— Ne vous tourmentez pas, coupa Sauvageol. Je sais où trouver Mlle du Plan-Crépin et je vais m’y rendre dès que j’en aurai fini ici.
Un moment plus tard, il se faisait conduire à l’hôtel de Sommières, rue Alfred-de-Vigny, où Cyprien, visiblement soucieux, l’accueillit :
— Monsieur l’inspecteur Sauvageol ? C’est le Bon Dieu qui vous envoie ! J’espère qu’il n’est rien arrivé à Mademoiselle Marie-Angéline ?…
— Je l’espère aussi car, à vous entendre, elle n’est pas encore rentrée de la messe ?
— Non et il est près de neuf heures. Même si, pour une fois, elle est partie en retard.
— Pourquoi ce retard ?
— Euh !… Nous avions eu un léger différend et j’ai grand peur qu’elle n’ait manqué la messe de six heures, mais même si ça lui est déjà arrivé ou si elle s’est attardée à bavarder, elle s’arrange pour être de retour à huit heures prendre son petit déjeuner en compagnie de Madame la marquise…
Une voix qui parut tomber du haut du Ciel l’interrompit :
— Qui est-ce, Cyprien ?
— Monsieur l’inspecteur Sauvageol, Madame la marquise. Il cherche Mademoiselle Marie-Angéline…
— Priez-le de m’attendre un instant… et conduisez-le dans la petite bibliothèque. Il y fait meilleur que dans le jardin d’hiver et vous apporterez le… le nécessaire !
Cinq minutes après, vêtue d’une robe de chambre de velours parme, mules assorties, des rubans de dentelle blanche disciplinant son abondante chevelure rousse parsemée d’argent, la marquise effectuait son entrée, appuyée sur une canne dont jusqu’à présent elle n’avait pas eu vraiment besoin. En somme, égale à l’image que Sauvageol gardait de leurs deux ou trois précédentes rencontres après l’affaire Kledermann.
— Bonjour, inspecteur, dit-elle en s’asseyant et en acceptant la tasse de café préparée par Cyprien. Dites-moi ce qui s’est passé ! Mais buvez d’abord votre café pendant qu’il est chaud. Il fait un froid de gueux dehors…
Deux tasses plus tard, Mme de Sommières se rassurait un peu. Elle connaissait trop sa Plan-Crépin. Si elle avait plus ou moins assisté au meurtre, elle n’avait pas dû résister à l’envie de creuser la question et il n’était pas difficile de l’imaginer lancée sur le sentier de la guerre sans penser une seule seconde que l’aventure pouvait être dangereuse. En général, elle savait jusqu’où elle pouvait dépasser les bornes, mais si, par exemple, elle connaissait plus ou moins la victime ou si…
Si quoi ? Lorsqu’il s’agissait de ce qui passait par la tête de Plan-Crépin en seulement une heure, on devait s’attendre à des surprises… Cette fois, il s’agissait d’un meurtre et la vaillante descendante des Croisés n’aimait rien tant que se mêler des affaires de la Police.
Visiblement, le jeune Sauvageol ne savait plus que dire et se demandait ce qu’il en résulterait s’il laissait la marquise seule. Alors elle réussit à lui sourire :
— Sauvez-vous à présent ! Vous devez avoir une foule d’affaires en cours et je n’ai pas le droit de vous confisquer à mon seul usage. Dès qu’elle aura reparu, je vous préviendrai à votre commissariat.
— Non. Au Quai2 !… Il va falloir avertir le patron… vous pensez ! Une dame inconnue appartenant manifestement à la bonne société plus Mlle du Plan-Crépin momentanément absente ! Si on ne le met pas au courant et sans traîner, il va piquer une de ses colères dont il a le secret !
Sans nul doute il parlait en connaissance de cause, ce qui fit sourire la marquise :
— Je l’imagine mal jetant feux et flammes et faisant retentir la maison de ses clameurs… lui toujours si maître de soi !
