— Ce n’est quand même pas désert ! estima Aldo. Et quand la comtesse vient avec sa fille ?

— Ça, ça ne fait que deux cas ! L’Isoline ne se déplace qu’accompagnée d’un véritable cirque. En revanche, la petite fille et son institutrice anglaise étaient là en permanence. Et là-haut, on adore la gamine qui est d’une gentillesse rare ! Quant à l’Anglaise, on n’y prêtait guère attention ! Elle aimait se promener à cheval avec son élève.

— J’espère qu’elle lui apprend quelque chose d’autre ? s’étonna Aldo. L’équitation c’est parfait, mais il existe d’autres matières qui méritent d’être étudiées…

— Ah, pendant que j’y pense, reprit Adalbert. La voiture de Sauvageol, où est-elle ? Il est venu avec, j’imagine ?

— Oui. Oh, ça ne s’imposait pas. Dans un coin aussi accidenté, il aurait pu s’entendre avec les gendarmes, dont je suis, mais il y tenait. C’est la voiture du Français moyen ! L’idéal pour passer inaperçu, mais question vitesse en cas de besoin...

— Vous êtes déjà monté dedans ?

— Non. D’ailleurs, on ne l’a pas encore retrouvée !

— On va se mettre à sa recherche. Si c’est vous qui tombez dessus le premier, prenez des précautions !

— Pourquoi ? Elle est bruyante ?

— Pas plus qu’une autre, c’est au niveau de la vitesse qu’elle surprend, quand on ne la connaît pas !

— Ce petit machin gris ?

— Il est gonflé ! Possède deux carburateurs, diverses bricoles, les sièges et garnitures sont allégés. C’est une vraie bombe ! Bon, oubliez ça ! Nous, on la connaît et on va s’occuper d’elle ! conclut Aldo.

Pendant ce temps-là, les examens étaient terminés. Le chirurgien revenait avec le capitaine des gendarmes. Il déclara que le pronostic vital était favorable, la balle n’ayant pas touché l’aorte.

— Il y a des dégâts, mais je les réparerai demain matin puis, dès qu’il pourra supporter le voyage, on le rapatriera en train.

— Quand pourra-t-on lui parler ?

— Demain soir, si tout va bien. Il a perdu une grande quantité de sang ! À propos : quel est votre groupe sanguin ? demanda-t-il à Morosini.

— O universel !

— Impeccable ! Soyez-là demain matin vers dix heures ! Naturellement, on vous nourrira convenablement après. Je crains de devoir vous en emprunter, approximativement… une demi-pinte !

— Ne vous tourmentez pas pour ça, docteur ! coupa Adalbert, moi aussi je suis du même groupe. Ça vous évitera de le saigner à blanc ! Il a femme et enfants !

— Le « plus que frère », hein ? dit Aldo, touché. Cela fera plaisir à Lisa.

— Et pas à toi ? Tu sais que j’ai eu un ancêtre aux Croisades. Il s’appelait Pel… aïe !

Le pied d’Aldo écrasait discrètement les orteils du bavard qui avait oublié momentanément qu’il évoluait sous le nom de Lombard. Il se hâta d’ajouter :

— C’était l’un des soldats du marquis de Montferrat !…

Au fond, cela n’intéressait personne sauf Aldo qui retint un éclat de rire on ne pouvait plus mal venu dans les circonstances actuelles…

N’ayant plus rien à faire à l’hôpital, on rentra à la Gendarmerie. Il était tard, mais Durtal tenait à prévenir Langlois au plus vite et en pria le capitaine.

— Il est près de minuit ! Il sera couché à cette heure, protesta l’un des gendarmes en bâillant !

— On voit que vous ne le connaissez pas ! rectifia Aldo. À la PJ ? Le grand patron passe plus de nuits dans son bureau que dans son lit !

De fait, il était là, écouta sans mot dire le capitaine Verdeaux puis le remercia et l’encouragea à user des deux journalistes qu’il avait envoyés en même temps que Durtal et Sauvageol :

— Ils ont été chez nous avant de choisir la Presse, expliqua-t-il. Ça rapporte plus mais ils ont le « flair » et ne racontent jamais n’importe quoi dans leurs colonnes… Faites-leur entière confiance  !

— D’accord, mais à condition qu’ils ne gardent pas d’informations pour eux et leurs lecteurs.

— Rien à craindre ! Ils sont « grands reporters ».

Ce qui n’empêcha pas Aldo de se sentir mal à l’aise dans son personnage. Il en fit part à Adalbert tandis qu’ils rentraient à l’hôtel :

— Je ne vois pas pourquoi ? émit celui-ci. Ce n’est pas la première fois qu’on emprunte un faux nez ? Rappelle-toi Chinon !

— Ah, il est parfait, ton exemple ! Ça a duré combien de temps, notre passage dans la Presse ? Même pas une journée ! Et s’il prend fantaisie à Verdeaux de téléphoner à l’un ou l’autre de nos supposés « canards »…

— Il ne se passera rien du tout. Ils répondront qu’on est en reportage à l’autre bout du monde ! Tu devrais penser que Langlois sait ce qu’il fait. Et L’Intran et L’Excelsior doivent être prévenus. Sur ce, on ferait mieux d’aller se coucher : demain, le petit Sauvageol va hériter du noble sang des Morosini, et de celui…

— … non moins noble des Vidal-Pellicorne ! Au fait, c’est vrai cette histoire de Croisades ?

