Convoquée par son père, Arlette, après avoir protesté de son obéissance, finit par avouer qu’elle aime le comte et souhaite lui être donnée. Mais pas n’importe comment ! Pas par une nuit sans lune et enveloppée d’un manteau couleur de muraille. Elle entend que tout un chacun sache bien ceci : elle a été demandée et elle se rend, de bon vouloir. Elle exige, en outre, que l’on amène pour elle un cheval et, quand elle monte au château, elle refuse le chemin étroit de la poterne : on doit lui ouvrir la grande porte.

Amusé, impressionné aussi par cette solennité que la petite entend apporter à sa reddition, Robert souscrit à tous ses désirs. Une seule chose compte : qu’elle vienne à lui et soit heureuse de venir.

Et elle le rejoint, en effet, dans la belle robe bleue qu’elle a taillée et cousue pour ce grand événement de sa vie et, pour la première fois, Robert apprend ce qu’est l’amour quand il n’est pas simple recherche d’un plaisir brutal.

Au matin, Arlette s’éveille dans un cri de joie : elle a rêvé que, de son corps, jaillissait un arbre immense dont l’épais feuillage s’étendait au loin, sur terre et sur mer. Robert en conclut aussitôt qu’elle va lui donner un fils et refuse de la laisser repartir. De cet instant, elle s’installe au château.

Bientôt, les signes avant-coureurs d’une grossesse se manifestent. Du coup, les instincts sauvages de Robert se réveillent. Dès le début de l’été, il entre en révolte ouverte contre son frère, le duc Richard, entasse des troupes et des provisions dans Falaise, enfin déclare la guerre.

Le duc vient mettre le siège devant la ville. Pendant des jours et des jours, il la harcèle, aidé par un allié puissant dont la chaleur décuple le pouvoir : la soif. Falaise doit se rendre. Seul, le château tient encore. Mais pour combien de temps ? Robert alors fait sa soumission et se fait inviter au palais de Rouen. Non sans avoir prédit à Arlette qu’il serait sous peu duc de Normandie.

Quand il revient vers elle, il l’est en effet. Le duc a succombé aux suites d’un trop bon repas. Robert le Diable a simplement empoisonné son frère et fait enfermer son fils dans un monastère. Mais Arlette n’est plus heureuse autant qu’elle l’était.

Au début de l’année 1028, l’enfant que l’on baptise Guillaume vient au monde au château de Falaise. Et les années passent, guerrières pour Robert qui ne tient jamais en place et qui doit sans cesse ramener ses sujets à l’obéissance. Mais, peu à peu, le remords du crime de Rouen l’envahit, lui rend la vie intolérable. Au printemps 1033, après avoir désigné l’enfant Guillaume pour son successeur, le duc Robert s’en va en Terre sainte afin d’y obtenir de Dieu son pardon. Curieux pèlerin d’ailleurs, voyageant avec un train royal qui, à Byzance, étonne le basileus lui-même : les fers des chevaux normands sont d’or et si mal fixés que les beaux percherons les perdent sans arracher un battement de cils à leurs cavaliers. À Jérusalem on jette l’or par poignées pour payer le droit d’entrer d’une foule de pèlerins pauvres. Mais Robert mourra sur le chemin du retour.

Avant de quitter Falaise où il résidait plus volontiers qu’à Rouen, il a confié les siens à Herluin de Conteville dont il savait la fidélité : « Si je ne reviens pas, tu épouseras Arlette. »

Herluin obéit. Cependant, le jeune Guillaume, renié par une partie du duché – on l’appelle Guillaume le Bâtard mais le titre lui plaît tant qu’il finit par n’en plus vouloir d’autre jusqu’à ce qu’il devienne le Conquérant – entreprend de regagner la totalité de son héritage en attendant de s’en aller conquérir l’Angleterre.

Ses successeurs eux aussi affectionnent Falaise. C’est son petit-fils, Henri Beauclerc, qui rebâtit le château tel qu’il est toujours. Henri II, Aliénor d’Aquitaine et Thomas Becket y ont séjourné. Richard Cœur de Lion en fera don à son épouse Bérengère de Navarre. Mais son frère, le prince Jean, devenu roi, y enfermera son neveu Arthur de Bretagne et l’y fera assassiner.

Pendant la guerre de Cent Ans, Falaise et son château se défendent vaillamment contre les Anglais qui finissent par en venir à bout en 1418.

Mais, à forteresse guerrière, seule convient la guerre. Pris et repris durant les guerres de Religion, le château est finalement démantelé quand tout s’apaise. Il manque même de disparaître car les gens de la ville y voient une carrière toute trouvée. Il lui faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu’enfin les Beaux-Arts décident de s’en occuper.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 2 janvier au 30 juin 10 h-18 h Du 1er juillet au 31 août 10 h-19 h Du 1er septembre au 31 décembre 10 h-18 h

Fermé le 1er janvier et le 25 décembre.