— Vous avez raison parce que c’est le contraire ! Pas de clameurs avec lui. C’est tout juste s’il élève la voix, mais elle devient glaciale comme de l’acier. Pas d’injures non plus… ou si peu ! « Bandes de crétins » si c’est collectif ou « Triple buse » si c’est au singulier. Demandez plutôt à ces Messieurs de la Presse quand, à l’automne dernier, il leur a passé un savon à propos de l’affaire Borgia et compagnie ! Il ne les a pas traités d’assassins, oh, que non ! Il s’est contenté de les écraser de son mépris ! C’était… c’était sublime ! soupira-t-il avec une sorte de nostalgie. Quant au gros coup de gueule, c’est rarissime mais alors la maison tremble !
— En attendant, dites-lui mon amitié !
Une heure plus tard, Langlois sonnait à la porte. Toujours tiré à quatre épingles, en dépit de son empire sur lui-même, il ne réussissait pas à cacher son inquiétude :
— Des nouvelles ? demanda-t-il quand Cyprien vint lui ouvrir.
— Aucune ! Monsieur le Commissaire Principal.
— Et Vidal-Pellicorne, il est ici ?
— Madame la marquise n’a pas voulu qu’on le dérange. Il travaille, paraît-il, à un ouvrage important…
— Ça m’étonnerait qu’il lui en soit reconnaissant ! Annoncez-moi, Cyprien, voulez-vous ?
Il se dirigeait déjà vers l’enfilade des salons menant au jardin d’hiver où il savait que Mme de Sommières se tenait habituellement, mais Cyprien le retint :
— Madame est dans la petite bibliothèque où elle a fait allumer du feu. Je crois qu’elle s’y sent moins seule. Si vous voulez mon avis, elle se tourmente peut-être trop vite ! Avec Mademoiselle Marie-Angéline, on peut s’attendre à tout quand une idée lui passe par la tête !
— C’est probable, mais elle doit savoir que « notre marquise » se tourmente quand elle s’attarde trop. C’est dû à son âge sans doute ?
— Monsieur le Commissaire Principal n’y pense pas ? Madame n’a plus d’âge ! Elle a cessé de vieillir quand le prince Aldo et M. Vidal-Pellicorne sont entrés dans sa vie.
— À propos, pourquoi ne pas les prévenir ?
— J’aurais bien voulu mais « on » me l’a formellement interdit. On n’a pas vraiment tort d’ailleurs : s’il faut alerter pour un oui ou pour un non…
— Peut-être. Pourtant sans aller jusqu’à appeler Venise, notre archéologue qui habite à trois pas pourrait être utile. J’ai peur que votre « Plan-Crépin » ne se soit fourrée dans une situation… périlleuse.
Il n’en dit pas plus long. Le bruit cependant discret des voix avait dû atteindre l’oreille fine de Mme de Sommières, car elle s’encadra soudain dans la porte et, si elle pâlit légèrement en reconnaissant l’arrivant, elle ne lui en offrit pas moins un sourire avec la main qu’elle lui tendait et sur laquelle il s’inclina.
— Venez par ici, vous y serez plus au chaud que dans le jardin d’hiver…
Il la croyait volontiers, mais ce n’était pas la différence de température qui dictait ce choix : en raison des plantes il y faisait aussi bon que dans les autres pièces de l’hôtel de Sommières. Seulement, on n’imaginait pas ce charmant endroit sans Plan-Crépin, lisant un livre sur une chaise basse ou faisant des réussites sur l’une des tables en rotin blanc… Il allait falloir la retrouver et dare-dare ! Si grands que soit son empire sur elle-même, son courage et son orgueil, la vieille dame finirait par craquer… et Langlois ne voulait pas voir cela !
Assis en face d’elle à côté d’un beau feu clair, il commença par avaler le café que lui offrait Cyprien, puis demanda :
— Connaissez-vous Mme de Granlieu ?
