— Je vais vous l’apprendre ! De toute façon je n’ai pas d’autre issue. Elle accepte de s’en séparer… à condition que vous soyez présent…
— Moi ? Mais… pourquoi ?
— Je l’ignore, mais laissez-moi terminer…
Il s’accorda une pause pour savourer une longue bouffée de son « puro » et s’offrit même le luxe d’un sourire pour ajouter :
— Elle veut qu’Adalbert vous accompagne !
Fauché en pleine béatitude, celui-ci sursauta, avala de travers son champagne, s’étrangla, vira au rouge puis au violet, toussa à s’arracher les amygdales tandis qu’Aldo lui tapait dans le dos et lui faisait boire de l’eau, puis recommençait plus délicatement jusqu’à ce qu’il revienne à une couleur normale. Enfin, comme les larmes dégoulinaient, il lui essuya les yeux avec une sollicitude fraternelle.
— Vrai, s’étonna Kledermann, je ne pensais pas provoquer ce cataclysme ? Vous avez quelque chose à reprocher à cette dame ?… Ou serait-ce elle qui aurait à se plaindre de vous ? Cela, je ne peux pas y croire ?
— Et vous aurez raison, déclara Aldo en regagnant son siège. Cette dame s’était prise pour lui d’une… disons, affection envahissante. Or non seulement il a quitté un rien précipitamment Biarritz où elle possède une villa, mais il ne lui a plus donné signe de vie. Et elle tenait essentiellement à le rejoindre en Égypte, quand il y retournerait fouiller !…
— … Je ne suis pas retourné longtemps en Égypte : j’écris un bouquin !…
Il toussa de nouveau pour chasser le dernier chat réfugié dans son gosier avant de préciser :
— Et je ne suis pas parti comme un voleur : je lui ai laissé une lettre que j’ai fait porter par un fleuriste, en alléguant un appel autoritaire du Louvre.
— Oh, je vous rassure elle y est allée aussi ! On l’a informée que vous étiez en Égypte. Cela s’est embrouillé dans sa tête, alors elle voudrait des éclaircissements. Ce n’est pas si terrible ? Et nous serons là !
— Je n’ai pas encore accepté ! bougonna Aldo. On a un autre point à éclaircir : sa fille doit-elle assister à l’entretien ?
Cette fois, Kledermann cessa de s’amuser :
— Pourquoi ? Vous avez eu une aventure avec elle aussi ?
Le « aussi » eut du mal à passer. L’œil d’Aldo devint dangereusement vert tandis qu’Adalbert retenait sa respiration.
— Ne croirait-on pas, lâcha sèchement Morosini, que je collectionne les maîtresses ? Je suis sans doute vénitien mais Casanova n’est pas inscrit au nombre de mes ancêtres ?
— Pardonnez-moi ! Ma langue a dépassé ma pensée…
— Cette femme impossible, rencontrée dans le train Vienne-Bruxelles, m’a tendu un piège vraiment tordu quand nous cherchions les émeraudes de Montezuma… mais je vous le raconterai plus tard ! Une chose est certaine : si je n’ai rien contre sa mère qui m’a tiré de ce mauvais pas, je ne veux plus jamais la revoir ! Quant à Adalbert, vous feriez mieux de l’effacer du paysage ! Il pourrait être malade, non ?
— Elle rappliquera illico à mon chevet, relaya l’intéressé. Même si ledit chevet est au fin fond de la vallée du Nil ! Elle coiffera son casque colonial, prendra sa canne d’affût, sifflera Cléopâtre…
— Cléopâtre ?
— Sa chienne cocker, et sautera dans le premier avion. Pourquoi pas le vôtre, si vous avez l’imprudence de le mentionner. Pour l’amour du Ciel, oubliez-moi !
Kledermann avait écouté la plaidoirie en fronçant les sourcils et :
— Autrement dit, je ne peux emmener ni l’un ni l’autre ? Eh bien, merci. Je fais quoi maintenant ?
— C’est simple : allez-y seul ! Nous ne sommes pas disponibles. D’ailleurs quand elle vous aura vu, je pense qu’elle nous oubliera. Je ne pratique guère le compliment vis-à-vis d’un homme, mais je crois sincèrement qu’une fois en votre présence la reine du chocolat belge nous oubliera tous les deux ! Vous avez tout ce qu’il faut pour cela !
— Tout ce qu’il faut, hein ?
Il était à deux doigts de se mettre en colère, mais il les connaissait suffisamment pour savoir que, sous le ton de la plaisanterie, se cachait un refus sans appel.
— Bon ! conclut-il. Je vais essayer en solo et nous verrons bien ce qui en résultera !
— Merci, fit Aldo. Mais avez-vous vraiment besoin de ces rubis, vous qui possédez les vrais « Trois Frères » ?
— Je finis par en être moins sûr !… Et puis, c’est plus fort que moi, je ne peux pas résister à l’attrait de ceux-là. J’ai… j’ai l’impression qu’ils sont un… poil plus gros que les miens !
— Croyez-moi, bon sang ! J’ai pu les comparer à celui que j’ai rapporté puisque c’était devant vous et je suis formel : ils sont exactement semblables !
Vint un silence lourd d’incompréhension mutuelle. Enfin, Kledermann avança presque timi-dement :
— Une imperceptible différence dans la couleur ?… Non ?