— Ce que tu peux être méfiant ! Si je le dis, c’est que c’est vrai. Il s’appelait seulement Pellicorne et il était Templier !

— Ah, bravo ! Mais il n’a pas dû générer une flopée de descendants ou alors…

— Et, en plus, l’esprit tordu ! Allons plutôt dormir avant que l’on ne se dispute une fois de plus !

— Entièrement d’accord ! Mais si ça ne t’ennuie pas trop, j’irai boire un dernier verre au bar ! Fait frisquet cette nuit !

— Ce n’est pas moi qui te contrarierai  !

Entièrement habillé de bois couleur châtaigne avec ses cuivres et ses fauteuils de cuir un peu fatigué, le bar de la Poste était en quelque sorte le point de ralliement de l’élite masculine de la ville et de ce fait restait ouvert jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans un coin, quatre hommes jouaient au bridge. Deux autres discutaient sur le mode sérieux. Le feu flambait dans la cheminée. Une atmosphère apaisante régnait quand les nouveaux venus s’installèrent sur de hauts tabourets et passèrent commande. Le barman eut à peine le temps de leur servir des fines « Napoléon » qu’un homme dont le pardessus recouvrait une blouse blanche s’encadra dans la porte : il tira de sa poche un papier, le consulta et demanda d’une voix forte :

— Excusez-moi, Messieurs. Est-ce que l’un de vous s’appelle Morosini ?

Il était évident que l’inconnu venait de l’hôpital. Aldo n’hésita pas et leva la main :

— Oui. Moi ! Qu’y a-t-il ?

— Il faudrait que vous veniez, Monsieur ! Le cas s’est aggravé !

Une voiture, moteur tournant, les attendait devant l’entrée. Ils s’y engouffrèrent et elle démarra aussitôt.

— Que s’est-il passé ? s’inquiéta Adalbert qui leur avait emboîté le pas.

— Si c’est l’un de vos amis, cela m’ennuie de vous l’apprendre, mais il souffre de crises d’étouffement et ne finira pas la nuit…

— M… ! émit sobrement Adalbert cependant que leur guide se tournait vers Aldo assis auprès de lui :

— C’est vrai que vous êtes prince ?

La colère qui habitait Morosini depuis qu’il craignait pour la vie de Sauvageol explosa :

— Vous croyez que ça présente un intérêt quelconque ? Ce qui compte, c’est lui, Gilbert Sauvageol ! Un charmant garçon, un bon policier avec une belle carrière devant lui et qui n’a pas trente ans !

Arrivés à destination, ils traversèrent l’hôpital silencieux jusqu’à la chambre où seul le lit était éclairé. Un souffle pénible, enroué, s’en élevait. Le mourant cherchait l’air et des larmes coulaient sur ses joues, des larmes qu’une jeune infirmière essuyait.

Quand Aldo se pencha sur lui, il eut dans les yeux un éclair de joie, saisit sa main, s’y agrippa avec ce qui lui restait de force :

— Je suis là, Sauvageol, murmura-t-il, plus bouleversé qu’il ne voulait l’admettre.

— Mlle… Plan… machin ! Elle… Elle est… Dans le… coin !

Aldo sursauta. Sa main serra plus fort celle du jeune homme :

— Plan-Crépin ? Vous l’avez vue ? Vivante ?

— Vi… vante ! Elle… elle était…

Ce fut son dernier mot. L’ultime expiration suivit. Les yeux se fermèrent pour ne plus se rouvrir. Aldo serra plus fort la main qu’il tenait comme pour y retenir la vie, puis la reposa doucement sur le drap. Enfin, sans songer à cacher ses larmes, il recula pour que les infirmières puissent faire leur ouvrage sans trop savoir où il en était. Marie-Angéline vivante, c’était merveilleux, mais il avait presque honte de sa joie puisqu’elle coûtait la vie à quelqu’un de bien !

Adalbert vint le prendre par le bras pour le ramener à l’hôtel, c’est alors que le capitaine Verdeaux que ni l’un ni l’autre n’avait vu entrer se matérialisa devant eux, la moustache en bataille :

— J’ai l’impression que vous allez devoir me donner quelques explications, tous les deux ! Vous êtes qui au juste ?

Le ton était franchement déplaisant. Aldo se contenta de hausser les épaules, ce fut Adalbert qui s’en chargea :

— J’ai nom Adalbert Vidal-Pellicorne, de l’Institut. Égyptologue de profession. Mon ami, lui, est le prince Aldo Morosini de Venise, expert en joyaux historiques connu à peu près dans le monde entier et...

— La preuve de vos assertions ? Autrement dit : vos papiers !

— Ça, capitaine, il va vous falloir les demander au grand patron de la PJ, Pierre Langlois, 36, quai de Orfèvres à Paris. C’est lui qui les a et qui a fabriqué nos fausses identités ! En attendant de l’avoir au téléphone, vous pouvez toujours en parler à l’inspecteur Durtal. Quant à Gilbert Sauvageol qui vient de nous quitter à l’instant, je me permets de vous conseiller de le traiter avec le respect qu’il mérite, si vous ne voulez pas entendre tonner…

— Il suffit ! Je connais mon devoir et je n’ai nul besoin de vos conseils. Contentez-vous de rester ici…