Elle ne s’y attarda pas longtemps et, visiblement, elle ne quitta la pièce qu’à regrets. Aldo se replia derrière un fauteuil de façon à ne pas être surpris. Comme c’était un vaste fauteuil Second Empire, il acheva son mouvement en s’asseyant dedans et attendit le temps nécessaire pour s’assurer qu’elle était bien rentrée dans sa chambre. Alors seulement il quitta son refuge et, à son tour, pénétra dans la bibliothèque mais en allumant l’électricité.

Là, il examina soigneusement l’endroit qu’elle avait exploré. Aucun livre ne manquait puisqu’elle n’avait rien pris. Il y avait tout de même une indication : il s’agissait d’ouvrages traitant de l’Histoire en général : celle de pays étrangers, de France et de certaines provinces comme la Provence, l’Artois, la Bretagne, la Normandie. Si, comme tout le laissait supposer, Plan-Crépin s’intéressait à la région Jura-Franche-Comté, il n’y avait rien. Pas davantage sur la Bourgogne, et au fond ce n’était pas étonnant. Tante Amélie avait hérité son hôtel d’une courtisane exerçant ses talents sous Napoléon III, qui avait séduit son oncle, s’était fait épouser au grand scandale de la famille mais qui, ayant rencontré la petite Amélie, s’était prise d’affection pour elle et en avait fait son héritière. Nouveau scandale toutefois, à cette époque Amélie était mariée et son époux que l’affaire amusait lui avait conseillé de donner la fortune à une œuvre mais de garder la rue Alfred-de-Vigny « pour ses vieux jours », quand l’hôtel du faubourg Saint-Germain serait envahi par le reste des Sommières. Elle s’en était trouvée satisfaite et s’était contentée de changer des tentures un rien tapageuses comme une abondance de coussins, une débauche de pompons, de glands de passementeries, et avait consacré tous ses soins au jardin d’hiver dont elle avait fait une petite merveille et sa pièce à vivre favorite. La bibliothèque, elle ne s’en était pas beaucoup occupée, préférant s’en constituer une selon ses goûts et aussi ceux de Plan-Crépin. Et quelle que soit la documentation qu’elle cherchait, Plan-Crépin serait mieux inspirée de s’adresser à Adalbert qui, lui, en possédait une importante à l’instar de celle du palais Morosini à Venise.

Il allait remonter se coucher quand il remarqua une feuille de papier, échappée peut-être à la visiteuse nocturne… que d’ailleurs il entendit revenir d’un pas rapide, ce qui lui laissa juste le temps de se cacher dans le vestiaire du vestibule pour éviter de la rencontrer.

Compatissant, car elle ne se résignait pas à abandonner sa recherche, il songeait à se défaire du papier non sans lui avoir jeté un œil et, refermant silencieusement la porte du vestiaire sur lui, il alluma l’applique qui au-dessus d’un miroir servait à vérifier l’aplomb d’un chapeau, par exemple. C’était un portrait à la plume comme Marie-Angéline s’entendait si bien à en tracer. Elle possédait un réel talent de portraitiste : quelques traits et n’importe quel visage prenait vie.

Celui-là représentait un homme jeune ! Aldo était persuadé de l’avoir déjà rencontré. Mais où ? Plus question d’abandonner le papier maintenant, du moins tant qu’il ne l’aurait pas décrypté. Marie-Angéline n’aurait qu’à en dessiner un autre ! Il se hâta d’éteindre avant d’entrebâiller légèrement son placard.

Il attendit. Elle ne se résignait pas à abandonner ses investigations. Preuve de l’importance pour elle de ce feuillet. Elle y passa une bonne demi-heure et Aldo commençait à se sentir à l’étroit dans son réduit, quand enfin elle abandonna et regagna ses pénates. Il patienta encore un peu, puis en fit autant avec un grand luxe de précautions, sachant qu’une explication « à chaud » n’aurait rien donné, sinon une suite de vociférations parfaitement inopportunes !

Rentré chez lui, et sans même quitter sa robe de chambre, il alla s’asseoir sur son lit, alluma sa lampe de chevet et se plongea dans la contemplation de sa trouvaille. Connaissant le talent de l’étrange fille pour saisir une ressemblance en quelques traits de plume – et toujours sans le moindre repentir –, il sut que, s’il rencontrait cet homme dans la rue, il le reconnaîtrait tout de suite…

Le personnage pouvait avoir une trentaine d’années, un beau visage plein aux traits réguliers, porté sur un cou solide, des yeux sombres à l’expression grave sous des sourcils droits. La bouche était ferme, le menton légèrement fendu. Les cheveux noirs coupés court selon la formule du bol retourné évoquait les temps anciens et le port du casque, pourtant ce visage-là était moderne… peut-être en raison desdits cheveux qui bouclaient vers l’intérieur au-dessus du front, suivant une ligne continue découvrant à moitié les oreilles. En outre, le vêtement était un pull-over à col roulé.