Cette fois, Aldo ne put retenir un éclat de rire :
— Vous, les collectionneurs, vous êtes vraiment impossibles et…
— Vous le savez mieux que quiconque puisque vous en faites partie ! Alors, pas d’hypocrisie ! Et moi je reste sur mes positions : je veux les trois autres aussi ! Je suis persuadé qu’ils ont une histoire.
— Reste à savoir laquelle ! soupira Morosini, vaincu.
— On arrivera bien à la trouver, fit Adalbert, optimiste. Ce ne sera pas la première ! Et à présent si on allait se coucher ? Il est tard !
— Et surtout on a trop bu ! Quand pensez-vous vous rendre à Bruxelles, Moritz ?
— Mais… dès demain. Il faut battre le fer quand il est chaud !
Au moment où ils se disposaient à partir, Aldo engloba d’un geste circulaire le salon et la table si somptueusement servie :
— Pourquoi tout ce faste ? En dépit de vos somptueuses résidences, je vous ai connu des goûts plus modestes ? Sans oublier l’avion…
— Peut-être, avec l’âge, me suis-je pris de l’envie de vivre intensément. D’où mon regain de passion pour ma collection…
Il prit le temps d’allumer un nouveau cigare :
— Peut-être ai-je envie de voir grandir mes petits-enfants ? Peut-être enfin parce que j’ai reçu des menaces de mort !
— Encore ? Après ce que vous avez subi ?
— Justement à cause de cela ! Les projecteurs de l’actualité se sont braqués sur moi et ont, naturellement, éveillé des convoitises. Alors je me préserve ! Or, on n’est jamais mieux caché qu’en pleine lumière et, par exemple, mon pilote vient de la Police.
— Vous n’avez pas tort, approuva Adalbert. Et… vous avez une idée de la provenance de ces menaces ?
— Aucune ! Elles peuvent émaner de n’importe qui ! Et à ce propos, Aldo, n’ayez aucune crainte pour Lisa et les enfants. Eux aussi sont surveillés. Sans en avoir d’ailleurs le moindre soupçon. Je ne veux pas leur pourrir la vie… et à vous non plus ! Dormez tranquille ! En revenant de Bruxelles, je passerai rue Alfred-de-Vigny pour vous dire où nous en sommes !
Ils roulèrent d’abord en silence le long des rues du Paris nocturne mais pas encore endormi. C’était la sortie des théâtres qui se vidaient, relayés par les boîtes de nuit et leurs soupers au champagne. Il avait plu dans la soirée et l’asphalte, débarrassé aux trois quarts de la circulation, luisait sous les feux des réverbères… Dans la voiture, chacun d’eux resta dans ses pensées jusqu’à ce qu’Adalbert émette un soupir puis :
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça ? Tu crois qu’on aurait mieux fait de l’accompagner demain ?
— Sincèrement, je n’en sais rien ! Que nous n’en ayons envie ni l’un ni l’autre, nous ne le nierons pas, mais on saura à quoi s’en tenir quand Kledermann rentrera. Ce qui m’inquiète d’avantage, ce sont les menaces qu’il a reçues. Qu’il ait les moyens d’y faire face, c’est possible mais pas certain… sauf en Suisse. Je crois qu’ici il devrait au moins en avertir Langlois ?
— J’y songeais, figure-toi ! Tout se tient certainement dans cette affaire qui a l’air de partir tous azimuts. À propos, si Dame Timmermans campe sur ses positions, qu’est-ce qu’on fait ?
— Tu as vraiment besoin de poser la question ? On y va et advienne que pourra !
— Que peut-elle vouloir, à ton avis ?
— Rien de plus que prendre sur moi une revanche verbale : je ne lui ai causé d’autre tort que de la laisser tomber. Quant à la douce Agathe, c’est plutôt toi qui pourrais lui demander des comptes… Oh, et puis baste ! On verra bien !
Ainsi qu’ils s’y attendaient en rentrant à la maison, personne n’avait encore regagné son lit. Mme de Sommières et Marie-Angéline semblaient même singulièrement réveillées :
— Alors ? attaqua la première. Il vient demain ?
— Non. Demain, il va à Bruxelles, se hâta de répondre Aldo dont l’invitation était complètement sortie de l’esprit. Mais à son retour, sans faute… il a même précisé qu’il viendrait « avec bonheur » ! N’importe comment, il passera ici en rentrant parce qu’il aura sûrement du nouveau à nous apprendre.
— Bon ! fit Plan-Crépin en rangeant les cartes avec lesquelles elle avait fait des réussites toute la soirée. Il n’y a plus qu’à aller au lit… si toutefois nous en sommes d’accord ? ajouta-t-elle pour la marquise.
— Un instant encore ! pria Aldo, hypocrite à souhait. Angelina, si vous n’êtes pas trop fatiguée, j’aimerais beaucoup que vous nous prêtiez ce petit portrait à la plume que vous m’avez montré l’autre soir !
Immédiatement sur la défensive, elle lui jeta un regard noir :
— Pourquoi ?
— Il se pourrait que je puisse vous renseigner sur la personne à laquelle il ressemble.
— C’est que… je ne me souviens pas où je l’ai mis !
— Quel portrait ? s’intéressa Tante Amélie, soupçonneuse.
— Oh, il n’a guère d’importance ! Nous savons comme je suis : je dessine tout et l’importe quoi dès l’instant où un visage, un objet attire mon attention et…
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