— Et moi pas davantage ! coupa Langlois que personne n’avait entendu entrer, qui avait traversé les salons à grands pas et que Cyprien suivait de son mieux comme un teckel essoufflé.

Le policier s’inclina brièvement devant les deux femmes en s’excusant de son intrusion :

— Je suppose, Messieurs, que vous êtes dans les mêmes dispositions ?

— Cette question ! répliqua Adalbert. Auriez-vous par hasard besoin de nous ?

— Oh, je l’avoue sans hésiter. L’inspecteur Sauvageol que j’avais envoyé dans la région de Pontarlier sur les terres de Mme de Granlieu ne se manifeste plus !

— Il était seul là-bas ?

— Non, évidemment. L’inspecteur chef Durtal que vous connaissez aussi m’a averti. Lui est toujours à Pontarlier mais ne peut – officiellement ! – pousser ses investigations en Suisse, et comme à notre dernière rencontre vous ne m’aviez pas caché votre intention de vous mêler de ce qui nous occupe, je viens vous voir… Où en êtes-vous ?

On le lui dit. En ajoutant la visite de la jeune Mme de Granlieu et l’impression mitigée que l’on en avait tiré : stupidité ou grand art ?

— Je vais tenter de me faire une opinion personnelle car je me rends chez elle en sortant d’ici. J’ai une mauvaise nouvelle à lui annoncer : on a retrouvé ce matin dans un buisson du bois de Boulogne, proche de la porte Dauphine, le cadavre de son majordome Dominique Marescat, proprement égorgé….

— Lui aussi ? Mais pourquoi… si je peux me permettre une question imbécile puisque vous n’en savez probablement rien !

— Pas si imbécile que ça ! Cet homme avait donné rendez-vous à Sauvageol au moyen d’un bout de papier glissé dans une poche le soir même de la mort de Mme de Granlieu. Ils devaient se retrouver à dix heures au « Victor Hugo », le café tabac du même nom, et naturellement il n’est pas venu.

— Tué comment  ? demanda Adalbert.

— Un coup de rasoir, précédé sans doute d’une bouffée de chloroforme !

— Le même meurtrier alors qu’au lever du jour il prenait la fuite dans une voiture suisse ? J’aimerais aller avec vous interroger la belle Isoline rien que pour voir la tête qu’elle fera, proposa Adalbert.

— Pour l’analyse, je devrais suffire… et ce n’est pas de cela que je suis venu vous parler, mais des habitantes de cette demeure. Mme de Sommières ne peut y rester seule et la princesse Lisa ne peut séjourner éternellement loin de ses enfants. Surtout si leurs défenseurs naturels partent en campagne ?

— Si vous croyez que je n’y pense pas ? commença Aldo, mais Lisa lui coupa la parole :

— Pourquoi Tante Amélie ne viendrait-elle pas à Venise ? Le carnaval ne va pas tarder…

— Ce qui permettra à des tas de gens, suspects ou non, de s’y ébattre en toute quiétude sous la protection des masques et des costumes d’époque, et comme il est en avance cette année et que l’aqua alta a de fortes chances de coïncider, je ne vois pas pourquoi tu dérogerais à tes habitudes en ne prenant pas la direction de Vienne ou de Rudolsfkröne ? Je suis sûr que Grand-mère serait ravie de recevoir Tante Amélie…

— Et moi de m’y rendre, mais je n’ai nulle envie de quitter ma maison en laissant mes vieux serviteurs à la merci d’un fou sanguinaire, renchérit la marquise. En outre, si Marie-Angéline réussissait à s’échapper, où pourrait-elle se réfugier sinon ici ?

— Autrement dit, vous ne voulez bouger ni l’une ni l’autre ? soupira Langlois. Pour ici, la protection est relativement facile : nous reprendrons la formule utilisée après l’affaire de Chinon3 , mais vous voudrez bien avoir l’extrême obligeance, marquise, de prier votre cuisinière de ne pas traiter mes hommes comme des poulets à l’engrais…

L’éclat de rire d’Adalbert l’interrompit net :

— C’est le cas de le dire ! fit-il, sans vouloir remarquer le regard noir du policier qui lui tourna carrément le dos pour s’adresser à Lisa :

— Et vous, princesse ? Que décidez-vous ? Je sais ce que vous pensez : je ne manque pas d’audace d’utiliser les talents de votre mari en le détournant de ses devoirs d’époux et de père… mais privé de Sauvageol, j’ai réellement besoin de lui… et de son compère pour aller voir tout ça de plus près.

— Ne vous excusez pas : c’est normal. Ce sont en quelque sorte les risques de son métier. En outre, si vous avez des difficultés à opérer en Suisse, il a, en mon père, une solide position de repli… et je me demande même si je ne vais pas installer chez lui le « Cirque Morosini ». Sa demeure de Zürich est, comme vous le savez, un véritable coffre-fort…

— C’est une excellente idée ! approuva Aldo. Si tu pouvais emmener aussi Guy Buteau ? L’aventure de Lugano l’a mis à deux doigts de la mort et l’a d’autant plus fragilisé…

— … Mais ? Car il y a un « mais » au bout de ce discours inachevé !

— Tu le connais aussi bien que moi, Lisa ! Il n’est heureux qu’à Venise dans le magasin…

— Dans ce cas, ferme le magasin ! Le carnaval te donne une raison qui coule de source : tu crains les chapardeurs ! C’est tellement facile de fourrer des objets dans une robe à paniers ou une dalmatique de Procurateur ! Chaque année tu en fais l’amère expérience ! Et pour le courrier, le jeune Pisani suffira !

