– Placé comme vous l’êtes, vous devez connaître la région et au-delà, dit Aldo, et vous pouvez sans doute nous indiquer où demeure le baron Palmer ?

Le visage de l’aubergiste prit un air consterné :

– Le baron Palmer ! Mon Dieu… ces messieurs ne savent pas, alors ?

– Savoir quoi ?

– Sa maison a brûlé il y a une quinzaine de jours et il a disparu dans l’incendie…

Morosini et Vidal-Pellicorne s’entre-regardèrent avec un début d’épouvante :

– Mort ? souffla le premier.

– Eh bien… il doit l’être mais on n’a pas retrouvé son corps. En fait, on n’a rien retrouvé du tout : le couple de serviteurs qui loge dans les communs avec le jardinier a seulement récupéré son serviteur chinois blessé et inconscient.

– Comment le feu a-t-il pris ? demanda Adalbert.

Johann Sepler haussa ses maigres épaules en signe d’ignorance :

– Tout ce que je peux vous dire c’est que, cette nuit-là, il y avait de l’orage. Le tonnerre grondait, grondait, et il y avait des éclairs mais c’est seulement peu avant l’aube que les nuages ont crevé. Il est tombé un vrai fleuve et ça a éteint l’incendie mais, de la maison, il ne restait plus grand-chose C’était… un de vos amis, le baron ?

– Oui, dit Aldo, un vieil ami… et qui nous était cher !

– Je suis bien désolé de vous porter une mauvaise nouvelle. Ici on ne voyait pas beaucoup Pane Palmer ‘, mais il était bien considéré : on le savait généreux. Encore un peu de prune ? Ça aide à faire passer les coups pénibles…

C’était offert de bon cœur. Les deux amis acceptèrent et, en effet, éprouvèrent un peu de réconfort qui les aida à surmonter le choc brutal qu’ils venaient d’éprouver. L’idée que le Boiteux eût cessé de respirer l’air des hommes leur était insupportable, à l’un comme à l’autre.

– Nous irons faire un tour de ce côté demain matin, soupira Morosini. Vous pourrez sans doute nous indiquer le chemin ? C’est la première fois que nous venons…

– Oh, c’est facile : vous sortez d’ici par le sud en remontant le cours de la rivière et à environ trois kilomètres vous verrez sur votre droite un chemin au milieu des arbres, fermé par une vieille grille entre deux piliers de pierre. Elle est un peu rouillée, cette grille, et même elle n’est jamais fermée. Vous n’aurez qu’à entrer et suivre le chemin. Quand vous serez devant les ruines noircies vous saurez que vous êtes arrivés… Mais au fait, n’avez-vous pas dit que vous vouliez aller au château d’ici ?

– On l’a dit, en effet, dit Adalbert avec un effort visible, mais j’avoue que ça nous était un peu sorti de l’esprit. Nous espérons que le prince voudra bien nous recevoir ?

– Son Altesse est à Prague ou à Vienne, mais pas à Krumau en tout cas.

– Vous en êtes sûr ?

– C’est bien facile à savoir. Il n’y a qu’à regarder la tour : si Son Altesse est là on hisse sa bannière… mais ne vous faites pas de souci : il y a toujours du monde là-haut. Par exemple le majordome, et surtout le Dr Erbach qui s’occupe de la bibliothèque : il vous donnera tous les renseignements que vous voudrez… Ah, je vais vous demander de m’excuser. On a besoin de moi.

Leur hôte disparu, Aldo et Adalbert remontèrent chez eux, trop soucieux de ce qu’ils venaient d’apprendre pour en parler. Tous deux éprouvaient le besoin d’y réfléchir dans le silence mais, cette nuit-là, ni l’un ni l’autre ne dormit beaucoup…

Quand ils se retrouvèrent le lendemain pour le petit déjeuner dans la salle commune, ils n’échangèrent que peu de paroles, et pas davantage durant le court trajet qui les mena sur le théâtre du drame. Car c’en était un en vérité : le manoir Renaissance – on pouvait déterminer l’époque grâce à quelques pierres d’angle et un fragment de mur portant des traces de ces « sgraffite[v]«  si fort prisés au temps de l’empereur Maximilien – avait presque disparu. Le peu qui en restait n’était plus qu’un amas de décombres noircis autour duquel un cercle de grands hêtres semblait monter une garde funèbre. À quelque distance, les écuries et un bâtiment de communs contrastaient par la sérénité de leurs fenêtres ouvertes au soleil au-delà d’un jardin fleuri. Le joyeux froissement de la rivière ajoutait au charme de l’endroit et Morosini se souvint que cette demeure avait été celle d’une femme. Une femme qui avait aimé Simon Aronov et lui avait légué sa maison en ultime preuve d’amour…

Attiré sans doute par le bruit du moteur, un homme accourait vers les visiteurs aussi vite que le permettaient ses lourdes bottes à entonnoir resserrées par une courroie. Il portait une culotte de velours brun brodée sous un gilet croisé rouge et une courte veste à multiples boutons selon la mode des paysans bohémiens aisés, et ce costume soulignait une vigueur certaine à peine démentie par les cheveux et la longue moustache grise.

Les deux étrangers surent tout de suite qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Dès qu’il fut à portée, l’homme aboya :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Vous parler, dit Morosini calmement. Nous sommes des amis du baron Palmer et…

– Prouvez-le !

