Le baron transporté dans son lit, Aldo n’avait aucune raison de s’attarder, pourtant il n’avait nulle envie de s’éloigner de cet homme hors du commun, véritable chevalier sans armure qui avait tenu à honneur de ne laisser sa vie lui échapper qu’après avoir, sinon payé, du moins offert le prix du sang pour un crime qui n’était pas le sien et qui pourtant avait hanté son existence.
Cependant, il comprit qu’il gênait. Cela se lisait dans le regard inquiet de Martha. Elle devait redouter la rencontre avec l’héritier… mais pourquoi ? La question eût été mal venue et Aldo finit par se retirer après avoir salué une dernière fois le corps étendu dans sa longue robe noire.
En quittant le castel, il prit la route menant à cette colline que les gens du lieu avait baptisée tout simplement « Le duc de Bourgogne », s’arrêta à quelque distance du bouquet d’arbres et marcha jusqu’au sommet, éprouvant une sorte d’exaltation à mettre ses pas dans ceux du Téméraire qui avait dû parcourir ces chemins à peine tracés. Il imaginait les pavillons aux vives couleurs, leurs soies épaisses doublant les fortes toiles que la pluie ne traversait pas et les bannières chatoyantes dans le vent. C’était comme une ville de rêve plantée dans la campagne renfermant ce qui était peut-être le plus fantastique trésor de l’époque, même en s’en tenant aux biens privés de Charles de Bourgogne, son trône, son épée de parade, sa chapelle et ses vases sacrés en or serti de pierres précieuses, ses vêtements, son linge, ses coffres de voyage, ses cassettes pleines de bijoux, ses reliquaires, ses draps d’or ou d’argent, tout jusqu’à l’objet le plus banal était marqué au coin d’une richesse incroyable… Et Morosini se représentait aisément la stupeur incrédule de ces montagnards helvétiques, vêtus de cuir et aux bras nus, pénétrant dans ce palais de conte de fées et le mettant au pillage sans avoir la moindre idée de la valeur de ces objets… Dans le pays, on avait dû se raconter de génération en génération l’histoire de ce Suisse qui trouva un énorme diamant d’où pendait une grosse perle, le remit dans son coffret pour l’expédier sous un chariot, revint le chercher réflexion faite et le vendit pour un florin à un prêtre qui en reçut trois francs de ses seigneurs…
La Suisse entière s’enrichit de cette manne fantastique, surtout, naturellement, ceux qui connaissaient la valeur des choses, banquiers, changeurs, orfèvres et joailliers. Des paysans vendaient pour rien des quintaux de vaisselle d’argent et découpaient en morceaux les plus beaux brocarts pour les vendre à l’aune comme de la tiretaine chez un drapier. Quant aux plus remarquables joyaux, ils atterrirent entre les mains des Fugger, les grands banquiers d’Augsbourg. Ces merveilles appartinrent, au fil des ans, à des princes, tel l’empereur Maximilien dont le fils épousa Marie de Bourgogne, l’unique enfant du Téméraire d’où vinrent les Habsbourg, un peu plus tard à Henri VIII d’Angleterre, mais disparurent quand Cromwell leva l’étendard de la révolte contre Charles Ier qui y laissa sa tête.
Ayant erré, rêvé un long moment, Aldo s’aperçut d’une nécessité fort vulgaire : il avait faim… Il reprit sa voiture, fit quelques kilomètres, mais au lieu de revenir vers Lausanne, il piqua droit sur l’intérieur de la Suisse, se trouva une pimpante auberge où une « accorte servante » entreprit de combler les vides de son estomac arrosé d’un « Clos des Murailles » inattendu dans un endroit aussi champêtre, puis deux cafés consommés et autant de cigarettes plus tard, il décida, au lieu de regagner Lausanne, d’emprunter la route de Zürich. Après ce qui venait de lui arriver, un entretien avec son beau-père lui semblait de première nécessité.
Ces « Trois Frères », qui manifestaient une invraisemblable tendance à se multiplier, faisaient défiler dans sa tête une série de points d’interrogation, et son beau-père lui paraissait le plus à même d’en discuter.
De Zürich, il appellerait Lisa comme il le lui avait promis en plaisantant, n’imaginant pas un instant qu’à l’issue de sa visite à Grandson il se précipiterait dans les fastes de la maison Kledermann. Il ne pouvait décemment pas retourner chez lui avec dans sa poche l’un des trois rubis du Téméraire, sachant parfaitement que le trio au complet reposait dans la chambre forte du petit palais de la Golden Küste.
En dépit du mauvais temps – la neige s’était remise à tomber juste à la sortie de Grandson –, il traversa en moins de trois heures les champs, forêts, lacs et collines couronnées de châteaux féodaux de la Haute-Argovie. Malgré la température glaciale, les routes n’étaient pas verglacées et il avait un peu l’impression de se promener au royaume du Père Noël.
