— Je n’ai pas pu m’empêcher de le suivre. Le père Bouju, le mendiant habituel, m’a indiqué la direction qu’il avait prise et, malgré la vitesse de sa course, j’ai pu le distinguer dans l’obscurité en dépit de sa soutane noire grâce aux réverbères. Il a tourné dans la rue de la Bienfaisance et presque aussitôt une voiture s’est approchée pour le prendre au vol, presque sans décélérer. J’ai voulu chercher mon calepin dans mon sac pour noter le numéro et, aussi brusquement qu’elle avait stoppé, elle a reculé et je me suis sentie emportée. Non sans protester, vous vous en doutez, mais je ne sais quoi m’a envoyée au pays des rêves.

— Vous êtes restée combien de temps dans les « vapes » ?

— Est-ce que je sais ? Quand j’ai repris conscience, j’étais couchée sur la banquette arrière d’une voiture, les mains liées derrière le dos, et je ne distinguais rien, bien qu’il fît jour, parce que l’on m’avait bandé les yeux. J’entendis alors celui qui conduisait reprocher à l’autre de vouloir se débarrasser de moi, en m’étranglant et en m’expédiant quelque part dans la nature. Son comparse s’est mis à rire en disant que c’eût été la dernière des gaffes à commettre parce que, en explorant mon sac, il avait découvert qui j’étais et surtout où j’habitais, ce qui lui avait ouvert des horizons : « Elle est de la famille de la v… Mme la marquise de Sommières et tu peux être sûr que celle-ci paiera un prix non négligeable pour la récupérer… »

— Un instant ! Plan-Crépin, coupa Tante Amélie. Je pense que votre mémoire d’éléphant vous joue un tour. J’ai idée qu’en parlant de moi votre truand ne se soit pas montré aussi respectueux ? Il n’aurait pas dit plutôt : la vieille bique au lieu de ce pompeux Madame la marquise qui est loin de cadrer avec le paysage ?

La malheureuse était devenue si rouge qu’Aldo la prit en pitié :

— Fichez-lui paix, Tante Amélie ! Cet exercice ne doit pas être facile…

— Tu oublies sa mémoire phénoménale et, moi, j’aime connaître les détails des choses. Le récit y gagne en couleurs, non ?

— Si ! renifla Plan-Crépin. Il a bien dit « vieille bique »… et aussi que ma restitution leur vaudrait sûrement un « paquet de fric », après quoi il ne serait plus utile de me garder en vie, un cadavre étant rarement bavard !

— Ce sont des apprentis, vos ravisseurs ! estima Adalbert. Allez demander à Langlois ce que l’on peut tirer d’un ex-vivant !

Un ange passa, drapé dans un costume sombre, mais ne s’attarda pas. Cela suffisait pour rappeler qu’on devait envisager sous peu une conversation à cœur ouvert avec le patron de la PJ. Tout le monde en eut conscience et Mme de Sommières s’excusa d’avoir interrompu la narratrice.

— Déballez votre sac, Plan-Crépin ! On fera le tri après !

Approuvant d’un signe de tête, elle s’exécuta. En fait, ce qu’elle avait à dire pouvait se résumer. On avait roulé pendant des heures, en s’arrêtant une fois pour l’essence. Comme ses ravisseurs envisageaient de la caser dans le coffre pendant l’opération, elle les prévint qu’elle ferait un vacarme épouvantable si on ne se décidait pas à lui donner à boire et à la nourrir.

— Ayant raté la messe, je n’avais même pas communié et je mourais de faim et de soif… Je fus aussitôt nantie d’un sandwich et d’un gobelet de café. En gens prévoyants, ils en avaient dans une Thermos. En échange de quoi, je jurai de me tenir tranquille… Et le voyage continua. Je n’avais aucun moyen de me repérer, sinon que le froid s’intensifiait et donc qu’on devait se diriger vers le nord ou vers l’est. Dieu sait que la température était déjà assez pénible ! Finalement on aboutit à ce que je supposais être un garage à cause de l’odeur d’essence. Le plus fort des deux malfrats me chargea sur son dos comme un sac de pommes de terre. Ce mode de transport me donna mal au cœur, mais heureusement dura peu. On me laissa tomber à terre dans un endroit moins froid, où régnait une agréable odeur de fruits. On m’enleva mon bandeau, j’étais dans un fruitier pourvu de planches à claire-voie garnies de pommes, de poires, de grappes de raisin, sans compter des bocaux de conserve. Ce qui au moins me donnait l’assurance de ne pas mourir d’inanition. Une grosse femme entra qui semblait fort mécontente, mais comme elle s’exprimait dans un dialecte inconnu, je ne compris pratiquement rien à son discours.

— Vous, Plan-Crépin, qui parlez je ne sais combien de langues ? s’étonna la marquise.

— Sept !… Mais qui n’incluent pas les patois locaux et c’était le cas. Sans cesser de protester, cette inconnue apporta un matelas avec un oreiller et des couvertures. Puis elle m’emmena faire un tour à des toilettes des plus rustiques, une sorte de cagibi dans les profondeurs obscures de la salle. Rudimentaires, elles aussi, mais équipées d’un petit lavabo en ferraille pourvu d’un robinet d’eau froide que, sur l’instant, je trouvai divine. Ensuite on remplaça la corde qui m’avait liée jusque-là par une chaîne terminée par des menottes que l’on eut la bonté de ne pas me mettre dans le dos. La chaîne fut introduite dans un anneau scellé dans le mur à côté du matelas où on m’installa. En guise de bonsoir, j’eus droit à une soupe chaude et à un quignon de pain. Après quoi on emporta la bougie et je me retrouvai plongée dans le noir, mais j’étais tellement fatiguée que j’ai dormi comme une souche.

