Le confessionnal

Marie-Angéline du Plan-Crépin en voulait à la terre entière ce matin-là tout en dégringolant l’avenue de Messine sous une pluie battante, une main arrimant son chapeau, l’autre son vaste sac à main, ce qui ne lui en laissait plus pour le parapluie que, d’ailleurs, elle avait oublié. Pour l’excellente raison qu’elle était à une bonne distance de la maison quand l’ondée – cataracte eût été plus approprié ! – l’avait surprise. Et elle n’avait pas le temps de retourner le chercher parce qu’elle était en retard pour la messe de six heures à Saint-Augustin. Et pourquoi ? Parce qu’elle avait eu « des mots » avec Cyprien, le vieux majordome de la marquise de Sommières, sa cousine et employeuse, à propos… de quoi au fait ? Une autre catastrophe le lui sortit de l’idée : une voiture lui envoya une gerbe d’eau dans les jambes tandis qu’elle traversait la rue de Téhéran, mais c’était normal en février. Et pour tout arranger, le jour n’était pas encore levé.

Un dernier effort la jeta dans le petit porche de côté de la grande église byzantino-gothique où s’abritait le mendiant habituel :

— V’s’êtes bigrement en r’tard, Mamzelle ! constata celui-ci. Doivent pas être loin d’l’élévation !

— Je le sais bien, hélas, père Bouju, mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut ! Il va falloir que j’attende la messe de sept heures !

— Et ça, on peut dire qu’c’est embêtant, soupira-t-il avec une intensité qui éclaira Marie-Angéline.

Tous les matins, elle avait coutume de lui remettre un franc sur lequel il comptait pour son casse-croûte de neuf heures ! Compréhensive, elle sortit de son porte-monnaie la pièce habituelle qui, avec le reste de la récolte de six heures, lui paierait son journal et une partie de son ravitaillement pour la journée. Viendraient ensuite celles de sept, huit et neuf heures et assez souvent des cérémonies, le tout constituant de ce coin de porte – comme celui de l’autre côté mais on ne peut être partout à la fois et c’était le fief de Machard – un modeste fonds de commerce d’un rapport non négligeable dans cette église des « beaux quartiers » parisiens.

L’intérieur en était obscur. Après avoir trempé le bout de ses doigts dans le bénitier avant le signe de croix, Marie-Angéline se dirigeait lentement vers la chapelle de la Vierge, seule éclairée, derrière le maître-autel, quand son regard accrocha un confessionnal où une femme – si l’on en croyait les pieds dépassant des rideaux – agenouillée était en train de confier ses péchés à un invisible prêtre. Ce qui donna une idée à la retardataire. Tant qu’à manquer la messe de six heures, autant faire une croix dessus et se préparer convenablement pour celle de sept heures.

Or, non seulement elle ne s’était pas présentée au « tribunal de Dieu » depuis quinze jours mais, en plus, il lui trottait dans la tête cette dispute qu’elle venait d’avoir avec Cyprien.

Depuis qu’elle était venue prendre ses fonctions, rue Alfred-de-Vigny, chez sa cousine et patronne Plan-Crépin, célibataire pour ne pas dire vieille fille, douée de multiples talents dépassant largement sa tâche de lectrice, entretenait une guerre larvée contre l’imposant maître d’hôtel au sujet de l’annonce des visiteurs. Curieuse comme un chat, elle adorait accueillir la première les arrivants et les convoyer jusqu’au jardin d’hiver dans lequel Mme de Sommières tenait le plus souvent ses assises dans un grand fauteuil de rotin blanc aux allures de trône où, à l’heure du thé – ou à n’importe quelle heure d’ailleurs ! –, elle aimait à recevoir avec du champagne jugé de beaucoup préférable à ce qu’elle appelait « l’infâme tisane anglaise ».

Seulement, Cyprien considérait qu’il s’agissait là de l’une de ses attributions. D’où les fréquentes frictions que le temps avait, au fil des années, émoussées mais que l’introduction du téléphone dans le vaste vestibule venait de remettre au goût du jour. Jusque-là, en effet, cet ustensile n’avait pas droit de cité dans la maison, la marquise détestant l’idée que l’on pût la sonner comme une simple domestique.

Le téléphone était donc cantonné chez Lucien, le chauffeur-concierge, ce qui obligeait à traverser la cour par tous les temps. Mais, depuis, des événements aussi récents que fâcheux, l’ustensile trônait à l’ombre du grand escalier sur un guéridon pourvu d’un bloc de papier, d’un crayon et, en dessous, de l’obligatoire annuaire des téléphones. Une simple dérivation actionnée par un bouton permettait de rejoindre le jardin d’hiver, mais ce détail n’était connu que du petit cercle de la famille… et la compétition entre « Plan-Crépin » et Cyprien avait refait surface. C’était à qui répondrait le premier… La veille même, elle avait atteint la franche dispute et Cyprien s’était entendu traiter de « vieille bourrique entêtée ». On avait frôlé l’incident diplomatique.

