— Tu n’aurais pas une anecdote plus drôle à me raconter ? ronchonna Aldo. On a déjà le moral dans les talons !
— Le soleil ne te suffit-il pas ? Alors, regarde d’ici quelle jolie tache bleutée fait le lac de Neufchâtel ! On peut même apercevoir le château de Grandson…
— … aux créneaux duquel le Téméraire a fait pendre quatre cents de ses défenseurs ! Pour fêter sa joyeuse entrée sans doute ? Tu es parfait !
— Et toi… je préfère ne pas chercher de qualificatif ! Je me tais !
Et il alluma une cigarette qu’Aldo se hâta de lui enlever pour la fumer :
— Rien de meilleur pour les rêves ! Tu n’as plus qu’à en prendre une autre !
Enfin on fut à Grandson et « La Seigneurie » s’inscrivit dans le pare-brise à une centaine de mètres d’eux. Aldo stoppa la voiture :
— Tout compte fait, je préférerais que tu y ailles seul ! Moi, on me connaît et je pourrais t’attendre dans ce renfoncement que tu vois derrière, dit-il en lui en indiquant l’emplacement.
— Pas question ! C’est idiot !
— Comment ça, idiot ? suffoqua Aldo.
— Tu veux que je bisse ? Un : on continue jusqu’au centre de la ville. Deux : on cherche un fleuriste chez qui on fait l’acquisition d’un bouquet de fleurs, on revient et… Trois : on y va ensemble : toi, rendre un hommage fleuri à ce vieux seigneur que tu as vu mourir devant toi et moi… à qui tu as raconté l’histoire. J’ai voulu joindre mon hommage au tien. Tu as une objection ?
— Ma foi, non ! Elle me semble bonne, ton idée !
— Alors on fonce !
Une demi-heure plus tard, ils étaient de retour, armés d’une brassée multicolore de tulipes et de narcisses. Georg, le serviteur, reconnut Aldo aussitôt et reçut les deux hommes avec un visible plaisir quand ils firent connaître leur intention de fleurir la tombe de son défunt maître.
— Vous n’aurez pas loin à aller. Il repose au bout du jardin, là où il touche à la colline de l’ancien camp. Je vous guiderai quand Martha aura préparé le vase qui convient.
— J’espère, reprit Aldo, que nous ne sommes pas indiscrets ? Le nouveau propriétaire pourrait trouver à redire…
— Il ne regrettera que de vous avoir manqués ! M. Hugo de Hagenthal qui voue, au vaincu de Grandson, de Morat et de Nancy, une sorte de culte, est infiniment reconnaissant à notre pauvre maître – qui était son parrain ! – de lui avoir légué « La Seigneurie » de préférence à son père, le baron Karl-August. Il en prend un soin extrême.
— Il vit ici ? demanda Adalbert.
— Pas encore, mais il vient souvent. L’installation définitive se fera dans un mois environ, dont nous sommes très heureux Martha et moi ! Nous… redoutions quelque peu de passer au service du baron Karl-August. C’est un homme dur…
— Votre défunt maître ne l’était-il pas ?
— Non. Il était silencieux, grave, mais il n’était pas dur. En outre, il aimait profondément cette maison où il avait été heureux tant qu’avait vécu Madame la baronne. C’est pourquoi il l’avait léguée à son filleul de préférence à son cousin, comme la loi lui en donnait parfaitement le droit !
— Quel âge a-t-il ?
— Monsieur Hugo ? La trentaine… je crois !
— Pas marié ? Pardonnez-moi ces questions, s’excusa Aldo, mais j’avoue que j’aimerais le rencontrer.
— Je pense que ce sera chose facile quand il sera là. J’ajoute qu’en effet il n’est pas marié ! Sa vie est habitée par deux passions : l’histoire des ducs de Bourgogne et les chevaux…
Les visiteurs ne s’attardèrent pas. Après avoir fleuri la large dalle en pierre du pays et s’être recueillis devant celui qui reposait dessous, ils remercièrent Georg de sa gentillesse et prirent le chemin du retour.
Ils roulèrent un moment en silence. Enfin Adalbert soupira :
— Tu as de la chance d’avoir rencontré ce vieux gentilhomme, commença-t-il. Comment était-il physiquement ?
Après en avoir tracé un portrait approximatif, Aldo soupira :
— Ce qui frappait en lui, c’étaient moins les traits du visage et l’ensemble du personnage que l’impression qu’ils imposaient : celle d’avoir changé d’époque, remonté le temps. En face de lui, je me suis retrouvé au Moyen Âge en présence de l’un de ces chevaliers illustres que réunissait le cercle magique de la Toison d’Or. À l’exception du collier soutenant l’emblème dont ne pouvait que rêver tout homme d’honneur : la noblesse de ce corps étendu sur ce lit à colonnes drapé de tapisseries anciennes, soutenant son dernier combat contre la mort, ces belles mains pâles croisées sur la robe de velours noir, le bonnet semblable d’où glissaient les mèches blanches, ce mourant forçait le respect, effaçant les siècles. J’en garde une impression profonde. Je ne peux pas t’en dire plus….
— Moi, ce qui me surprend, c’est la pérennité de la trace laissée depuis cinq cents ans par celui que l’on appelait le Grand-Duc d’Occident. Mais je pense que la fabuleuse fortune perdue sur les bords de ce beau lac peut l’expliquer ?
