— On lui racontera tout ! proposa Adalbert. Ce sera plus commode pour la suite de nos rapports. D’autant que nous ignorons ce qu’il sait ou a deviné. Je suis sûr qu’il y sera sensible et ne nous mettra pas les bâtons dans les roues pour la petite enquête à laquelle tu songes certainement autant que moi !
— Aller visiter la Franche-Comté ? Et le plus tôt possible…
— C’est un plaisir d’être si rapidement compris !
— Oui, mais à une condition : c’est toi qui parles ! D’abord, tes talents d’orateur sont universellement connus, et tu mens avec plus de naturel que moi !
Les coudes sur les bras de son fauteuil et un crayon jouant entre ses mains, impassible en apparence, Langlois écouta Adalbert sans l’interrompre. Et sans broncher ! Pourtant, Aldo qui l’observait aurait juré qu’à certains passages il réprimait une envie de rire… Il n’en était pas moins sérieux quand ledit orateur acheva son discours. Il alluma même une cigarette avant de reprendre la parole.
— Eh bien, merci de votre franchise, Messieurs ! Si je vous ai compris, vous redoutez, l’un comme l’autre, de rencontrer l’une de ces dames ? Vous, Adalbert, c’est Mme Timmermans elle-même, et vous, Morosini, c’est sa fille ? Je pense pouvoir vous rassurer. Dans l’état actuel de la question, aucun écho de l’affaire Granlieu n’a encore eu de répercussion à Bruxelles, et il se pourrait qu’elle n’en ait jamais…
— Cela m’étonnerait ! répondit Aldo, Mme de Granlieu vient d’être assassinée à quatre ou cinq cents kilomètres de chez elle et on n’a rien retrouvé sur elle. Pas même son porte-monnaie. Elle a été reconnue comme étant une ancienne habitante du quartier par une des habituées de la messe de six heures. On peut supposer qu’elle apportait le rubis qu’elle possédait. À peu près au même moment, le baron de Hagenthal, son beau-frère, me fait venir pour me remettre le deuxième rubis sur les trois laissés à ses filles par le Hollandais de Keers ; et je suis persuadé qu’il va me falloir prendre quelques précautions… quoique avec Plan-Crépin en otage, ces gens ont déjà barre sur moi. Reste la troisième pierre ! Qu’elle soit chez la reine du chocolat ou chez sa fille, elles n’ont aucune raison d’en faire mystère, et il faudrait peut-être les prévenir qu’elles sont en danger !…
— …Mais vous aimeriez autant ne pas vous inscrire dans le paysage quand elles seront au courant ! conclut le policier avec l’ombre d’un sourire. Puisque c’est vous le spécialiste, Morosini, j’aimerais que vous m’expliquiez comment trois pierres historiques dont tous les collectionneurs doivent savoir qu’elles sont, depuis longtemps, l’une des gloires de la collection Kledermann se retrouvent dispersées chez les trois filles – déjà âgées d’ailleurs ! – d’un autre collectionneur disparu depuis des décennies ?
— Absolument pas ! Chacun garde ses secrets jalousement ! Quant aux rubis, je les ai vus, hier encore, parfaits, du même âge si j’ose dire, taillés de la même façon, positivement interchangeables. J’ai donné la monture à mon beau-père et ils s’y adaptent parfaitement ! Il n’y comprend rien… et moi non plus !
— Vous lui avez laissé le vôtre ?
— Il aurait aimé, mais j’ai préféré le garder !
— Pas un peu dangereux en ce moment ?
— Peut-être, mais s’il peut servir à sauver une vie humaine, j’ai estimé cela préférable.
— Sur vous ?
— Oui ! Dans l’une de mes chaussettes !
— Ce n’est pas un brin… inconfortable ? Un proverbe chinois ne dit-il pas que l’on ne peut regarder les étoiles avec un caillou dans son soulier ?
— Dans une chaussette, c’est sans problème ! Et puis ce n’est pas le « Côte de Bretagne » tout de même2 .
— Eh bien, Messieurs, à vous revoir ! conclut le Commissaire en se levant. Et… acceptez mes sincères félicitations pour l’affaire de Montezuma. Ce n’est peut-être pas très orthodoxe comme méthode, mais c’est efficace ! La Police est trop vertueuse pour que je vous propose de vous engager, pourtant vous pourriez devenir une des gloires du Deuxième Bureau !
— Sans vouloir vous décevoir, on a suffisamment à faire, marmotta Adalbert.
— Et on a l’intention d’aller plus loin encore pour retrouver Plan-Crépin, s’il faut en arriver là ! conclut Aldo.
— Et où ?
— Trop loin ! Vous devez vous y attendre ?
— Oh, oui ! Faites seulement en sorte de ne pas m’obliger à vous mettre en état d’arrestation !
Tandis qu’ils regagnaient la rue Alfred-de-Vigny dans la petite Amilcar rouge garnie de cuir noir d’Adalbert, qu’un agent de Police avait surveillée d’un œil paternel parce que toute la PJ – ou à peu près ! – la connaissait, celui-ci reprit :
— Tu crois qu’il en serait capable ?
— De nous arrêter ?… Je pense que oui, si son devoir l’y obligeait… mais quelque chose me dit qu’on n’aurait pas trop de mal à s’évader… jusqu’à ce que notre innocence soit reconnue ! Parce que, évidemment, il ne pourrait s’agir que d’une regrettable erreur !
