— Le plaisir sera partagé… mais vous venez de dire que vous voyagiez beaucoup ?

— C’est selon mon humeur. Avec cette vilaine affaire je vais rester chez moi quelque temps. Ensuite j’irai chercher ma fille en Angleterre…

— À ce propos, intervint la marquise, on m’a rapporté qu’elle séjournait souvent chez sa grand-mère ?

— Souvent, oui ! L’air des montagne lui est bénéfique et elle adore ce pays, fort beau d’ailleurs… mais un peu sévère. Il arrive aussi que l’hiver y soit rude et elle n’y était plus au moment du drame. Sa gouvernante Miss Phelps a dû se rendre à… Carlisle pour affaires de famille et m’a demandé la permission d’emmener Clarissa qui n’aime pas se séparer d’elle. En outre, la neige risquait de bloquer le château.

L’entrée en scène d’Adalbert coupa le fil d’une conversation qui, selon Aldo, prenait une tournure un peu incohérente. Le jeu des présentations reprit, encouragé par l’archéologue déjà épanoui devant une personne aussi séduisante. Celle-ci ne manqua pas de le remarquer et lui offrit l’un de ses sourires ravageurs. Ce qui incita Aldo à y mettre le holà ! Il connaissait trop l’effet des brusques coups de cœur de son « plus que frère » et consulta sa montre ostensiblement :

— Grande merveille ! Pour une fois que tu es à l’heure ! Alors, avec votre permission, Mesdames, nous vous quittons !

— Où all… commença Adalbert qu’un coup de pied sournois convainquit d’en rester là.

Cependant, il ne contesta pas le rendez-vous mythique auquel Aldo faisait allusion, distribua des saluts à la ronde en assurant la belle inconnue de ses regrets de la quitter après l’avoir à peine entrevue et se retrouva propulsé dans sa voiture avant de comprendre ce qui lui était arrivé :

— Je ne me souviens pas d’un quelconque rendez-vous ! bougonna-t-il ! Où va-t-on ?

— Où tu voudras ! apaisa Aldo en allumant une cigarette. Boire un verre au Café de la Paix, au Cercle de la rue Royale ou au Harry’s Bar.

— Mais enfin, pourquoi m’avoir pour ainsi dire enlevé alors que…

— Alors que tu allais tomber amoureux d’une ravissante bécasse justement trop bécasse pour que ce soit naturel.

— Qu’est-ce que tu vas encore chercher ? Je n’ai vu qu’une femme charmante dotée d’un accent… adorable…

— Mais qui donne dans l’illogisme ! Imagine-toi dans un château jurassien, conçu et aménagé pour affronter les vents d’hiver, les frimas et la neige. Aurais-tu l’idée, pour t’en échapper, de chercher refuge dans un autre domaine au nord de l’Angleterre, entre Carlisle et la frontière écossaise ?

— Il me semble que j’opterais de préférence pour la Côte d’Azur ?

— Moi, itou ! Mais ce n’est pas le cas de cette aimable Mme de Granlieu. Il est vrai qu’il n’était pas question d’elle mais de Clarissa, sa fille de huit ans ! Pour elle-même, la belle Isoline préfère Paris…

— Isoline ? Quel prénom évocateur ! Le Moyen Âge, les chansons de geste, les citadelles…

— … revues et corrigées par Viollet-le-Duc ! Et je déteste le style troubadour ! Ajoute à ce tableau pour la beauté de l’histoire que c’est la gouvernante de sa gamine, une certaine Miss Phelps, qui a pris sous son bonnet d’emmener son élève visiter les Borders par ce temps de rêve parce qu’une affaire de famille la réclamait. Et la mère a dit Amen, mais aussitôt après on retrouvait la grand-maman jurassienne égorgée dès potron-minet dans une église, ayant passé la nuit précédente on ne sait où ?

— Ça dépend ! Elle pouvait être descendue de son train une heure avant ?

— Un express Pontarlier-Paris arrivant en gare entre quatre et cinq heures du matin ? Ce n’est pas possible. Essaye de réfléchir : cette pauvre femme était tellement bourrée de complexes que, lorsqu’elle venait à Paris, non seulement elle ne descendait pas avenue Vélasquez pour ne pas déranger sa bru mais pas davantage dans un palace comme le Royal Monceau parce que, je suppose, le personnel l’impressionnait, et elle préférait les caravansérails style Terminus où, au moins, elle pouvait se fondre dans la masse. Et maintenant je crois avoir exposé la situation ! À toi de jouer !

— Que veux-tu que je te réponde ? Il est certain que cela semble curieux mais…

— Oui ! Je vois ! Isoline t’a tapé dans l’œil !

— Il faut toujours que tu exagères ! Je me suis borné à dire qu’elle était charmante ! J’ajoute cependant que tu as une imagination débordante, mais si l’on considère le nombre de familles qui se comportent d’une façon apparemment anormale !.. Je veux dire normale, pour nous ! Comment vois-tu la chose ?

— Je vais t’expliquer : la belle Isoline doit avoir pour devise « Surtout pas d’histoires ! Je mène ma vie comme je l’entends »… et je n’ai pas l’impression que sa fille compte énormément pour elle. En revanche, il me plairait de rencontrer l’Écossaise, cette Miss Phelps qui fait la pluie et le beau temps chez sa patronne et particulièrement en ce qui concerne l’enfant…

Aldo s’arrêta pour allumer une cigarette.

