Celui-là a les meilleures raisons du monde de fuir la cour. Gravement blessé à la bataille de Parme, Charles-Emmanuel de Crussol d’Uzès est resté contrefait. Il n’aime guère se montrer à Versailles mais il va s’enfermer dans son Languedoc ancestral, et ce n’est certes pas pour s’y morfondre et pleurer sa silhouette disparue. Il y mène, au contraire, fort joyeuse vie, attire chez lui tout le pays environnant, et même, veuf d’Émilie de La Rochefoucauld, il se remarie : il épouse la plus jolie de ses sujettes, Mlle de Gueydan, dont il est fort amoureux. Elle sera à ses côtés quand il recevra Mehmet pacha, ambassadeur de Constantinople, auquel il donnera une fête demeurée dans les archives et dans les mémoires d’Uzès. En digne fils du siècle des Lumières, Charles-Emmanuel se veut philosophe et y réussit assez bien pour entretenir avec Voltaire une importante correspondance.

La Révolution chassa son fils qui émigra en Russie où il devint aide de camp du tsar Paul Ier. Le duché vendu comme bien national fut promis à la pioche des démolisseurs. Mais le sieur Olivier qui l’a acheté va s’y casser les dents. Les pioches dont il espérait tant se révèlent inopérantes contre une bâtisse dont les fondations remontent à Jules César. Obligé d’y renoncer et dépité en proportion, il finit par le vendre à une association de la ville qui le transforme en école.

Les dommages ne seront pas grands et, à la Restauration, le fils de l’émigré, qui deviendra grand maître de la Maison du roi, pourra récupérer son bien. Depuis, le rayonnement d’Uzès est demeuré constant. Mais il allait appartenir à une femme étonnante de faire retentir son nom aux quatre coins de l’Europe, et cela pendant de longues années.

Quand, en 1867, Marie-Clémentine de Rochechouart-Mortemart épouse Emmanuel de Crussol duc d’Uzès, le mariage peut passer pour un événement mondain, sans plus. Le marié a vingt-sept ans, la mariée en a vingt. On sait qu’elle possède la beauté et l’esprit célèbre des Mortemart qui ont fait la fortune de Mme de Montespan, qu’elle aime avec passion les chevaux, les chiens et la chasse mais c’est à peu près tout.

Onze années plus tard, la voilà veuve : le duc meurt en 1878. C’est alors que l’on découvre un étonnant personnage. Notre époque sans respect dirait « un phénomène ».

C’est que Mme d’Uzès est une véritable amazone dans tous les sens du terme. Elle se lance d’abord dans la politique aux côtés du général Boulanger dont elle finance la campagne électorale, dans l’espoir que ce général cocardier et beau garçon, qui sait si bien s’attirer l’amour des foules, restaurera la monarchie. Hélas, Boulanger n’est justement qu’un beau garçon sans trop de cervelle. Il se comporte comme un sous-lieutenant amoureux et finit par se suicider sur la tombe de sa maîtresse, Mme de Bonnemain.

La duchesse d’Uzès a perdu son grand homme. Qu’à cela ne tienne, elle s’occupera des femmes ! Tout en menant une vie intense d’écrivain et de sculpteur – ses œuvres sont signées Manuela –, elle combat pour leurs droits politiques et mettra parfois sa fortune au service de causes généreuses. C’est ainsi qu’elle assure l’éducation de la fille de l’anarchiste Vaillant et que de nombreuses misères seront soulagées par sa générosité. La guerre de 1914 fit d’elle une infirmière.

Mais sa grande passion, c’était la chasse à courre. Maître d’équipage, lieutenant de louveterie, elle attirait dans son château de La Celle-les-Bordes tout ce que l’Europe comptait de veneurs illustres. Son équipage, le Rallye-Bonnelles, était le premier de France. Jusqu’à un âge avancé – elle montait encore à quatre-vingt-cinq ans – elle mena hommes et chevaux à un train positivement infernal qui en surprenait plus d’un.

Elle fut aussi la première femme détentrice du permis de conduire qu’elle obtint en 1897. Elle fut certainement aussi la première à décrocher une contravention pour excès de vitesse. L’événement eut lieu dans le bois de Boulogne alors que la duchesse roulait… à treize à l’heure.

Le château d’Uzès conserve d’elle de fort beaux portraits et aussi quelques-unes de ses œuvres. Il conserve également son souvenir comme celui d’une femme au courage exceptionnel. Plus heureux que beaucoup de ses semblables, le duché est toujours la propriété de la famille de Crussol-d’Uzès et les touristes prennent chaque année davantage le chemin de cette jolie cité dont les vieux hôtels se dorent au soleil et racontent une histoire séculaire.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er septembre au 30 juin 10 h-12 h et 14 h-18 h Du 1er juillet au 31 août 10 h-12 h 30 et 14 h-18 h 30

Fermé le 25 décembre.

http://www.duche-uzes.fr/fr/chateau/histoire.php

Vaux-le-Vicomte

D’une fête mortelle à un duc meurtrier

Vous dont il a rendu la demeure si belle

Nymphes qui lui devez vos plus charmants appas

Si le long de vos bords, Louis porte ses pas

Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage.