Dans l’après-midi, Aldo, rentrant après avoir été acheter des cigarettes, apprit de Cyprien qu’une Mme de Granlieu venait d’arriver, demandant à être reçue par la marquise :
— Elle est en deuil, précisa-t-il. Et cela m’étonne : elle n’en a pas fait autant pour son époux.
— On dirait que vous la connaissez ?
— Pas à ce point-là, Monsieur Aldo, mais l’avenue Vélasquez est à deux pas et comme elle est plutôt jolie, on la remarque facilement !
— Allons examiner le phénomène de près ! C’est la première fois que je verrai une veuve verser plus de larmes sur sa belle-mère que sur son mari !
— Oserai-je rappeler que celle-là vient d’être assassinée ?
— Vous avez raison, Cyprien, cela oblige !
Une voix jeune et volubile guida sa marche à travers les salons jusqu’au jardin d’hiver où Tante Amélie avait réintégré son imposant fauteuil de rotin blanc. Et ça, c’était une bonne chose parce que cela signifiait que la chère femme reprenait du poil de la bête. Mais sur la table près de laquelle Lisa se tenait assise n’apparaissaient ni flûtes ni seau à champagne… et Lisa n’avait aucune chance dans le rôle de Plan-Crépin qui, sur cette même table, faisait d’interminables réussites.
L’entrée d’Aldo fit se retourner la visiteuse. Le « plutôt jolie » de Cyprien relevait de l’euphémisme.
Le noir sévère dont elle était revêtue exaltait l’éclat d’un teint clair et lumineux – un vrai teint d’Anglaise –, de grands yeux bleus – un peu pâles peut-être ? –, une bouche ravissante sous un petit nez irréprochable. En voyant Aldo, elle alluma un éclatant sourire – qui ne s’accordait vraiment pas avec les voiles de l’affliction. Elle esquissa même un mouvement vers lui.
— Mon neveu, le prince Morosini ! présenta Mme de Sommières, impavide. La comtesse de Granlieu était la belle-fille de la victime de Saint-Augustin…
Aldo s’inclina légèrement, mais ne baisa pas la main chargée de bagues qu’on lui offrait :
— Mes sincères condoléances, Madame !
Puis il s’assit près de Lisa réfugiée sur un canapé. Cependant, la visiteuse soupirait :
— Oh, nous n’étions pas très proches et, en fait, c’est pour vous que je suis désolée. Lorsque l’on m’a appris que votre servante, voulant lui venir en aide, s’était lancée…
— Mlle du Plan-Crépin dont la noblesse remonte aux Croisades ne saurait être qualifiée de servante dans la demeure de sa cousine ! rectifia Aldo sèchement.
Il crut un instant qu’elle allait se mettre à pleurer tant elle eut l’air navré.
— Oh ! Veuillez m’excuser, prince ! Je ne répète que ce que l’on m’a dit. J’habite avenue Vélasquez mais, peut-être que née en Angleterre, je voyage beaucoup et…
— Qui a pu vous raconter pareille ineptie ? interrogea Lisa avec un sourire indulgent. Dans le quartier, elle est connue comme le loup blanc…
— Oh, je ne sais trop !… Sans doute cet inspecteur de Police qui est venu m’annoncer l’affreuse nouvelle ?.
— L’inspecteur Sauvageol ? fit Aldo.
— Ce doit être lui ! Ces gens-là n’ont guère l’occasion d’évoluer dans la haute société ! Ils ont tendance à mélanger les torchons avec les serviettes !… Quoi qu’il en soit, je tenais à faire part de mes profonds regrets à Mme de Sommières… et de mon désir d’entretenir désormais de bonnes relations puisque nous sommes pour ainsi dire voisines…
— C’est on ne peut plus aimable à vous ! reprit Aldo soudain conciliant. Cela m’encourage à vous demander comment il se fait que vous n’ayez pas su la présence à Paris de Mme de Granlieu. Pour être si tôt à l’église, elle n’arrivait certainement pas de la gare et elle a dû dormir quelque part ? Pourquoi pas chez vous ?
— Par crainte de déranger ! Vous n’imaginez pas à quel point elle évitait de s’imposer. Elle était très timide. Et quand elle venait à Paris, elle descendait le plus souvent à l’hôtel !
— Lequel ? Le Royal Monceau ?
— Non, un hôtel de voyageurs, près de la gare de l’Est. Le Terminus, je crois ! Un palace l’aurait effrayée !
— Je ne vois pas en quoi, émit Lisa qui brûlait visiblement de mettre son grain de sel dans cette curieuse conversation. Les palaces, en général, emploient un personnel qualifié sachant faire face à toutes les situations en appréciant les clients à leur juste valeur. Une grande dame timide s’y fût sentie plus à l’aise que dans le tohu-bohu d’un hôtel de gare ?
— En vérité, je ne sais que vous répondre ! Elle était ainsi, voilà tout !
Puis se levant :
— Il me reste à vous remercier pour votre accueil et j’espère vivement que cette petite visite marquera le début d’une véritable amitié. Pour moi, j’y suis prête depuis que vous m’avez reçue si aimablement…
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