Une théorie de points d’interrogation se bousculait dans le crâne d’Aldo sur l’identité du personnage. Le plus simple eût été sans doute de poser la question à la dessinatrice mais… Mais, au cas où elle « nourrirait un sentiment » pour son modèle – il y avait une chance de tomber juste ! – Dieu seul savait – et encore ! – quel genre de séisme il risquait de provoquer. Alors ? Aller en parler avec Tante Amélie sur la sagacité de laquelle on pouvait toujours compter  ? Mais un : il était près de deux heures du matin et même si les nuits de la vieille dame étaient courtes, elle avait coutume de dormir à cette heure-là. Deux : sa chambre et celle de sa lectrice étant contiguës, il était difficile de bavarder avec elle sans éveiller cette curiosité dont Plan-Crépin débordait ! Ce ne serait guère plus aisé au matin. Conclusion : aller faire un tour chez Adalbert dans la matinée pour lui soumettre le problème. Un de plus à partager ! Sans compter le motif qui avait poussé Plan-Crépin dans la modeste bibliothèque de la maison ?

Toujours réduit aux conjectures, il en était à sa quatrième cigarette et songeait à diluer ses cogitations dans un sommeil de plus en plus urgent quand on « gratta » à la porte dans le meilleur style Versailles, mais il n’eut pas le temps de répondre : déjà Plan-Crépin soi-même se matérialisait. Et ne jugeait pas utile de s’excuser :

— C’est ce que je pensais, fit-elle. Vous ne dormez pas !

— Rarement la lumière allumée ! répondit-il sans quitter le pied de son lit. Vous non plus apparemment ?

— Cela me semble évident !

— C’est gentil à vous de veiller sur moi, mais était-ce vraiment utile de venir m’en informer ? Je ne vous propose pas de vous asseoir, l’heure n’étant guère convenable pour des visites ?

— Je n’en avais pas non plus l’intention. Je viens chercher quelque chose qui m’appartient !

— Quoi ?

Elle poussa un soupir à ébranler les murs :

— Aldo ! Ni vous ni moi n’avons plus l’âge de ces jeux puérils et surtout nous nous connaissons trop ! Voulez-vous me rendre ce que vous avez trouvé tout à l’heure ?

— Volontiers mais à deux conditions  !

— Lesquelles ?

— D’abord me dire ce que vous êtes allée chercher dans la bibliothèque. En vain, si je ne me trompe ?

— Je n’ai rien trouvé, et avec tout le respect que je vous dois, cela ne vous regarde pas !

— Et malpolie par-dessus le marché ! soupira Aldo, les yeux au plafond. Voyons ce que vous ferez de la seconde question. Qui est-ce ? ajouta-t-il en sortant le papier de sa poche. J’ai l’impression de l’avoir déjà rencontré quelque part ?

— C’est possible, mais il faudra vous contenter d’examiner vos souvenirs. Moi, je ne vous dirai rien !

Abandonnant le persiflage pour la gravité Aldo demanda :

— Pourquoi ?

D’un geste rapide, elle lui arracha le portrait des doigts :

— Parce que je l’ignore !

— Vous faites des portraits de gens sans les connaître ?

— Dans ce cas particulier c’est… pour mémoire ! J’ai… aperçu cet homme et son visage m’a frappée, mais je ne sais pas qui il est !

— Et vous pensiez le rencontrer dans la bibliothèque ?

— Pourquoi pas ? Je croyais me souvenir que nous avions un bouquin sur la Franche-Comté mais je me trompais…

— Vous ne pouviez espérer dénicher les portraits de tous les habitants ?

— Qu’est-ce que je risquais à essayer ? Vous me connaissez suffisamment pour savoir que je n’aime pas les questions sans réponse ! À présent, souffrez que je me retire, comme on dit au théâtre. Vous devez avoir sommeil ?

— Absolument pas !

— Moi si, voyez-vous ! Bonne nuit, Aldo, pour ce qu’il en reste ! Et pendant que j’y pense, vous devriez ouvrir une fenêtre ! Cela empeste le tabac ici…



1 Le frère de Théobald, son valet.

6

Quand se réveillent les vieux démons…

Alternant les périodes claires, les crachotements et même quelques craquements apocalyptiques, le téléphone fonctionnait aussi mal que possible. En outre, la voix de Lisa semblait venir des profondeurs de la Terre.

— Mais enfin, où es-tu ? brama Aldo. Où ?… Crie plus fort !… Oh, tu es à Ischl ?… Mais qu’est-ce que tu fais là-bas ?… Tu as quitté Zürich ?

Soudain l’espèce d’orage qui sévissait sur la ligne perdit de sa virulence et Aldo put entendre nettement que l’aqua alta sévissant encore à Venise et Moritz Kledermann ayant décidé de se rendre à Paris, il avait commencé par mettre son petit monde à l’abri à Rudolfskrone, chez Grand-mère, avant de s’envoler vers les grandes aventures… Enfin un :

— Tu vas bien ?

— Très bien, mon cœur… mais j’ai bien compris ? Tu as dit « s’envoler » ?

— Oui, mais tu es au courant pour son avion ? Il nous a tous empilés dedans et « vogue la galère », si j’ose dire. Le pilote nous a déposés sagement sur la pelouse du château. Là-dessus, ton beau-père a baisé la main de Grand-mère et, sans même accepter un café, il a repris l’air au désespoir des jumeaux !