Jean de LA FONTAINE

Quand, en 1641, Nicolas Fouquet, alors âgé de vingt-six ans et conseiller au Parlement, achète la vicomté de Vaux – un domaine de quelque six mille hectares ! – personne ne songe à s’en étonner. La terre et le titre qui s’y attache marquent le point ultime, le couronnement d’une puissante fortune familiale. À cette époque, Fouquet vient tout juste d’hériter de son père, ex-armateur nantais, conseiller d’État, maître des requêtes et ancien ambassadeur en Suisse. En outre, coseigneur de l’île d’Orléans et de Beaupré, en pays canadien, car il était de ceux qui croyaient à l’avenir de l’immense terre d’outre-Atlantique.

Vaux représente un excellent investissement pour un si bel héritage et le jeune Nicolas espère bien, quand le temps en sera venu, en faire le symbole d’une réussite qu’il veut éclatante. Il est déjà l’un des jeunes magistrats les plus en vue, tant par sa position que par son charme. Peu d’hommes en effet ont été aussi séduisants.

Cette ascension prend un tour définitif le jour où Fouquet devient l’ami du cardinal Mazarin. Le ministre a vite fait de démêler les qualités d’homme d’affaires du jeune magistrat. L’énorme fortune de l’un et de l’autre va sortir de cette association et, dès lors, tous les espoirs sont permis à Nicolas Fouquet.

D’abord munitionnaire des armées, il devient ministre d’État en 1653, puis surintendant des Finances, de compte à demi avec Servien dans la même année. Il le sera seul six ans plus tard. En même temps, comme son père, il s’intéresse de près au commerce avec l’autre côté de l’Atlantique et commence à donner une grande extension aux échanges avec les Îles. Enfin, son mariage avec Marie-Madeleine de Castille lui a apporté une dot non négligeable.

Ainsi assuré de sa fortune, Nicolas Fouquet entreprend d’en ériger, à Vaux, le superbe symbole et, en 1656, la construction du château qui causera sa perte commence. Construction accélérée si l’on considère le fait qu’elle ne durera que trois ans.

Pour étendre au soleil la splendeur de Vaux, Fouquet achète et fait raser trois villages. Pendant des mois, des milliers d’ouvriers (dix-huit mille) vont tailler la forêt, discipliner la nature, domestiquer les eaux qu’emprisonne un extraordinaire système hydraulique. Les jardins sont dessinés par un jeune inconnu, Le Nôtre. Quant au château – on pourrait même dire le palais –, deux autres inconnus l’ont en charge, l’architecte Le Vau et le peintre Le Brun qui s’occupe des intérieurs. Les plafonds de ce dernier glorifient l’écureuil, emblème de Fouquet, et son insolente devise Quo non ascendam ? (Jusqu’où ne monterai-je pas ?).

Continuellement, Fouquet accourt de son domaine de Saint-Mandé pour surveiller les travaux de ce qu’il appelle modestement sa « maison des champs ». Il y amène parfois sa femme mais plus souvent peut-être ses belles amies, la marquise de Sévigné et Mlle de Scudéry et, surtout, sa maîtresse préférée, la marquise du Plessis-Bellière.

Le château terminé, on y donne quelques fêtes. En l’honneur de Mazarin qui est en route pour l’Espagne où il va négocier le mariage du roi, du roi d’Angleterre et de quelques autres. Mais en 1661, Mazarin meurt. Fouquet, dont les espoirs se tournent à présent vers le poste de Premier ministre, ignore qu’au cours d’un ultime entretien avec le jeune roi Louis XIV, le cardinal l’a non seulement abandonné mais qu’il a recommandé au roi son intendant, un homme précieux entre tous qui se nomme Colbert… et qui déteste farouchement Fouquet. Le surintendant va s’apercevoir assez vite d’un net refroidissement mais il ne comprend pas encore à quel point son insolente fortune fait scandale. On parle surtout des merveilles de Vaux et, en août 1661, le roi manifeste l’intention d’y faire visite.

La sagesse voudrait sans doute que Fouquet mît une sourdine à son luxe. Or, au contraire, il en rajoute. Pour la réception royale il fait réunir tous ses trésors : les six mille assiettes et les cinq cents plats d’argent massif et, pour la table du roi, les cinq cents assiettes et les innombrables coupes, hanaps et surtouts d’or pur. Il réunit sa cour d’écrivains et de poètes. Tous inconnus jusque-là : Molière, La Fontaine, Lulli… Partout, par brassées, les fleurs les plus rares sont remplacées à peine fanées. Un théâtre tout neuf, construit dans les jardins, des jeux d’eaux.

Hélas, tout cela n’arrache même pas un sourire au jeune roi. Au contraire, sa mine paraît s’assombrir à mesure que la fête se déroule. C’est qu’au fond de sa mémoire se lèvent les images, beaucoup moins brillantes, de ses propres demeures : le vieux Louvre humide et décrépit, pauvre de meubles. Les Tuileries inhabitées, le désert inhospitalier du château de Saint-Germain où, au temps de la Fronde, il a dû s’enfuir pour échapper à Paris, révolté, et coucher sur la paille. S’y joignent les souvenirs de draps percés, de costumes trop courts, d’une misère royale mal couverte par le manteau fleurdelisé, une misère grâce à laquelle Mazarin pouvait édifier sa fortune, à l’ombre de laquelle s’édifiait celle de Fouquet.