— Oh, ne me cassez pas les pieds ! Nous arrivons !
La Rolls en effet stoppait au bas du perron, mais Kledermann était dehors et escaladait les marches à une vitesse fulgurante sans plus se soucier d’un gendre qui, à moitié mort de rire, le suivait machinalement. L’un derrière l’autre, les deux hommes franchirent la porte de bronze que le majordome ouvrit juste à temps, puis s’élancèrent vers l’escalier principal :
— Ça va, Grüber ? lança au passage un Aldo épanoui…
— Je… Oh ! Monsieur le prince ?… J’espère que Votre Excellence va bien. Et que Madame…
— Tout le monde va au mieux ! On se reverra tout à l’heure
Une minute plus tard, la porte du cabinet de travail se refermait et Aldo notait que Kledermann donnait deux tours de clé, ce qui libérait l’accès à une chambre forte où il avait vécu – il n’y avait pas si longtemps ! – l’une des pires émotions de sa vie. Une dizaine de coffres s’y alignaient, mais il ne suivit pas son beau-père, se contentant de l’observer depuis le confortable fauteuil où il se laissa tomber. Il savait approximativement ce que contenait chacune des armoires d’acier, et ouvrit un œil surpris en le voyant s’attaquer au deuxième de ces coffres. Un rien vexé d’ailleurs : cet animal aurait-il déjà trouvé la solution de l’énigme d’or qu’il lui posait ?
Il comprit qu’il ne se trompait pas quand Moritz revint avec un écrin frappé aux armes de Bourgogne qu’il mit sur le bureau avant de l’ouvrir, découvrant trois superbes rubis-balais sur leur lit de velours noir, puis plaça la monture à côté.
— C’est bien ça ? fit-il avec dans la voix une note de triomphe. La monture des « Trois Frères »…. Des perles et du grand diamant de Bourgogne ?
Aldo rendit les armes… mais pas entièrement :
— C’est bien ça ! admit-il, et je vous félicite sincèrement d’avoir résolu si rapidement la colle que je vous posais. Elle n’avait rien d’évident… Et maintenant qu’est-ce que vous dites de ça ?
Sous le regard un rien surpris de son beau-père, Aldo retroussa la jambe droite de son pantalon, fouilla dans sa chaussette et en extirpa un sachet de daim noir, le garda dans sa main le temps de remettre de l’ordre dans sa toilette puis fit glisser le contenu de l’autre côté de la monture, sans cesser d’observer le visage de Kledermann, s’attendant à y lire une intense surprise.
Ce fut beaucoup mieux. Avec un hoquet de stupeur, celui-ci se jeta littéralement sur la pierre qu’il posa sur sa paume pour l’examiner sous tous ses angles, l’approcha des autres, la déplaça, mit presque le nez dessus :
— Incroyable ! murmurait-il. C’est tout bonnement incroyable ! Je n’ai jamais vu une copie aussi parfaite !
— Ce n’est pas une copie ! fit Aldo en lui tendant sa loupe de joaillier. Ce rubis a été taillé à la même époque et par la même main que ceux-ci ! Il est en outre parfaitement authentique.
Cette fois, le collectionneur, atteint dans ses œuvres vives, fronça un sourcil réprobateur :
— Vous n’essayeriez pas de suggérer que mes « Trois Frères » sont faux ?
— Je m’en garderais bien ! Je les connais suffisamment… Pourtant…
— Quoi, pourtant ?
Morosini reprenait sa loupe et examinait un à un les trois enfants chéris de son beau-père :
— Je suppose que vous les avez vérifiés quand ils sont revenus de leur excursion en France2 ?
— Naturellement !… Non ! clama-t-il soudain. J’étais si heureux de les récupérer que je…
— Donnez-les-moi ! On va en avoir le cœur net !
Et durant d’interminables minutes, l’expert revenu en surface scruta les trois pierres l’une après l’autre avant de conclure avec un soupir :
— Le doute n’est pas possible ! Ce sont bien les vôtres !
Il pria mentalement pour que sa voix ne laissât rien paraître parce que, pour la première fois de sa vie, il émettait un jugement – non pas délibérément faux ! – mais entaché d’un doute, et ce doute, c’étaient les rubis de Kledermann qui le lui inspiraient !… C’était à n’y pas croire : à plusieurs reprises, il avait eu l’occasion d’admirer la collection de Moritz et, chaque fois, l’éblouissement s’était produit même lorsque, dans le bureau de Langlois, quai des Orfèvres à Paris, on avait ouvert les sacs retrouvés dans la villa de Saint-Maur. Il est vrai qu’il y en avait tellement que l’œil, gavé d’étincelles, avait peut-être un moment perdu de son acuité, mais à présent une chose était certaine qu’il entendait garder pour lui-même : les « Trois Frères » de Kledermann étaient susceptibles de ne pas être les vrais, même s’ils se ressemblaient énormément… Pourtant !…
Il reprit « son » rubis, le remit dans son sachet, glissa l’ensemble dans sa chaussette, à l’étonnement douloureux de son beau-père :
— Vous le reprenez ? murmura ce dernier, déçu..
— Naturellement je le reprends ! Au fond de votre coffre, il ne me serait d’aucune utilité. N’oubliez pas qu’il doit exister de par le monde deux autres cailloux semblables… sans compter les perles et le fameux diamant !… En revanche, je vous fais volontiers cadeau de l’armature d’or. Elle est trop fragile pour subir impunément des trajets, emballée dans n’importe quoi… et il m’est impossible de la loger dans mon autre chaussette !