— Laquelle ? La comtesse Éléonore ou sa belle-fille ?
Il savait combien elle avait horreur qu’on lui parle d’âge, mais il y a toujours dans la vie d’un policier des moments où il faut se jeter à l’eau :
— La comtesse, je pense ?
— Question d’âge, n’est-ce pas ? fit-elle, une petite flamme amusée au fond de ses yeux aussi verts que de jeunes feuilles. Pour ne pas vous faire perdre votre temps davantage, je la connais… ou plutôt je l’ai connue car il y a des années qu’elle a quitté l’avenue Vélasquez pour son château de Franche-Comté après la mort de son fils. Elle ne s’était jamais entendue avec sa bru, Isoline – une Anglaise – qui ne se supporte qu’à Paris, Londres, Deauville, Le Touquet, Biarritz ou la Côte d’Azur, et, après la disparition de son Clément voici maintenant cinq ans, je crois, elles se sont séparées mais Plan-Crépin vous en dirait…
Sa voix s’enroua et elle se tut. Comment évoquer quoi que ce soit touchant l’Histoire – à commencer par celle des habitants du quartier – sans faire appel à cette encyclopédie vivante ?…
— En attendant son retour, nous essaierons de l’imiter, dit-il en posant une main apaisante sur le bras de la marquise avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse. Après la disparition de… Clément, disiez-vous ?
— La vie est devenue intenable. Non seulement Isoline n’accorda au défunt qu’un deuil… de Cour – une quinzaine de jours en noir total, à la suite de quoi on revint graduellement aux couleurs plus claires –, mais après les funérailles à Granlieu, elle fit comprendre à sa belle-mère sans y mettre trop de fioritures que ce serait normal pour elle de vivre auprès du cher disparu en attendant l’heure où le Seigneur prendrait en pitié sa douleur en la réunissant enfin à son fils et mettrait fin à un long calvaire, absolument incompatible avec le genre de vie menée avenue Vélasquez. Je répète que ces faits datent d’environ cinq ans et, ayant appris par… qui vous savez que l’on y mène grand train et que la petite-fille est souvent chez sa grand-mère, vous en saurez autant que moi !
— C’est un bon début. Puis-je demander quel souvenir vous en gardez ?
— D’Éléonore ? Une femme charmante, un peu timide, trop abattue par la mort de Clément pour s’opposer à une volonté plus forte que la sienne. Beaucoup de grâce et de gentillesse, ce qui faisait bouillir Plan-Crépin. Oh, mon Dieu, on n’en sortira jamais ! dit-elle avec dans la voix un mélange de colère et de chagrin. Elle ferait un bien meilleur témoin que moi !
— Je pense sincèrement qu’elle a dû se laisser entraîner justement par sa curiosité naturelle, et vous savez qu’elle a le flair d’un vrai limier, sans compter assez d’astuce pour se tirer de certains mauvais pas. La cuisinière de la princesse Damiani qui est, paraît-il, sa principale source d’information à la messe de six heures a confié à l’inspecteur Sauvageol qu’elle ne l’y avait pas retrouvée comme d’habitude. Pensant qu’elle était peut-être malade, elle avait décidé de prendre des nouvelles quand, vers la fin de l’office, elle a entendu du bruit du côté du confessionnal et elle a vu en sortir un prêtre qui courait, suivi dans la foulée par votre Plan-Crépin. N’écoutant que son courage et sa curiosité, cette femme s’est précipitée à leurs trousses. Seulement elle est… un brin « enveloppée » et incapable de lutter avec de longues jambes bien entraînées. Tout ce qu’elle a pu voir, c’est le faux prêtre qui tournait le coin de la rue de la Bienfaisance et votre Marie-Angéline peu après, mais, quand à son tour elle est parvenue à ladite rue, Mme Guenon n’a rencontré que les éboueurs… et un autobus qui passait. Elle pense qu’étant en retard par extraordinaire…
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