La bouillante Marie-Angéline avait dû s’excuser – du bout des lèvres ! –, eu égard aux cheveux blancs de son adversaire mais, à présent, elle regrettait vraiment d’avoir offensé ce vieux serviteur et la vue – inattendue parce qu’un peu trop matinale ! – d’un confessionnal en action lui était apparue comme un cadeau du ciel. Aussi, obliquant sur la gauche, elle alla s’agenouiller sous l’autre rideau, se signa, joignit les mains et entreprit un rapide examen de conscience dans le but de ne rien oublier.

En s’installant, elle avait fait suffisamment de bruit pour signaler sa présence. Ensuite elle se tint tranquille, ce qui lui permit de percevoir deux voix chuchotant en alternance comme s’il s’agissait d’une conversation – assez animée d’ailleurs –, ce qui la surprit. Habituée depuis l’enfance aux rites de la Repentance qui étaient toujours les mêmes : après une ou deux questions, sur la date de la dernière confession, la pénitente dévidait la liste de ses turpitudes, puis écoutait pieusement l’homélie que le prêtre déversait sur sa tête inclinée, après quoi il indiquait la « pénitence » qui n’était jamais bien méchante, enfin on recevait l’absolution tandis qu’on récitait sans conviction un Acte de Contrition. Enfin l’officiant vous conseillait d’« aller en paix », le petit volet se refermait et l’on allait s’agenouiller un peu plus loin dans la nef ou l’une des chapelles pour exécuter ladite pénitence : trois Pater et trois Ave Maria par exemple !

Rien de ce processus, cette fois : un rapide dialogue à voix basse ponctué d’exclamations sourdes, une odeur bizarre, puis un bruit étouffé qui ressemblait à une plainte. Et, au lieu de l’absolution, le prêtre – qui aurait dû être l’abbé Fromentin1 – prit ses jambes à son cou – ce dont le digne chanoine rhumatisant était parfaitement incapable – et sortit de Saint-Augustin en courant.

Après un bref coup d’œil au corps écroulé sous l’autre rideau, Marie-Angéline s’élança sur ses traces.

— Il est parti par où ? demanda-t-elle au père Bouju qui venait aux nouvelles.

— Par là ! Il remonte le boulevard Malesherbes mais…

Elle ne l’écoutait plus. Sans réfléchir à ce qu’elle avait l’intention de faire, sinon qu’elle voulait rejoindre ce qui ne pouvait être qu’un faux prêtre avec l’espoir de rencontrer des agents de police pour le coincer. Il courait vite, mais elle aussi. Elle se rapprochait, quand elle le vit tourner dans la rue de la Bienfaisance, tourna aussi et ne vit plus rien…

Un quart d’heure plus tard, la Police était à Saint-Augustin et le quartier en ébullition. Écroulé dans le confessionnal dont la petite grille de bois avait été enlevée, le corps d’une femme aux cheveux gris – une dame serait plus exact, car elle appartenait visiblement à la classe aisée de la société composant la majeure partie du quartier – gisait là, les yeux grands ouverts sur une éternité qui semblait la surprendre. Le sang jailli de sa gorge tranchée inondait son manteau d’astrakan et la mantille de dentelle noire posée sur sa tête.

— Personne n’a rien entendu ? demanda l’inspecteur Sauvageol en se redressant pour faire place au médecin légiste.

— Ses vêtements empestent encore le chloroforme, fit remarquer celui-ci. L’assassin a dû lui en envoyer une solide dose avant de frapper. Justement pour l’empêcher de crier.

— Sait-on qui elle est ? reprit le policier en interrogeant du regard le cercle de visages.

— Non, répondit l’abbé Grégoire qui avait officié à la messe de six heures et se relevait après une courte prière terminée par le signe de la bénédiction tracé sur la victime. Personnellement je ne l’ai jamais vue.

Aucune des personnes présentes ne la connaissait. Il n’y avait rien, qu’un mouchoir de batiste brodée dans une poche du manteau, mais cette femme avait dû posséder un sac à main qui avait disparu.

Le jeune policier en savait encore moins que ces gens puisque, appartenant à la Police Judiciaire, il avait été détaché momentanément au Commissariat de la rue de la Pépinière en remplacement d’un ami et collègue qui venait de subir une opération chirurgicale. Soudain, une idée lui vint, suscitée par la récente affaire Kledermann à laquelle il avait été mêlé et qui l’avait passionné.

— Est-ce que quelqu’un, parmi vous, connaît Mlle du Plan-Crépin qui est, paraît-il, une habituée de la messe de six heures ?

— Nous la connaissons tous, fit l’abbé. Mais je ne l’ai pas vue ce matin. Il se peut qu’elle ne soit pas à Paris. Mme la marquise de Sommières dont elle est la cousine et la dame de compagnie voyage souvent.

— Rarement en hiver ! intervint quelqu’un. Et hier encore elle était là… Mais il n’y a qu’à demander à Eugénie Guenon, la cuisinière de la princesse Damiani. Elles s’asseyaient toujours à côté l’une de l’autre… Si un déplacement était prévu, elle doit le savoir. Seulement, j’ai l’impression qu’elle est déjà partie… Elle habite…