Kledermann en convint finalement et accepta le présent avec une joie d’enfant, ce en quoi il ressemblait à nombre de collectionneurs sur la planète.
— Nous allons fêter cela ! fit-il joyeusement. Quel champagne préférez-vous ?
— N’importe lequel ! Chez vous, il n’y a pas de place pour la médiocrité ! Mais, si vous le permettez, je voudrais téléphoner à Lisa !
— Pour avoir son avis sur le champagne ?
— Non, mais, quand je suis parti, elle a voulu savoir où j’allais et je lui ai répondu que je n’avais pas le droit de le lui dire. Alors elle a ajouté : « Si par hasard tu allais à Zürich, préviens-moi ! Je viendrais te rejoindre ! »
Et il fila vers le téléphone pour demander Venise. On lui annonça une attente d’un quart d’heure, ce qui était inespéré, surtout en hiver.
— Elle est capable de prendre le train de nuit ! annonça le banquier qui connaissait bien sa fille.
— Je l’espère un peu !
La compagnie des téléphones suisses ayant fait son travail avec une remarquable exactitude, quinze minutes plus tard Aldo obtenait Venise… mais pas Lisa. Il écoutait si attentivement que Kledermann s’apprêtait à s’enquérir de quoi il retournait, quand il entendit son gendre déclarer :
— J’y vais ! avant de raccrocher si visiblement soucieux qu’il s’inquiéta :
— Que se passe-t-il, Aldo ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— À elle, non, grâce à Dieu. Elle n’est pas à la maison parce qu’elle vient de partir pour Paris.
— Pour Paris ? Il ne peut s’agir que de Mme de Sommières pour qu’elle ne vous ait pas attendu ?
— Si on veut ! Tante Amélie est dans le trente-sixième dessous et Lisa, paraît-il, furieuse, s’est embarquée pour voler à son secours en disant que je n’étais jamais là quand on avait besoin de moi !
Kledermann se mit à rire :
— Depuis le temps que vous êtes mariés, vous ne la connaissez pas encore ?
Aldo, lui, n’avait pas envie de s’amuser :
— Oh si !… Quoi qu’il en soit, voici le problème : Marie-Angéline du Plan-Crépin a disparu depuis hier matin après la messe de six heures à Saint-Augustin : elle a été témoin d’un meurtre commis dans un confessionnal !… Je me demande si je n’irais pas plus vite en voiture qu’avec le train ?
— Si la Météo est bonne vous pourriez y être avant minuit… dit Kledermann en s’emparant du téléphone.
— Je ne vois pas comment ?
— Depuis nos dernières aventures, je me suis offert un avion privé. Il vous déposera au Bourget où une voiture vous attendra ! Et j’ai d’excellents pilotes. Pourtant j’ai un conseil à vous donner, c’est de passer la nuit ici.
— Mais…
— Écoutez-moi, bon sang ! Il est déjà tard et vous avez eu une journée fatigante. Il sera encore plus tard et vous serez éreinté en arrivant. Sans compter que vous allez réveiller toute la maison. Or, Mme de Sommières doit avoir le plus grand besoin d’un repos qu’elle a sans doute des difficultés à trouver. Je vais donner les ordres nécessaires et vous serez à destination avant midi… Ce qui vous permettra d’attendre votre femme au train !
— C’est pourtant vrai ! reconnut Aldo. Mais alors pourquoi ne vous a-t-elle pas appelé au secours, au lieu de se morfondre dans notre bon vieux Simplon ?
— Pour la bonne raison que l’avion est une acquisition récente et qu’elle n’est pas au courant ! Cela me permettra de voir mes petits-enfants plus souvent !
« Doux Jésus, pensa Aldo en évoquant les petites silhouettes aventureuses de ses jumeaux. Quand ils l’apprendront, on ne pourra plus les tenir ! Un grand-père volant ! Il ne nous manquait plus que cela ! »
Il prévoyait une longue, longue théorie de jours – et de nuits ! – où les échos de son palais retentiraient d’une nouvelle aussi fantastique pour que, de Venise jusqu’à l’autre bout de la lagune, on soit bien persuadé de l’incroyable supériorité acquise par la famille Morosini sur tout le reste des mortels moins fortunés – au propre et au figuré !
Kledermann se leva :
— Je vous prie de m’accorder un instant…
La main d’Aldo appuyée sur son bras l’arrêta :
— Merci, mais n’en faites rien !
— Pourquoi ? Vous avez peur en avion ?
— Non, mais je ne veux pas enlever quoi que ce soit à Lisa de la spontanéité de son élan vers Tante Amélie ! Vous savez combien elle est casanière et mère poule. Or, sans hésiter une seconde, elle a tout planté là pour lui venir en aide. Tante Amélie en sera touchée et je ne veux pas ternir la beauté de son geste en lui jouant le mauvais tour de débarquer avant elle ! Alors, si vous consentez à me supporter encore quelques heures, j’accepterai volontiers un bon lit… et demain je prendrai le train pour Paris, ce qui me permettra d’aller chez Sprüngli acheter pour ma pauvre tante Amélie ses chocolats préférés. Un détail, me direz-vous, mais c’est avec une foule de petits détails que l’on fait de grandes choses et… Sacrebleu ! Dans quel piège cette fichue Plan-Crépin est-elle allée fourrer son nez ?… Tante Amélie doit en être malade ! A-t-on idée de se lancer sur les traces d’un assassin avec pour seules armes un parapluie et un missel !
"Le Talisman du Téméraire (Tome 1)" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Talisman du Téméraire (Tome 1)". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Talisman du Téméraire (Tome 1)" друзьям в соцсетях.