— Cette manie de continuer à l’appeler « le jeune Pisani » ! Il a trente-deux ans, ton jeunot !

— Oui, mais il n’est pas marié ! Ce qui fait la différence et…

— Stop ! s’écria Adalbert en se glissant entre eux. Dans deux minutes, vous en serez à la scène de ménage et il est temps de remettre les pendules à l’heure et de ne pas céder à la panique. Quelle est la situation exacte ? Un, Mme de Granlieu a été assassinée – sans doute pour lui extirper celui des rubis qu’elle possédait d’héritage. Deux : si Plan-Crépin n’avait été sur place et si elle n’avait pas couru derrière le meurtrier, rien ne serait changé dans cette maison. D’accord ?

— D’accord ! consentit Aldo qui ne put se retenir d’ajouter : … Mais elle s’est lancée à sa poursuite !

— Dieu, que tu es agaçant ! À toi maintenant : ton notaire t’a envoyé recueillir à Grandson les scrupules d’un vieux seigneur à son lit de mort, souhaitant payer avec ce qu’il avait de plus précieux le crime perpétré par son grand-père. Résultat, le deuxième rubis te pose un problème parce que, jusqu’à présent, tu croyais ton beau-père possesseur des « Trois Frères » du Téméraire, que tu les as revus, qu’ils te paraissent toujours aussi authentiques et que tu en viens à te demander si, au lieu de trois, les rubis n’étaient pas six. Et jusqu’à cette heure, personne n’a essayé de te le reprendre. Mais rien ne prouve que l’assassin de Saint-Augustin ne soit au courant de ce détail historique ?…

— Là, je t’arrête ! C’est moi qui ai vu Hagenthal et il avait hâte de me remettre la pierre parce qu’il craignait quelque chose ou quelqu’un !

— Paix à son âme, mais il aurait pu s’y prendre plus tôt ! Reste la troisième pierre : cette chère Mme Timmermans que ni toi ni moi n’avons envie de revoir et dont il n’est pas question de s’occuper. Notre Commissaire ne nous mêlera pas à l’affaire si ce rubis-là fait surface.

— Si problème il y a, coupa Langlois, je le réglerai avec la Police belge. Nous entretenons les meilleures relations ! Et si vous en veniez à la conclusion, Vidal-Pellicorne ? Je n’ai plus beaucoup de temps à vous consacrer ! J’ajoute cependant que votre exposé ne manque pas d’intérêt !

— Merci ! Conclusion, donc : Lisa va chez son père, avec la marmaille et avec ou sans Guy Buteau ; nous, on se met à la recherche de Marie-Angéline et si on peut aider l’inspecteur ?…

— Durtal !

— … dans ses investigations pour retrouver Sauvageol, après quoi on rentre chacun chez soi !

— Sages paroles ! opina Lisa. Tu es d’accord, Aldo ?

— Naturellement, voyons ! fit-il juste un peu trop vite avant d’allumer une cigarette.

— Curieux tout de même que vos oreilles vous jouent des tours, constata-t-elle, impavide. Il me semble entendre une voix me souffler qu’il pourrait être difficile, alors, de vous empêcher, Papa et toi, de vouloir résoudre un casse-tête arithmétique : comment trois frères disparus depuis des siècles ont-ils pu se multiplier par deux en reparaissant à la lumière du soleil ?

Adalbert leur offrit son plus beau sourire :

— L’arithmétique ! J’adorais ça, quand j’étais petit ! Un robinet qui coule plus vite que l’autre… ou alors deux trains qui, marchant à des vitesses différentes, se croisent au bout de combien de temps ! Passionnant !

— Et moi qui avais horreur des maths sous quelque forme que ce soit ! soupira Aldo. Au fait, Lisa, savais-tu que ton père s’était offert un avion ?

— Quoi ? souffla-t-elle, abasourdie.

— Un avion ! Ce truc affublé de deux ailes qui se balade dans le ciel en faisant un bruit infernal…

— Mais pour quoi faire ?

— Ça, ma douce, tu le lui demanderas, mais il a sûrement au moins une bonne raison !…



1 Voir, du même auteur, Le Collier sacré de Montezuma.

2 Célèbre rubis ayant appartenu à la Couronne de France, retaillé en dragon pour être serti dans la Toison d’Or de Louis XV. On peut le voir au Louvre, Galerie d’Apollon.

3 Voir, du même auteur, La Chimère d’or des Borgia.

DEUXIÈME PARTIE

LE MYSTÈRE PLAN-CRÉPIN

4

Retour vers le passé…

En s’embarquant ce matin-là dans la discrète Renault qu’Adalbert avait achetée après la grave blessure d’Aldo au château de la Croix-Haute1 , celui-ci avait l’impression de remonter le temps. Comme ils l’avaient déjà fait en se rendant à Chinon, ils abandonnaient rue Alfred-de-Vigny leurs personnalités propres pour se couler dans celles de deux journalistes : Lucien Lombard de L’Intransigeant pour Adalbert et Michel Morlière de L’Excelsior pour Aldo, et cela grâce aux cartes de Presse que l’égyptologue avait réussi à se procurer – Dieu sait comment  ! – mais aussi aux passeports et permis de conduire fournis sans bouger un cil par Pierre Langlois. Bien entendu les vêtements s’accordaient aux personnages : tweeds et whipcords résolument anglais comme la casquette d’Aldo, son associé ayant opté – Dieu sait pourquoi ? – pour un béret noir porté à la mode du Pays basque, solides chaussures à semelles de crêpe et ample « Burberry » à chaude doublure amovible.