— Continue ! engagea Adalbert.

— J’y viens ! Imagine que la dénommée Phelps appartienne à une bande de malfrats et qu’elle ait tranquillement enlevé Clarissa pour faire chanter la grand-mère. Si elle veut revoir sa petite-fille vivante, elle doit être à Paris, à Saint- Augustin, pour la messe de six heures où elle entrera dans le confessionnal, etc. Elle y trouvera la mort tandis que son meurtrier prendra la fuite en emportant la rançon qu’il a exigée…

— … et qui pourrait être le second « Frère rubis » qui doit donner en ce moment des cauchemars à Moritz Kledermann ?

— Dieu soit loué ! Il a vu la lumière ! exhala Aldo, soulagé.

— Oh, il n’y a pas de quoi pavoiser, grommela Adalbert. La situation n’en est pas plus réjouissante pour autant. Tant que l’on ne saura pas ce qu’est devenue Plan-Crépin, l’horizon demeurera bouché. Mais pourrait s’éclaircir ? En admettant que l’ennemi sache que tu possèdes le deuxième caillou, je pense que tu ne verrais aucun inconvénient à t’en séparer pour récupérer Marie-Angéline ?

— Quelle question ! fit Aldo en haussant les épaules. C’est ce que j’ai dit à Langlois. Je ne te cache pas que j’aimerais savoir d’où sortent ces trois rubis, dénommés eux aussi les « Trois Frères » mais par pure curiosité d’expert. Leur propriétaire c’est mon beau-père, mais Plan-Crépin étant ma priorité, je ne lui ferai cadeau de l’objet de ses désirs que quand nous l’aurons retrouvée…

Adalbert gara sa voiture rue Cambon et se tourna sur son siège pour mieux considérer son ami.

— D’autant que tu n’as rien à perdre dans cette aventure… puisque la collection Kledermann te reviendra… un jour ?

Le dernier mot trembla légèrement ! Les yeux bleus d’Aldo prenaient une curieuse teinte verte annonçant la tempête et Adalbert se hâta d’ajouter :

— Allons ! Ne prends pas la mouche ! Je sais parfaitement que, pour notre marquise et son fidèle bedeau, tu donnerais jusqu’à ta chemise…

— Démarre ! On rentre !

— Je croyais que tu avais finalement décidé de boire un verre au Harry’s Bar, puisque nous sommes rue Cambon ?

— J’ai changé d’avis ! Je le trouverai meilleur à la maison… après t’avoir administré la correction que tu mérites !

Résigné, Adalbert abdiqua :

— Toujours les grands mots !

Leur retour rapide suscita quelque surprise :

— Déjà ? s’étonna Lisa. C’était quoi au juste, cet important rendez-vous ?

— Du vent ! grogna Adalbert. On voulait seulement me sauver des charmes d’une sirène ! Sous le prétexte de m’emmener boire un verre dans un endroit sympathique et je n’y ai même pas eu droit. La voiture à peine arrêtée, il a décidé qu’on rentrait !

— Et vous vous êtes laissé faire ? s’indigna Lisa. Votre bonté vous perdra ! À votre place, j’aurais quitté la voiture en emportant les clés et je serais allé m’offrir un vieux whisky en laissant Son Altesse patienter… ou revenir en taxi ?

— On n’a pas fait que ça ! Il m’a mis au courant de votre conversation avant que je n’arrive… et j’avoue qu’en renversant les rôles j’aurais sans doute agi de la même façon. Cette femme est ravissante mais ou elle est idiote ou elle s’y prend à merveille et c’est une réussite. Et vous, qu’en pensez-vous ?

— Je pencherais pour la stupidité, soupira Tante Amélie. Il me paraît difficile d’atteindre une telle perfection sans avoir des dispositions naturelles. C’est une très jolie poupée manipulée par les mains habiles de quelqu’un à qui elle est entièrement dévouée…

— Au point de se servir d’une gamine de huit ans, sa propre enfant, avec les dangers qui peuvent en découler ? Je n’admettrai jamais cela ! affirma Lisa avec, dans la voix, un léger tremblement qui émut Aldo.

Il prit la main de sa femme, en baisa la paume puis la garda entre les siennes :

— Tu ne peux pas penser autrement, mon cœur ! Parce que tu aimes profondément tes enfants, tout en toi se révulse rien qu’à l’idée qu’il puisse exister des mères indignes.

— … et pourtant, continua Mme de Sommières, vous n’avez pas hésité à laisser les vôtres à Venise pour venir à mon aide ! Vous n’allez d’ailleurs pas vous attarder ici où vous seriez vite malheureuse.

— Je ne veux pas vous abandonner ! Tant que Marie-Angéline…

— Plus un mot à ce sujet ! Elle peut rester absente longtemps… en admettant qu’elle revienne un jour et vous vous devez à eux !

— Mais vous-même êtes peut-être en danger ?

— Mesdames ! Mesdames ! intervint Adalbert. Vous êtes toutes les deux bourrées des bons sentiments que nous vous connaissons ! Il n’en demeure pas moins que, tant que l’on n’en saura pas davantage, la vie de chacun de nous peut être menacée sans que l’on sache par qui ou par quoi. Aldo et moi allons reprendre le sentier de la guerre pour connaître à coup sûr ce qu’il est advenu de Plan-Crépin, sinon on ne pourra plus jamais dormir ni l’un ni l’autre…