Et sur ces fortes paroles, il partit se coucher !

Non sans avoir contemplé un moment le rubis inconnu, magnifique incontestablement. Qu’il ait appartenu ou non au flamboyant duc de Bourgogne, il était beaucoup trop beau pour n’avoir pas suscité des passions qui, le plus souvent, laissaient derrière elles des traînées de sang…



1 Voir, du même auteur, Les Loups de Lauzargues, tomes 2 et 3.

2 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.

3

Conseil de guerre !…

L’arrivée d’Aldo rue Alfred-de-Vigny secoua l’espèce de torpeur qui régnait depuis la disparition toujours inexpliquée de Plan-Crépin. Cyprien le reçut avec des yeux rougis qui en disaient long sur ses nuits. Et comme le voyageur essayait de lui remonter le moral, il secoua la tête :

— Monsieur Aldo est bien bon ! Comme tout le monde ici d’ailleurs…. Il n’empêche que cette catastrophe est ma faute !

— Comment ça, votre faute ?

— Si on ne s’était pas disputés, notre pauvre demoiselle ne serait pas partie en retard pour sa messe et cette demeure ne serait pas plongée dans le désespoir ! Oh, je m’en veux ! Oh, que je m’en veux !

— C’est ridicule ! émit Adalbert qui accourait au bruit. Elle était déjà dans l’église quand le meurtre a eu lieu et aucune force humaine n’aurait pu l’empêcher de s’en mêler. Content de te voir, vieux frère ! ajouta-t-il en empoignant Aldo aux épaules pour lui donner une sorte d’accolade.

— Tu m’embrasses maintenant ?

— J’admets que ce n’est pas une habitude à prendre, mais le cas est exceptionnel… Comment es-tu ici ? Qui t’a prévenu ?

— Guy Buteau, hier soir ! J’étais à Zürich et…

— Pourquoi ne m’avoir pas dit tout de suite que tu allais chez Papa ? se plaignit Lisa qui descendait à la rescousse…

— Parce que je n’en savais rien ! C’est après la visite à un mourant sur la prière de Massaria que j’ai mis le cap sur le « palais » Kledermann, et comme j’avais promis de t’appeler si je m’y rendais, c’est ce que j’ai fait. C’est ainsi que j’ai su ton départ et la raison qui l’a motivé ! Qui m’a touché, je te l’assure ! ajouta-t-il en posant un baiser sur les cheveux de sa femme.

— C’était naturel, tu ne crois pas ? J’avais beaucoup à me faire pardonner !

— Rien du tout ! Elle est merveilleuse, tu sais ?

À son tour, Mme de Sommières apparaissait dans le vestibule et se glissait dans les bras d’Aldo. À son contact, il sentit qu’elle tremblait légèrement, mesurant ainsi, mieux que par des paroles, le désarroi dans lequel la laissait la disparition de son « fidèle bedeau », alors que rien dans son allure ou même son visage ne permettait de le supposer. La connaissant, il n’en fut pas surpris : c’était une vraie grande dame et elle savait encaisser.

Afin de ne pas laisser l’émotion s’installer, il s’apprêtait à dire quelque chose, quand Adalbert s’en chargea :

— On pourrait peut-être le sortir du vestibule ? invita-t-il en se coulant entre eux. Tu as déjeuné au moins ?

— Dans le train, mais un bon café me ferait plaisir.

Avec une intime satisfaction, il se laissa conduire dans le jardin d’hiver au lieu de la bibliothèque comme il l’avait redouté. L’usage de l’agréable serre intérieure, dont l’image de Plan-Crépin était indissociable, signait la volonté de Tante Amélie de faire confiance à l’avenir, et ce fut tout naturellement qu’il la conduisit au fauteuil en rotin blanc au large dossier en éventail. Seule différence par rapport à son comportement normal, elle demanda aussi un café au lieu de son habituel champagne. Comme Aldo, elle en but même trois tasses, tandis qu’Adalbert mettait son ami au courant de la situation.

— N’est-ce pas trop, Tante Amélie ? reprocha-t-il gentiment. Vous n’allez pas dormir !

— Un peu plus, un peu moins, cela n’a pas d’importance. Et je lis très bien avec des bésicles ! Continuez, Adalbert !

— Oh, j’ai presque fini. Reste le nom de la victime de Saint-Augustin que les hommes de Langlois ont pu découvrir. Il s’agissait de la comtesse de Granlieu qui a habité des années avenue Vélasquez et qui…

— Quel nom as-tu dit ?

— Granlieu. Tu connais  ?

— Oui… mais c’est récent. À moins qu’il n’en existe plusieurs…

— Deux, selon notre marquise : une demi-folle snob comme une chaufferette qui occupe l’hôtel familial de l’avenue Vélasquez après en avoir expulsé plus ou moins sa belle-mère, la vieille comtesse, réfugiée à la suite de la mort de son fils dans son château où sont enterrés les siens et où elle se portait infiniment mieux qu’à Paris, parce que c’est son pays natal et qu’elle avait sa petite-fille avec elle…

— Il est où, ce château ?

— Quelque part dans le Doubs… Du côté de Pontarlier.