L’activité intense de Zürich à l’heure des sorties de bureau le changea désagréablement en le ramenant à la réalité, mais il savait que Moritz Kledermann restait assez tard à sa banque, et, à la pensée de la surprise qu’il lui apportait, il sentait l’excitation s’emparer de lui tandis qu’il escaladait en courant le large escalier de marbre aux rampes de bronze et déboulait dans le bureau du secrétaire particulier du banquier, un homme entre deux âges – encore plutôt du bon côté ! – qui s’intégrait au décor solennel comme s’il en descendait tous les matins.
— Bonjour, Monsieur Birchauer ! lança gaiement l’arrivant : si mon beau-père ne reçoit personne, il faut que je le voie de toute urgence !
Le comportement essentiellement britannique de Birchauer lui permit de recevoir l’annonce sans broncher en dépit de l’agitation évidente du visiteur.
— Non, il est seul. Bonsoir, Monsieur le pr…
— Parfait ! C’est tout ce que je voulais savoir !
Et il fonça sur la porte communicante qu’il ouvrit en clamant :
— Bonsoir, Moritz ! Pardonnez-moi de survenir ainsi impromptu, mais j’ai à vous parler d’une chose incroyable…
Aussi calme que s’il recevait un chef d’État, Kledermann se contenta de lever un sourcil surpris :
— Aldo ? Mais que vous arrive-t-il ? Lisa n’est pas…
— Malade, non ! Ni aucun de vos petits-enfants ! Sinon, j’aurais employé le téléphone au lieu de sillonner la Suisse !
— Sillonné la Suisse ? D’où venez-vous ?
— De Grandson où je suis allé voir mourir un gentilhomme !
— Ah !
Kledermann tendit le bras, décrochant le téléphone intérieur :
— Je n’y suis pour personne, Birchauer ! dit-il tranquillement avant de remettre l’écouteur en place.
Puis il regarda un instant son gendre qui lui offrit un beau sourire :
— Alors, Aldo ? Vous semblez bien agité. Êtes-vous si pressé de me délivrer votre message ?…
— Trouvaille serait plus approprié !
— Oh ?
Puis, comme il se taisait, Morosini se mit à rire :
— Votre cabinet de travail est-il hermétiquement insonorisé ?
Un silence, et les pupilles du banquier se rétrécirent :
— Vous ne préféreriez pas rentrer à la maison, par exemple ? Vous avez la mine d’un chat qui se pourlèche en guignant la souris qu’il va s’offrir pour son déjeuner, et je déteste ce rôle-là !
— Je ne suis pas si méchant et je préfère de loin ce que concocte votre chef trois étoiles mais…
Kledermann n’hésita plus : lui dont l’allure normale était froide et décontractée se précipita sur la porte :
— Birchauer, faites avancer ma voiture !…
— Pas la peine, souffla Aldo, j’en ai loué une à Lausanne !
— Eh bien, on la renverra au loueur qui est le même partout. Donc, ma voiture ! Birchauer, vous pouvez fermer l’agence et réintégrer votre logis !
— Si tôt ? Il n’est que…
— Justement, cela vous reposera ! Je rentre chez moi et ne veux plus entendre parler de banque avant demain matin !
— Comme vous voudrez, Monsieur ! J’avoue qu’oublier les chiffres pour écouter Mozart !…
L’air extasié de son secrétaire fit rire le banquier :
— D’accord, on pourra faire ça de temps en temps. Moi aussi, j’aime Mozart !
Dix minutes plus tard, alors que la luxueuse voiture grise et argent glissait le long du lac dans un royal silence, Morosini, amusé, guettait du coin de l’œil les imperceptibles manifestations d’impatience d’un homme dont l’impassibilité était pratiquement passée à l’état de proverbe. Sauf une seule fois… dont le souvenir faisait encore trembler Aldo…
Soudain il entendit une petite voix, fort éloignée du beau timbre grave habituel :
— Vous ne voulez vraiment rien dire avant d’être à la maison dans un véhicule où l’on n’entend même pas tourner le moteur !
Après un instant d’hésitation, Aldo ouvrit son manteau, fouilla dans une poche intérieure et en sortit le sac contenant la monture. La pierre miraculeuse était déjà réfugiée dans l’une de ses chaussettes, selon une déjà ancienne prudence.
— Si. Tenez ! Amusez-vous avec cette babiole ! À condition de ne pas allumer le plafonnier !
— Comme si vous ne me connaissiez pas ! Mais… Qu’est-ce que c’est ?
Accoutumés à manier des choses fragiles et délicates, les doigts du banquier tournaient et retournaient l’étrange objet qui, à première vue, ne lui évoquait rien sinon qu’il était en or. N’attendant pas de réponse de son passager, Kledermann se rua soudain sur la vitre de séparation avec le chauffeur :
— Vous traînez, Joseph ! Plus vite, que diable !
La voiture partit telle une fusée, évitant de peu un couple d’amoureux qui rêvassait en traversant l’avenue et qui eut très peur, récompensé par un chapelet d’injures pêchées dans plusieurs ports du monde qu’Aldo écouta, mi-admiratif, mi-scandalisé :
— Mes sincères félicitations, beau-père ! émit-il en tirant son mouchoir pour s’éponger le front. Je vous savais polyglotte… mais là c’est impressionnant !
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