Ce qu’il venait de dire ne consolait pas Ida. L’œil perdu dans le lointain, elle tournait sa petite cuillère dans sa tasse de café. Aldo en profita pour s’intéresser à leur entourage. Il vit soudain se lever quelqu’un qu’il avait déjà vu et n’eut aucune peine à identifier : c’était l’homme qui causait hier soir dans le bar avec Aloysius Butterfield et qui l’avait délivré des importunités de l’Américain. Il avait dû déjeuner à une table voisine et à présent il partait, un journal plié à la main, en rechaussant ses lunettes noires. Aldo n’eut pas le temps de s’y intéresser davantage : la mélancolique songerie d’Ida s’achevait et elle revenait à lui :
– J’espère, dit-elle, que tu viendras bavarder avec moi, durant mon séjour à Venise ? Vois-tu, je crois aux coïncidences, au destin, et ce n’est pas sans raison que nous avons été remis en présence… Qu’en penses-tu ?
– Mais… je pense comme toi, sourit Aldo trop heureux de s’en tirer à si bon compte.
De toute évidence, Ida ne perdait pas espoir : une épouse légitime a-t-elle jamais empêché un homme d’avoir de belles amies ? Les rêves de la cantatrice venaient de prendre une direction différente et, comprenant qu’une bouderie quelconque ne la servirait en rien, elle fut charmante jusqu’à ce que l’on quitte Novacek, ses jardins et sa choucroute.
« Elle est plus intelligente que je ne le croyais », pensa Morosini et, de son côté, il fit preuve de plus d’amabilité que dans les débuts. Tous deux refranchirent la Moldau sur l’admirable pont Charles et la calèche déposa Ida de Nagy au théâtre où quelques raccords devaient être effectués. La chanteuse tendit à son ancien amant une main apparemment sans rancune :
– On se revoit à l’automne ?
– Ce sera un plaisir, répondit-il en s’inclinant avec galanterie sur les doigts offerts. Conduisez-moi à l’hôtel Europa, ajouta-t-il quand les mousselines mauves de la jeune femme eurent disparu sous le péristyle du théâtre.
L’après-midi même Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Prague, l’un au volant, l’autre étalant sur ses genoux une carte routière. Environ cent soixante kilomètres séparaient Krumau de la capitale mais il existait plusieurs routes possibles, les plus importantes passant par Pisek ou par Tabor. Adalbert choisit la seconde qui lui parut la plus facile, toutes aboutissant d’ailleurs à Budweis pour n’en plus former qu’une seule filant sur la frontière autrichienne et sur Linz.
Vers la fin de l’après-midi, ils arrivaient à destination après un voyage sans histoire. Quand ils découvrirent leur objectif après le dernier virage d’une route secondaire tracée à travers l’épaisse forêt bohémienne, ils eurent, en même temps, la même exclamation : « Aie ! », tandis qu’Aldo se garait sur le bord de la route.
– Si c’était un rendez-vous de chasse autrefois, ça a bien grandi, remarqua Vidal-Pellicorne.
– Versailles aussi était un rendez-vous de chasse sous Louis XIII, et tu as vu ce que Louis XIV en a fait ? Le rabbin m’a bien prévenu qu’il s agissait d’un château important !
– Possible, mais à ce point-là ! Arriverons-nous seulement à entrer là-dedans sans y avoir mis le siège pendant plusieurs mois ?
Il est vrai que Krumau était un formidable château et qu’il n’avait rien de rassurant. Posé sur un éperon rocheux au-dessus de la haute vallée de la Moldau et d’une petite ville qu’il avait l’air de couver, le plus important domaine bohémien des princes Schwarzenberg se composait d’un assemblage de bâtiments appartenant à des époques diverses mais ressemblant assez à des casernes sous leurs grands toits pentus, le tout dominé par une haute tour qui avait l’air de sortir d’un film fantastique. Sur ses quatre étages se succédaient les étroites fenêtres géminées du Moyen Âge, une galerie circulaire à minces colonnettes évoquant la Renaissance et couverte d’un toit, puis une curieuse construction sommée de deux clochetons et d’un petit belvédère ajouré, coiffé d’un bulbe de cuivre qui avait dû être doré. Le tout allant en se rétrécissant pour aboutir à une allure générale de bain de sucre décoré et faussement jovial. Cette tour de guet dont il ne devait pas être facile de déloger les occupants prenait racine aux environs du sommet du clocher voisin, ce qui donnait une idée de sa hauteur. L’ensemble offrait une image altière, pleine de noblesse et d’orgueil, mais fort peu rassurante.
– Qu’est-ce qu’on fait ? soupira Morosini.
– On trouve d’abord une auberge et on s’installe. Le portier de l’Europa m’a fourni quelques renseignements utiles…
– Est-ce qu’il t’a donné aussi l’adresse d’un bon quincaillier ? Parce que ce n’est pas avec un canif ni même un couteau suisse qu’on viendra à bout d’un tombeau…
– Sois tranquille. C’est prévu. Dans mon métier on ne s’embarque jamais sans une petite trousse de secours. Quant au gros matériel, pelle ou pioche, on le trouvera facilement ici. Je ne me voyais pas embarquer ça sous l’œil surpris du personnel de l’Europa.