— Nom de D…

— Aldo ! intervint Mme de Sommières. Tu sais que j’ai horreur que l’on invoque de cette façon le nom du Seigneur ! Même Plan-Crépin qui…

Elle s’arrêta net, consciente d’avoir laissé le nom si familier franchir encore ses lèvres. Aldo se hâta d’enchaîner :

— Savez-vous d’où je viens ?

— De Suisse ! On sait où ! fit Adalbert. Mais c’est vaste, la Suisse. Sois bon de préciser !

— Celle qui côtoie le Jura : de Grandson plus exactement, où m’appelait un vieux gentilhomme, anciennement autrichien naturalisé suisse… par remords ! Je pourrais presque dire par dégoût d’une infamie commise par son grand-père !

— Faire pénitence pour autrui, fût-ce un aïeul, ce n’est pas courant ! remarqua Lisa, un rien acide, et il avait fait quoi, cet aïeul méprisable… et autrichien ?

— Oublie un peu la Suisse et l’Autriche pour te souvenir de ce que tu es devenue ! Une Morosini… comme cette belle dame en amazone noire dont le portrait orne si admirablement – avec celui de ma mère ! – le salon des Laques de ton palais !

— Tante Felicia ? Le grand-père autrichien était…

— Celui qui a fait massacrer son époux dans des conditions que Felicia elle-même a dû ignorer parce qu’on l’a obligée à fuir avant de tomber dans les griffes de cet Hagenthal… qui la désirait !

— Et c’est de ça que ton gentilhomme voulait s’excuser ? demanda Adalbert.

— Il souhaitait aussi me remettre le – modeste ! – trésor qui lui venait de sa femme. Maintenant si vous aviez l’obligeance de ne plus m’interrompre ?

— Comme c’est moi le plus bavard, je jure pour tout le monde ! dit Adalbert qui, faussement solennel, tendit la main en crachant par terre.

Ce qui lui valut un coup d’œil courroucé de son ami, mais l’instant suivant il était pendu à ses lèvres. Et n’articula plus un son jusqu’à ce qu’Aldo sorte le rubis de sa poche !

— Peste, quel cadeau !

Lisa prit feu :

— Mais les « Trois Frères » sont à mon père ?

— C’est ce que nous avons vérifié ensemble. Ils sont chez Moritz… et pourtant celui-ci est aussi authentique. On essaiera d’éclaircir ce mystère à tête reposée. Ce qui est important, pour l’heure, est que les deux belles-sœurs de Hagenthal en possèdent un semblable… que l’une d’elles est la comtesse de Granlieu et que cette dernière vient de mourir dans un confessionnal de Saint- Augustin, autant dire sous les yeux de Marie-Angéline. Le deuxième rubis a dû changer de mains à ce moment-là !

Un profond silence salua sa conclusion. Ce fut Lisa qui le rompit :

— Je pense, dit-elle, que la première chose à faire est de raconter cela au Commissaire Langlois… et vite ! Lui seul a les moyens…

— Naturellement, on va le lui dire ! coupa Aldo juste un peu plus sèchement qu’il n’aurait fallu.

Elle fronça les sourcils et allait faire entendre son point de vue, quand Mme de Sommières posa sa main sur la sienne avec un sourire un rien moqueur :

— Ma chère Lisa, chuchota-t-elle, il va vous falloir apprendre à maîtriser vos élans et même vos conseils quand ces deux-là sont sur le sentier de la guerre…

— Et… ils y sont ?

— Plutôt deux fois qu’une ! Même si Marie-Angéline n’occupait pas la première place dans leurs préoccupations, il aurait été impossible de les empêcher de se mêler d’une histoire tournant autour d’un joyau dont la valeur doit être inestimable si l’on peut le reconstituer.

— Mais mon père le possède ! gémit-elle.

— Pas au complet, puisque Aldo vient de lui remettre la monture et que nul ne sait où diable a pu passer le mythique « Diamant de Bourgogne » ! N’importe comment, on n’est pas là pour rassembler le trésor enfui du Téméraire mais pour essayer de récupérer Plan-Crépin en bonne forme si c’est possible !

— Sait-on où en est l’enquête officielle ? s’enquit Aldo. Et d’abord, qui la dirige ? Langlois en personne ? Cela m’étonnerait un peu ?

— C’est le jeune Sauvageol, son préféré, répondit Adalbert. La preuve formelle qu’elle est prioritaire devant les diverses affaires qu’il doit avoir en charge. On va quand même lui téléphoner pour lui annoncer ton arrivée et les nouvelles que tu as récoltées.

Il se dirigeait vers le téléphone pour joindre le geste à la parole et appeler la Police Judiciaire quand il s’arrêta :

— Au fait, puisqu’il s’agit des « Trois Frères » vrais ou faux, sait-on qui possède le troisième… Hé, réponds ! Qu’est-ce que tu as à me regarder ainsi ? Mon rimmel coule ?

— Du tout ! Tu es parfait comme d’habitude ! Je me demandais seulement comment tu allais prendre la nouvelle.

— Occupé ! Occupé ! grogna Adalbert qui s’énervait sur l’appareil. Dis toujours !

— Ma foi, non ! Ça peut attendre ! Sois un peu à ce que tu fais ! Tu n’es pas en train de passer une commande chez l’épicier…