Cela dure trois mois, trois mois d’angoisses pour le pauvre Gérôme… trois mois de folies pour la Reine des Roses, incapable d’imaginer qu’un homme risque ainsi sa vie pour la sauver (de folies jusqu’à la mort de Beauharnais car ensuite la peur vient s’installer dans le cœur de la jeune femme). Heureusement, la Terreur s’achève. Le général de Beauharnais meurt le 5 thermidor ; quatre jours plus tard c’est la chute de Robespierre, la fin du cauchemar. Néanmoins, Mme de Custine restera encore deux mois aux Carmes et y fût peut-être restée plus longtemps si Nanette Mabriat, sa fidèle servante, ne s’en était mêlée. En effet, le général de Custine avait autrefois fondé, dans les Vosges, une fabrique de porcelaines dont les ouvriers n’avaient jamais eu qu’à se louer de lui et des siens. Nanette leur écrivit et, grâce à la pétition qu’ils signèrent, la jeune femme se retrouva libre de retourner rue de Lille pour y rejoindre Nanette et le petit Astolphe. Elle avait alors grand besoin de soins.
Des soins rendus possibles par les provisions et les petites sommes d’argent qu’un inconnu apportait chaque semaine. Un soir, Delphine guette son bienfaiteur et reconnaît Gérôme qui, d’ailleurs risque toujours sa vie car il est recherché et doit se cacher. On ne sait si Delphine paya, en femme sensible, cette dette de reconnaissance. On sait seulement que le jeune homme resta chez elle quelques semaines, jusqu’à ce qu’il pût s’embarquer pour l’Amérique où, en Louisiane, il réussit à amasser une assez jolie fortune. Une fortune qu’il revint mettre aux pieds de celle qu’il aimait. Hélas, elle était redevenue la marquise de Custine et, en 1803, s’était éprise follement du vicomte de Chateaubriand.
C’est à cette époque que Delphine achète, à la duchesse de Luynes, le château de Fervaques, près de Livarot, une longue demeure de briques roses et de pierres blanches flanquée de pavillons carrés qui possède déjà une histoire. Son constructeur, le maréchal de Fervaques, Guillaume de Hautemer, a, en son temps, beaucoup défrayé la chronique : c’était une sorte de reître ne craignant ni Dieu ni diable et qui, durant les guerres de Religion, s’en donna à cœur joie de piller, de brûler et de massacrer. Il s’empara de Lisieux dont il tua le gouverneur et pilla la cathédrale… On dit qu’il profana des reliques et s’empara du trésor de maintes églises… mais il était brave, eut le bon esprit de se rallier à Henri IV qui le fit gouverneur de ce même Lisieux qui, sous le joug d’un tel homme, aurait eu grand besoin de sainte Thérèse. Il fut aussi maréchal de France et l’époux d’une fort jolie femme en l’honneur de laquelle le Vert-Galant griffonna sur une cheminée du château deux vers affligeants :
La dame de Fervaques
Mérite de vives attaques…
L’intention était, apparemment, meilleure que le distique et l’on ne sait si le bouillant Henri entreprit lesdites attaques.
C’est donc cette belle demeure qui devient, en 1803, celle de la Reine des Roses. Elle n’y connut, avec le grand Chateaubriand dont les conquêtes jalonnent le début du XIXe siècle, qu’un bref bonheur. « Ce sera comme dans un conte de fées », lui écrit l’Enchanteur en 1804. Il voyagea loin, bien loin et il arriva à Fervaques. Là logeait une fée qui n’avait pas de sens commun. On la nommait princesse sans espoir parce qu’elle croyait toujours, après deux jours de silence, que ses amis étaient morts ou partis pour la Chine et qu’elle ne les reverrait jamais… »
Chateaubriand vint donc à Fervaques où il logea dans la chambre qui avait été celle d’Henri IV. Il l’avait d’ailleurs réclamée. C’était le mois d’août et une belle flambée de passion unit le roi des Lettres et la Reine des Roses… Une passion qui, comme presque toutes celles de Chateaubriand, ne vécut elle aussi que « ce que vivent les roses ». Quand, en octobre, il revient à Fervaques, le beau feu est déjà éteint. L’amant est devenu muet et n’ouvre pas la bouche, ce qui mène Delphine au désespoir : elle tente de se tuer. Heureusement elle se manque et peut ainsi continuer, durant de longues années, à souffrir sa douleur d’amour pour un homme qui avait cependant ce talent de convertir en amies fidèles ses maîtresses les plus passionnées. Fervaques le revit en 1816, en 1819 et enfin en 1823. Mais il ne s’agit plus, chez Chateaubriand, que d’amitié lointaine. Delphine, elle, continuera de brûler jusqu’à ce 13 juillet 1826 où elle s’éteindra enfin, à Bex…
Depuis 1982, le château est la propriété du KINNOR, Association musicale et d’intégration des handicapés et non-handicapés.
HORAIRES D’OUVERTURE
Visites guidées sur demande (02 31 32 33 96)
http://chateau.le.kinnor.monsite-orange.fr/
La Genevraye
Nez-de-Cuir !
Seigneur ! Tous nous portons un masque, par orgueil ou par crainte, par pudeur ou par lâcheté.