— L’abondance du sang versé aussi, et cette obstination du Téméraire à se jeter au-devant d’un sort fatal auquel, avec davantage de sagesse et moins d’orgueil, il aurait pu échapper…
— De sa mère, Isabelle de Portugal, il tenait la saudade, cette mélancolie que portent en eux les princes de la maison de Bragance.
Adalbert médita pendant quelques instants :
— Après le désastre de Grandson, où s’est-il réfugié ? demanda-t-il.
— À Nozeroy, dans le fort château de son fidèle Jean de Chalon, ancêtre des princes d’Orange qui a été tué par les Suisses. Charles en était le suzerain, d’ailleurs, la Comté-Franche appartenait à la Bourgogne. À Nozeroy, il a léché ses plaies, subi une violente dépression nerveuse que seule la musique pouvait apaiser. Mais sa rage l’a remis debout et il a préparé une deuxième campagne vengeresse. Pour forger des canons il a fait fondre les cloches de Bourgogne ; il a battu le rappel, fait surgir de nulle part une nouvelle énergie alimentée par sa haine des Suisses et, trois semaines après le désastre de Grandson – trois semaines ! –, il posait son camp au-dessus de Lausanne pour y recevoir une amie dont il espérait l’aide : la duchesse Yolande de Savoie !
— Une amie ou une maîtresse ?
— Jamais il n’eut de maîtresse ! Trois épouses mais un seul amour, Isabelle de Bourbon, sa première femme, ravissante mais fragile et qui avant de mourir lui avait donné sa fille Marie. Il l’a pleurée sa vie entière ! La deuxième épouse a si peu compté – quelques mois ! – que j’en ai oublié le nom. La troisième, Marguerite d’York, belle, froide et très pieuse, a été une parfaite duchesse de Bourgogne et une mère pour la petite Marie !
— Un seul amour pour le fils de Philippe le Bon, ce coureur de jupons effréné ? Difficile à croire !
— C’est justement cette vie désordonnée qui lui en a inspiré l’horreur, et Yolande de Savoie ne fut qu’une amie, sans plus. Elle, peut-être, l’a aimé, pas au point toutefois de lui confier son armée. Si encore il avait accepté de marier Marie à son fils, mais elle vit venir à Lausanne le protonotaire impérial Hessler et Mgr Nanni, Légat du Pape, et conclure sous ses yeux l’union future de Maximilien d’Autriche, fils de l’empereur, avec l’héritière de Bourgogne… Elle refusa alors de lui apporter son soutien. Quelques semaines plus tard, il la faisait enlever sur la route de Genève et ramener en Comté-Franche, dans l’idée d’en faire une monnaie d’échange…
— Avec qui ?
— Son frère !
— Et c’était qui, celui-là ?
— Louis XI ! L’ennemi mortel qui depuis des années travaillait à sa perte et qui, sans bouger de son château tourangeau, allait le mener doucement jusqu’à l’étang gelé de Nancy où la mort l’attendait… Dis-moi, je te croyais ferré à glace sur l’histoire de France ?
— Mais je le suis ! protesta Adalbert, vexé. Seulement le Téméraire n’avait pas encore réussi à me passionner : un trublion arrogant, riche comme un puits et sans doute pas très futé…
— Béotien ! C’était un personnage shakespearien, rêvant d’empire…
— … et surtout possesseur d’une incroyable quantité de joyaux, parures et pierres en tout genre ! Il ne pouvait que te fasciner !
— Je l’avoue… et je ne t’en veux pas de lui préférer Ramsès II et Toutankhamon !
— Ah, ça c’est du solide ! Des kilos d’or au lieu d’une nébuleuse de scintillements emportés par le vent de l’Histoire ! Mais rassérène-toi : tu m’as inoculé ton virus et, en rentrant à Paris, j’irai me documenter…
— Inutile de farfouiller dans des bouquins : quand on aura retrouvé Plan-Crépin, tu n’auras qu’à l’interroger. Je suis sûr qu’elle en sait plus que n’importe qui sur le dernier Grand-Duc d’Occident ! Tu paries ?
— Ce que tu voudras… si c’est elle qui raconte !… Mais je te rappelle qu’on n’a pas encore remis la main dessus, et que ça change la donne !
Aldo ne répondit pas, sensible à la – ô si légère fêlure ! – apparue dans la voix de son ami. Il éprouvait la même angoisse, sachant pertinemment que, pour les habitants du parc Monceau comme pour ceux de Venise, il manquerait un éventail de couleurs à leurs vies, si elle ne devait plus jamais y mêler la sienne.
Saisi d’une hâte soudaine, il appuya sur l’accélérateur. La voiture bondit, expédiant Adalbert dans le pare-brise :
— Hé là ! hurla-t-il. Qu’est-ce qu’il te prend ? C’est ma voiture, n’oublie pas !
— Tu m’en as fait d’autres avec l’Amilcar !… Et j’ai hâte de rentrer maintenant ! Je te signale que la nuit tombe…
Là douane où il n’y avait personne fut franchie en un temps record et, un quart d’heure plus tard, on stoppait devant la Gendarmerie. Le brigadier Méry, sous-fifre de Verdeaux, se tenait sur le pas de la porte, les pouces glissés dans son ceinturon et les jambes écartées, martial à souhait :
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