Comme c’était facile ! Aldo eut d’abord un geste d’impuissance, puis une idée lui vint :

– On nous a dit, à Krumau…

– Qui à Krumau ?

– Johann Sepler, l’aubergiste. Mais ne m’interrompez pas tout le temps sinon nous n’arriverons à rien. Sepler donc nous a dit que le serviteur asiatique du baron a échappé à l’incendie, qu’il est soigné chez vous. Allez lui dire que je voudrais lui parler. Je suis le prince Morosini et voici M. Vidal-Pellicorne…

Le gardien fronça un visage méfiant : les noms étrangers passaient plutôt mal. D’un même mouvement, les deux amis sortirent une carte de visite et la remirent à l’homme :

– Donnez-lui ça ! Vous verrez bien…

– C’est bon. Attendez ici !

Il regagna la maison dont il ressortit quelques instants plus tard, tenant le bras d’un personnage étayé de l’autre côté par une canne. Aldo n’eut aucune peine à reconnaître Wong, le chauffeur coréen de Simon Aronov qu’il avait vu, un soir dans les rues de Londres, au volant de la voiture du Boiteux. Le visage du serviteur portait d’évidentes traces de souffrance, mais il parut à ses visiteurs qu’une petite flamme brillait dans ses yeux noirs.

– Wong ! dit Aldo en s’avançant vers lui. J’aurais préféré vous retrouver dans d’autres circonstances… Comment allez-vous ?

– Mieux, Votre Excellence, merci ! Je suis heureux de revoir ces messieurs…

– Pouvons-nous parler un instant sans trop vous fatiguer ?

Le Tchèque cependant s’interposait :

– Ces gens sont des amis de Pane Baron ?

– Oui. Ses meilleurs amis… Tu peux me croire, Adolf !

– Alors je demande qu’on m’excuse. Mais les autres aussi s’étaient présentés comme des amis !

– Les autres ? dit Adalbert. Quels autres ?

– Trois hommes qui sont venus un après-midi, grogna le nommé Adolf. J’ai eu beau leur affirmer que Pane Baron n’était pas là, qu’on ne l’avait pas vu depuis longtemps, ainsi que j’en avais reçu l’ordre, ils ont insisté. Ils voulaient « attendre ». Alors j’ai pris mon fusil et j’ai dit que je n’avais pas envie qu’ils s’installent devant notre porte jusqu’au jugement dernier et que s’ils ne voulaient pas s’en aller je me chargeais de les faire filer, et un peu vite…

– Ils sont partis ?

– Pas avec bonne volonté, vous pouvez me croire, mais j’avais des cousins de Hohenfurth venus depuis deux jours aider à repasser la grange à la chaux. Le bruit les a attirés et comme ils sont taillés à peu près comme moi, ces gens ont compris qu’ils n’auraient pas raison contre nous. Alors, ils sont repartis, mais le lendemain soir ils revenaient… et les cousins étaient rentrés chez eux… mais si vous le permettez, je vais faire asseoir Wong sur ce banc de pierre. Il n’est pas encore assez solide pour rester longtemps debout…

– J’aurais dû vous le demander, dit Morosini qui prit la canne du Coréen pour le soutenir jusqu’au siège indiqué.

Celui-ci s’y laissa tomber avec un soupir de soulagement. Il était assez curieux de voir la sollicitude témoignée par ce paysan tchèque envers un être aussi éloigné de lui, tant par la naissance que par la culture, mais à les voir si proches l’un de l’autre, Aldo fut frappé par une similitude dans la forme des yeux, en amande et légèrement étirés. Après tout, la Pannonie des guerriers huns n’était pas bien loin et il se pouvait que ces deux hommes fussent moins étrangers qu’on pouvait le croire.

– Vous disiez, reprit Adalbert, que ces hommes I sont revenus ? Mais d’abord, à quoi ressemblaient-ils ?

Adolf haussa les épaules et souffla dans ses moustaches :

– Bouh ! … Comment vous dire ? À pas grand-chose de bien en tout cas. L’un d’eux parlait notre langue mais quand il s’adressait aux autres, c’était dans un anglais très nasillard. Tous avaient des costumes de toile bise et des chapeaux de paille avec des rubans de couleur et ils mâchonnaient sans arrêt quelque chose. Mais pour être costauds ils étaient costauds !

– Des Américains, à tous les coups, diagnostiqua Morosini qui revit la silhouette de son crampon de l’Europa. Apparemment, on en trouvait beaucoup cet été en Bohême ! Puis il ajouta : Lequel semblait être le chef ? Celui qui servait d’interprète ?

– On l’a cru d’abord mais le lendemain on a bien vu qu’il n’en était rien parce que, cette fois, il en est venu un quatrième : un beau jeune homme brun, très bien habillé. Distingué aussi et qui commandait à tout le monde. Celui-là avait l’air de parler un tas de langues mais j’aurais juré qu’il était polonais.

Traversés par la même pensée, Aldo et Adalbert échangèrent un bref regard entendu. Le portrait ressemblait trop à Sigismond Solmanski. On le savait en Europe et il avait dû ramener avec lui une solide bande de truands made in USA. Avec la fortune de sa femme et peut-être aussi celle de sa sœur à sa disposition, il ne devait pas manquer d’argent…