Qui ne connaît bien ce pays, à la limite du Perche et de l’Ouche, aura peine à trouver le château. Au bord d’une route de campagne, il y aura soudain « une belle grille fleuronnée, une avenue terrible qui semble mener aux Enfers et qui devait, quand Nez-de-Cuir rentrait à quatre chevaux, singulièrement lui crisper les bras. Malheureusement la demeure a été rebâtie à une mauvaise époque. Le reliquaire ne vaut pas les reliques… ». La maison, en effet, n’est pas très belle : une longue façade blanche, rectangulaire, avec un petit avant-corps sommé d’un fronton. Peu d’épaisseur… mais d’admirables écuries blanches et roses dont la sellerie s’orne d’un clocheton et qui dominent le paysage. C’est là surtout que l’on retrouve le cavalier légendaire… Car si l’homme n’est plus, s’il repose non loin, près de l’église qu’il fit construire, son ombre réveillée par l’éclatant succès du roman de Jean de La Varende demeure étrangement vivante.
« Défunt Nez-de-Cuir, écrit l’auteur à la première page, survit dans la mémoire des humbles comme un grand trouble historique. Il y a trente ans, nulle histoire paysanne de force, de guerre ou d’amour ne se passait de lui, de sa forme vigoureuse et mutilée… »
Car il a régné réellement sur ceux de son terroir, sur les hommes qui le respectaient, sur les femmes qui en rêvaient et, depuis, sur plus d’une génération de lecteurs, le cavalier au masque noir qui menait les belles et les chevaux avec une égale aisance.
Il s’appelait Achille Périer, comte de La Genevraye.
Il est né au château, le 7 août 1787, d’une famille d’ancienne noblesse, mais les bruits de la Révolution n’ont guère perturbé son enfance. On n’émigrait pas, sur cette terre normande, à moins d’appartenir à la très haute noblesse, celle qui attirait par trop les foudres du nouveau pouvoir. Cela valut à ceux qui osaient rester de conserver leurs fortunes et l’estime de leurs paysans.
Avec l’Empire, le seul danger est la conscription, mais Achille réussit à y échapper un certain temps. Et il en profite pour mener, avec passion, la vie qu’il aime, faite de grandes chevauchées, de chasses et d’aventures amoureuses. Car il est beau, ardent, follement séduisant : « … un corps épais et fin avec une musculature cachée, épanouie dans la santé générale. Un pur visage au menton fort et contondant, de belles lèvres ourlées et enfin ce profil rectiligne qu’un rien eût pu allonger en museau de renard… ». Et certes le jeune homme ne rencontre guère de cruelles…
Néanmoins, en 1809, il est obligé de faire partie de la garde d’honneur du département de l’Orne. Ce qui ne le contraint pas à partir et, en 1812, il est à vingt-cinq ans maire de La Genevraye.
C’est en 1813 que tout se gâte. La folle aventure russe a saigné à blanc la Grande Armée et, en avril, Napoléon décrète de nouvelles levées car, cette fois, la guerre va s’installer sur la terre de France. On rassemble à Versailles le 1er régiment des gardes d’honneur commandé par le comte Pully et il faut bien, s’il veut éviter des représailles à sa famille, que le comte de La Genevraye le rejoigne…
Ses qualités de meneur d’hommes et sa science équestre le font tout de suite remarquer par ses chefs et, trois semaines après son arrivée, il est maréchal des logis-chef. Il sera lieutenant six mois plus tard. Pendant la campagne de France, sa bravoure éclate à chaque combat et, après la terrible bataille de Montmirail, il est fait chevalier de la Légion d’honneur sur le champ de bataille. Mais l’heure du martyre approche pour lui.
Le 13 mars 1814, c’est l’effrayant combat pour Reims. Les Français réussissent à reprendre la ville mais paient un prix très lourd. Les gardes d’honneur chargent avec une furia quasi désespérée. On relève Achille Périer de La Genevraye à moitié mort, son visage n’est qu’une bouillie sanglante. Les médecins militaires, dans leur terrible précision, ont décrit le détail des sept blessures qui ont détruit le haut de son visage et vont le faire entrer dans la légende :
— Un coup de sabre qui a détaché la joue droite et l’a rabattue sur le menton.
— Un coup de sabre qui a totalement emporté le nez à partir de quelques lignes de sa racine.
— Un coup de sabre qui a enlevé une portion du sourcil droit.
— Un coup de lance sur le sourcil gauche.
— Deux coups de lance, l’un à la lèvre supérieure, l’autre dans le flanc gauche.
— Un coup de sabre qui a divisé en y le doigt médius de la main gauche dans le tiers inférieur de sa longueur.
— Un coup de pistolet reçu à bout portant et dont la balle pénétrant un peu au-dessus de l’angle supérieur de l’occipital a glissé entre les os et le cuir chevelu pour sortir vers la partie moyenne de la suture sagittale.
Cette effrayante énumération, retrouvée par M. Philippe Suet-Laroue, stupéfie et confond. Peut-on vivre encore lorsque l’on est dans un tel état ? La Genevraye, lui, vivra et même triomphera. De lui-même, des autres et des femmes.
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