillez m’excuser, baronne !

Au seuil elle s’arrêta en riant :

— Ah, non ! Pas de baronne ! Disons que je ne le suis plus ou pas encore ! minauda-t-elle en envoyant la fin de son sourire à Hagenthal. Mais cela ne saurait tarder…

Elle s’éclipsa. Pour revenir à peine trois minutes après, tenant un écrin vide. Tout sourire disparu :

— Voilà ce que j’ai trouvé, Mère !

Le rubis s’était envolé !

Ce fut d’abord le silence… L’un de ces silences d’une qualité si particulière qui accompagne les grandes catastrophes dont la suite se traduit souvent par une sorte de « Sauve qui peut ! ». L’ex-baronne Waldhaus en donna le signal, se précipitant dans les bras d’Aldo en gémissant :

— Pourquoi faut-il que nos revoirs soient ainsi marqués d’un drame alors que chacun d’eux ne devrait être qu’ordre et beauté…

Sentant le vent du boulet et peu désireux de renouveler la tragi-comédie de Biarritz, il transféra la désolée dans les bras de son nouveau fiancé :

— … luxe calme et volupté ! Seulement chère amie, vous vous trompez d’adresse… C’est Monsieur qui va avoir l’honneur et la joie de vous épouser. Moi, je suis marié et père de famille !

Mise au point qui n’éteignit pas la mauvaise humeur du personnage :

— Vous êtes sûr ? grinça-t-elle.

Aldo lui rit au nez :

— Oh, absolument ! Vous voulez voir leurs photographies ?

Et il lui tourna le dos pour constater qu’ils étaient seuls dans le salon, Kledermann et Adalbert s’étant précipités à la suite de Mme Timmermans partie en courant constater les faits mais qui revenait :

— Je viens d’appeler la Police, dit-elle. On ne doit toucher à rien dans ma chambre jusqu’à ce qu’elle arrive ! Il est à craindre, Messieurs, que vous ne soyez obligés de l’attendre !

Il fallut bien en passer par là mais l’atmosphère n’était plus la même. Agathe pleurait toujours dans le fauteuil où l’avait déposée son fiancé qui d’ailleurs ne s’occupait plus d’elle et rejoignait les autres, lesquels s’entretenaient à voix feutrée avec leur hôtesse… Se penchant vers Adalbert, Aldo chuchota :

— Tu as déjà eu affaire à la Police belge ?

— Pas que je sache… non ! Sauf, sur la route. Et toi ?

— Moi non plus… mais tu sais comment cela se passe généralement entre ces gens-là et moi ? À quatre-vingt-dix pour cent ils me prennent en grippe au premier regard !

— Oh ! N’exagère pas ! Tu fais une fixation.

C’était malheureusement vrai. À l’exception de Langlois et du Super-Intendant Gordon Warren, de Scotland Yard, tous les policiers qu’Aldo avait rencontrés le traitaient d’emblée en gibier de potence. Cela avait été le cas au début pour le Français et l’Anglais. Un seul avait échappé : Phil Anderson, patron de la Police Métropolitaine de New York. Encore était-ce grâce à un mot d’introduction de Warren. Mais en Espagne, en Turquie, en Égypte, à New Port (USA) et même et surtout à Versailles où il avait eu de sérieux démêlés avec l’affreux Lemercier, tous s’obstinaient à voir en lui un dangereux repris de justice, ce dernier voulant l’envoyer en Cour d’assises pour s’être introduit nuitamment dans une maison vide ! Sans Langlois, il l’eût peut-être expédié à la guillotine ! Mais enfin les sujets du roi Albert Ier étant généralement des gens posés, réfléchis et d’abord agréable, il n’y avait aucune raison…

Il n’y en avait pas, en effet, mais dès l’entrée du Commissaire Zuiter, Flamand à l’œil méfiant, il comprit que sa malédiction tenait bon. L’œil gris comme les cheveux, rares, que leur propriétaire devait passer chaque matin un temps fou à aligner les uns à côté des autres pour faire illusion, Zuiter scruta son passeport avec le soin d’un entomologiste tombant sur une rareté :

— Mo-ro-si-ni ! épela-t-il avec une sorte de dégoût. Prince ?… Mais de quoi ?

— De Venise ! Son titre remonte presque à la fondation de la ville !

— Ah ? Mais ça doit correspondre à une terre, ici nous avons des princes, mais ils sont seigneurs de Ligne, de Mérode, de…

Louise Timmermans vola à son secours :

— C’est l’un de mes amis, Commissaire Zuiter… et un expert mondialement reconnu en joyaux historiques…

— Et c’est un joyau historique dont on vient de vous dépouiller ? Comme c’est étrange ! Je sens que nous allons avoir une longue et fructueuse conversation Son Altesse et…

— Pas d’Altesse ! rectifia Aldo. Seulement Excellence !

S’il pensait l’amadouer, c’était raté.

— Excellence ? Tiens donc ! Il faudra que je me renseigne. En attendant, vous allez me suivre…

Ce fut au tour de Kledermann d’entrer en lice :

— Si tous les agents de la Sécurité de Sa Majesté sont comme vous, je me demande comment le roi choisit sa Police ? Moi, je suis Moritz Kledermann, banquier à Zürich, Morosini est mon gendre ! Quant à celui-ci : M. Vidal-Pellicorne, c’est un archéologue français notoirement connu, membre de l’Institut, etc. Et nous sommes venus à en ce pays à la requête de Mme Timmermans aux fins d’expertise et d’achat de ce fameux rubis et…

— … si vous voulez en savoir davantage, enchaîna Adalbert, appelez donc le patron de la PJ, le Commissaire Principal Langlois ! Il nous connaît depuis des années… Il vous renseignera !

Tandis que cette scène quasi burlesque se déroulait à Bruxelles, à Paris ledit Langlois arrivait chez Mme de Sommières afin de s’entretenir un moment avec Mlle du Plan-Crépin « seule » et s’en excusa aussitôt :

— Non que j’aie l’intention de la soumettre à la torture, mais vous représentez, Madame, un soutien derrière lequel il est sans doute très réconfortant de s’abriter. Cela étant, je vous promets de vous la rendre en bon état !

— C’est trop naturel ! Eh bien, cher ami, vous connaissez le chemin de la petite bibliothèque qui semble promue définitivement au rang de confessionnal  ? Je vous envoie Plan-Crépin mais avec quoi ? Champagne, chocolat ou encore…

— Une tasse de votre excellent café sera parfaite !

En agitant sa clochette pour appeler Cyprien, la marquise retint un soupir de soulagement car elle connaissait les usages de la Police. Si Langlois avait été en service, il n’aurait rien accepté.

Elle fit donc prévenir Plan-Crépin qui était remontée dans sa chambre en précisant que le Commissaire Principal l’attendait dans la bibliothèque, détail qui annonçait clairement la couleur. Il voulait l’interroger et Marie-Angéline prit plusieurs inspirations profondes avant de descendre.