« Quand je me réveillai, j’étais aussi rompue que si on m’avait rouée de coups, mais j’y voyais un peu plus clair grâce à une imposte dans le toit de ce qui était une ancienne grange pourvue d’un demi-étage qu’une échelle vermoulue devait permettre d’atteindre… Ce dont j’avais une envie folle, mais je ne voulais pas gâcher ma chance si elle se présentait. En fait je n’ai aucune notion du temps écoulé durant ma captivité ! Deux jours peut-être ? Ce qui m’importait surtout, c’était de pouvoir me libérer quand je le voudrais, et j’ai fini par réussir...

— Vous avez pu ouvrir les menottes ? demanda Aldo en lui offrant une nouvelle coupe de champagne dont elle but la moitié.

— Merci !… Nos élégantes modernes et leurs cheveux courts n’imaginent certainement pas quel parti on peut tirer des cheveux longs…

— Vous ne vous en êtes tout de même pas fait une corde avec ? Vous les avez toujours sur la tête ! constata Adalbert.

— Non, pas eux, mais n’oubliez pas les épingles qui les maintiennent. On peut réaliser des prouesses avec…

— Par exemple pouvoir ouvrir les menottes ?

— Juste ! Dès lors je pouvais me libérer quand je voulais. Ce que je fis le lendemain en entendant des coups de feu. Dans la maison il n’y avait aucun bruit alors j’escaladai l’échelle du grenier pour voir ce qui se passait dehors. C’était d’autant plus intéressant que, là où j’étais enfermée, c’était le silence complet… Soulever l’imposte de verre m’a coûté d’autant moins de peine que – Dieu sait pourquoi ! – les gonds en étaient bien huilés. Je me suis hissée à l’extérieur. Comme il faisait encore un peu jour, j’ai aperçu en lisière d’un bois l’inspecteur Sauvageol, un pistolet à la main, qui avançait. C’est à ce moment que je l’ai vu s’écrouler. L’émotion m’a déséquilibrée, j’ai dévalé la pente du toit. Puis je me suis à nouveau cogné la tête… et j’ai perdu connaissance. Voilà !

Elle se tut et finit calmement son champagne sous les yeux surpris des deux hommes.

— C’est tout ? s’étonna Adalbert.

— Oui !… Cela ne vous suffit pas ? On voit que ce n’était pas vous ? J’avais vécu plusieurs jours de cauchemar et, au moment où j’apercevais celui qui allait pouvoir m’aider, on l’a assassiné sous mes yeux ! Sous le choc j’ai perdu connaissance et ce fut le trou noir… dont je n’ai émergé que chez les Dames de l’Annonciade. Vous devriez être contents… mais vous auriez peut-être préféré que je me rompisse le cou en glissant de mon perchoir ?

— Ne dites pas de sottises ! grogna Adalbert qui, les coudes aux genoux et une cigarette au bout des doigts, s’efforçait d’y voir plus clair. Admettez que l’on se pose des questions ! Entre votre toit en pente et votre réapparition chez ces nonnes qui ne ressemblent à aucune autre…

— Qu’est-ce que vous allez chercher ? s’écriat-elle en colère. Que ce sont des figurantes suscitées exprès pour achever de brouiller les pistes ?

— Cessez donc de dérailler ! Je ne suis pas aussi « chrétien » que vous, mais je sais, par exemple, qu’il existe des religieuses qui, en dépit du temps passé, revêtent encore l’habit originel : les Dames des Hospices de Beaune par exemple, qui portent encore le hennin et la robe bleue à traîne de leur fondatrice Guigone de Salins, mais étant aussi infirmières elles attachent la fameuse traîne à leur ceinture par un crochet. Il en va de même pour celles de l’Annonciade…

— … la vêture même de Jeanne de France, reprit Mme de Sommières, la fille disgraciée par la nature et dont son père, Louis XI, fit un instrument de sa politique en la mariant à son cousin rebelle Louis d’Orléans parce que « les enfants qu’ils auront ne leur coûteront guère à nourrir ! », disait-il cyniquement en faisant allusion aux disgrâces physiques de la pauvre enfant. Et quand Orléans, devenu Louis XII, a voulu se « démarier » afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de son beau-frère Charles VIII, la malheureuse Jeanne a dû subir un crucifiant procès en nullité… Affreux !

— Je ne vous savais pas si calée en histoire religieuse, Tante Amélie ? remarqua Aldo qui la regardait avait un demi-sourire.

— Je ne le suis pas autant que Plan-Crépin sauf sur certaines destinées. Celle-là entre autres !

— Dans le cas présent, ce qui est étonnant est que ce couvent-là soit implanté au sein de ce qui fut la Comté-Franche du Téméraire mort abandonné de tous. Jeanne a-t-elle voulu mettre un baume sur ses blessures ?

— Sans nul doute, reprit Plan-Crépin revenue sur un terrain qui lui convenait. Il y a eu jusqu’à six couvents d’Annonciade dans la région. C’est merveilleux, non ? Jeanne a dû plaindre le vaincu de tout son cœur et elle a prié en conséquence…