Le regard de Morosini glissa, goguenard, vers son ami. Il savait depuis leur première rencontre qu’avec lui le métier d’archéologue ouvrait presque naturellement sur des tâches plus délicates ayant quelques affinités avec celles du cambrioleur mondain. Il pouvait être tranquille : celui-là ne s’embarquait jamais sans biscuits.
– N’oublie pas que nous allons opérer dans une propriété privée et qu’il faut éviter à tout prix les dégâts. Au moins visibles !
– Que crois-tu que j’aie emporté ? De la dynamite ?
– Cela ne m’étonnerait qu’à moitié…
– Et tu aurais raison, conclut Adalbert avec gravité. C’est très utile, la dynamite. À condition bien sûr de savoir la manier et d’en connaître le dosage.
Les airs angéliques d’Adalbert qui avait souvent la mine d’un chérubin farceur ne trompaient guère son ami. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il eût emporté dans sa « trousse » un ou deux petits bâtons de la découverte du grand Nobel, mais il était préférable de ne pas s’étendre sur le sujet. Il se faisait tard – la crevaison d’un pneu avait retenu les voyageurs sur la route plus que de raison – et Aldo, à présent, avait hâte d’arriver :
– Bon, fit-il en remettant en marche sa voiture. Allons voir de plus près à quoi ressemble la ville. D’ici ça a l’air intéressant et puis surtout, il faut nous loger. Demain matin, si tu veux m’en croire et avant même de monter au château, je te propose de nous mettre à la recherche de la maison de Simon. Je préférerais emprunter pelle et pioche à ses gens plutôt qu’éveiller les curiosités locales sur ce que deux élégants touristes étrangers peuvent bien faire avec ce genre d’outils…
– Bonne idée !
– Elle s’appelle comment, ton auberge ?
– « Zum goldener Adler ». Les franges de la Bohême sont peuplées de gens qui parlent plus volontiers l’allemand que le tchèque. Et puis nous sommes sur les terres des Schwarzenberg que l’Histoire a faits princes bohémiens mais qui n’en sont pas moins originaires de Franconie. Sans compter que l’Autriche a trouvé chez eux nombre de ses plus grands serviteurs.
– Merci du cours magistral ! coupa Morosini goguenard, le Gotha, je connais. C’est tout juste si je n’ai pas appris à lire dedans.
Adalbert haussa des épaules dégoûtées :
– Ce que tu peux être snob quand tu t’y mets !
– Dans certains cas, ça peut servir…
Il n’en dit pas plus, saisi soudain par la beauté dans laquelle il pénétrait. Déjà, depuis Tabor, il admirait le paysage quasi sauvage de forêts profondes, de collines abruptes souvent couronnées de ruines vénérables, de rivières tumultueuses écumant dans des gorges profondes, mais Krumau enserrée dans les boucles de la Moldau « au rapide flot brun et doré » lui apparut comme une sorte de point d’orgue. La ville avec ses hauts toits rouge corail ou brun velours semblait sortie tout droit de l’imagerie du Moyen Âge. La tour arrogante qui la dominait, pointée comme un doigt vers le ciel, renforçait cette impression bien que les antiques murailles et autres ouvrages de défense eussent été détruits : à elle seule, elle suffisait à créer l’atmosphère.
L’auberge annoncée par Aldebert se situait près de l’église. Son maître après Dieu ressemblait beaucoup plus, avec son long nez pointu et ses petits yeux ronds, à un pivert qu’à l’oiseau impérial qui timbrait son enseigne. Il était brun comme une châtaigne et formait un contraste complet avec son épouse Greta. Celle-ci taillée comme un lansquenet avait l’air d’une walkyrie avec son port imposant et ses épaisses nattes blondes. Il lui manquait seulement le casque ailé, la lance et, bien sûr, le cheval dont elle eût sans doute été bien encombrée car de plus placide personne ne se pouvait rencontrer. Une soumission quasi bovine se lisait dans son regard bleu fixé à demeure sur son petit époux comme l’aiguille de la boussole sur le nord magnétique. Mais elle possédait de solides vertus domestiques et se révéla dès le premier soir une excellente cuisinière, ce dont ses hôtes lui furent reconnaissants. Par ses soins ceux-ci furent nantis de deux chambres comme on savait en construire jadis dans une belle maison dont le haut toit à quatre pentes avait dû recevoir son bouquet aux environs du XVIe siècle.
En cette fin de printemps, les voyageurs n’étaient pas nombreux et les nouveaux venus furent l’objet de soins d’autant plus attentifs que tous deux parlaient l’allemand. Le maître, Johann Sepler – un Autrichien qui avait épousé la fille de la maison – causait volontiers et, charmé par l’amabilité de ce prince italien, il tint après le repas à leur faire goutter une vieille prune se mariant à merveille à un café aussi bon qu’à Vienne. Comme rien ne délie la langue autant que la vieille prune, Sepler se trouva très vite en confiance.
En venant à Krumau, expliquèrent les voyageurs, ils souhaitaient obtenir la permission de visiter un château qui intéressait surtout Morosini, désireux de se documenter sur les trésors inconnus d’Europe Centrale en vue d’un livre – ça marchait toujours, ce prétexte ! – et ensuite rendre visite à un vieil ami dont la propriété se trouvait aux environs de la ville.
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