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Ferney

Monsieur de Voltaire et sa nièce

Le paradis terrestre est où je suis…

VOLTAIRE

Lorsque Voltaire, en 1758, achète le domaine de Ferney, dans ce qui est actuellement le département de l’Ain, il a soixante-deux ans et il est brouillé avec la moitié de l’Europe : avec le roi de France, Louis XV, d’abord, qui le considère comme un agitateur dangereux et une sorte de suppôt de Satan, avec le roi de Prusse ensuite. Le Grand Frédéric, avec lequel il a cohabité plus de deux ans et qui lui montrait une sorte de dévotion, ne lui pardonne pas d’avoir plus de talent littéraire que lui et de le lui avoir fait sentir sans prendre de gants. Enfin, il est brouillé avec ces « messieurs de Genève » près desquels il s’est installé dans une charmante propriété fort justement nommée « les Délices » et qui n’ont pas compris tout l’honneur qu’il y avait, pour des calvinistes bon teint, à se faire maltraiter aussi vigoureusement que de vulgaires catholiques par un écrivain de génie pour qui toute forme de fanatisme représente l’horreur suprême.

Las de tant de disputes et aspirant à vivre enfin en paix, Voltaire achète donc Ferney, qui est un endroit charmant, et se hâte d’en écrire à son « ancien ami » Thériot : « La terre de Ferney est aussi bonne qu’elle a été négligée ; j’y bâtis un assez beau château (entendez par là qu’il l’agrandit !) ; j’ai chez moi la terre et le bois, le marbre me vient par le lac de Genève. Je me suis fait dans le plus joli pays de la terre trois domaines qui se touchent. J’ai arrondi tout d’un coup la terre de Ferney par des acquisitions utiles. Le tout monte à la valeur de dix mille livres de rente et m’en épargne plus de vingt puisque ces trois terres défrayent presque une maison où j’ai plus de trente personnes et douze chevaux à nourrir… Je vivrais très bien, comme vous, mon ancien ami, avec cent écus par mois, mais Mme Denis, l’héroïne de l’amitié, mérite des palais, des cuisiniers, des équipages, grande chère et beau feu… »

Mme Denis ! Voilà le grand mot lâché car c’est Mme Denis qui, durant des années, va régner sur le joli paradis qu’aura su créer son oncle. Elle est en effet sa nièce mais une nièce que l’on pourrait qualifier d’« à tout faire » puisqu’elle est en même temps sa ménagère et sa maîtresse. Et le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne lui fait pas honneur, tant s’en faut.

Quand meurt, en 1749, la marquise du Châtelet, le grand amour, l’irremplaçable égérie de Voltaire1, Marie-Louise Denis, qui est la fille de Catherine, la sœur du grand homme, a trente-sept ans. C’est une appétissante personne, trop dodue sans doute mais tellement fraîche et tellement avenante qu’il ne viendrait à l’idée de personne de lui reprocher quelques kilos superflus. Le malheur est que cette apparence cache une âme de mégère et le cœur le plus sec et le plus intéressé qui soit. Elle est veuve depuis cinq ans et seule la présence de Mme du Châtelet, qu’elle déteste d’ailleurs, l’a empêchée de se consacrer à un oncle pour lequel, en dépit de quelques amants, elle nourrit un penchant déjà ancien. Un oncle trop brillant pour ne pas attirer les cœurs féminins.

C’est dans le confortable giron de sa nièce que Voltaire va pleurer la « docte Émilie ». Il est alors très malheureux et la rusée commère s’entend comme personne à bercer un cœur meurtri, à prodiguer ces mille petits soins qui attachent un homme. Et quand il part pour Potsdam, Voltaire a déjà beaucoup de peine à quitter sa chère nièce : « J’ai très mal fait de vous quitter. Mon cœur me le dit tous les jours plus que vous ne pensez… »

Elle lui manque même tellement qu’il la supplie de venir le rejoindre en Allemagne : « Voilà le fait, ma chère enfant : le roi de Prusse me fait son chambellan, me donne un de ses ordres, vingt mille francs de pension et à vous quatre mille assurés pour toute notre vie si vous voulez tenir ma maison à Berlin comme vous la tenez à Paris. »

Mme Denis ne va hésiter que très peu. Bien sûr, il y a l’argent, mais à Paris elle ne manque de rien et peut même s’offrir quelques aventures galantes : l’une avec un musicien allemand, une autre avec un marquis génois et la troisième avec un Espagnol, le marquis de Ximenès, « grand et maigre échassier d’humeur chagrine ». Elle refuse donc et c’est seulement quand les bonnes relations entre Voltaire et Frédéric II vont tourner à l’aigre qu’elle se décidera à partir pour l’Allemagne. Encore est-ce parce que le cher oncle l’a priée de venir à sa rencontre à Francfort, à l’hôtel du Lion d’or.

Quand elle y arrive, elle retrouve Voltaire pratiquement gardé à vue par les sbires du roi de Prusse qui prétend se faire restituer certain ouvrage de « poehsie » dont il est l’auteur. Cela va donner une situation burlesque et fatigante qui durera quelques semaines mais mettra les relations de l’oncle et de la nièce sur un plan tout à fait nouveau : tous deux s’ennuient tellement qu’ils se retrouvent dans le même lit. À leur commune satisfaction, il faut bien le dire et, quand on rentre enfin en France, Mme Denis est devenue la maîtresse de Voltaire… et le restera.