Elles virent alors que le plus grand de leurs sauveurs était très brun, avec un visage régulier un peu déparé par la petite vérole. Il portait un habit rouge galonné d’or sur une veste et des culottes noires. Son compagnon, brun lui aussi et simplement vêtu de laine brune, était peut-être plus beau que lui mais il avait moins d’allure. Le premier était Rolland, le second était Maillet, son lieutenant. Et, comme dans les romans, quatre coups de foudre éclatèrent au même instant. Catherine et Rolland ne virent plus qu’eux-mêmes et il en fut de même pour Marthe et Maillet.

Rolland avait établi son camp dans la montagne aux environs de Lassalle et dès lors, bien souvent, à la nuit close, lui et Maillet descendirent jusqu’au village et jusqu’au jardin de leurs amies pour voler à cette guerre sans merci quelques instants de bonheur. D’autres fois, le rendez-vous avait lieu sur les pentes rocheuses qui dominent la Salindrenque et, après chacun d’eux, il était plus difficile de se quitter. Mais, malgré l’auréole de gloire qui entourait les rebelles, Rolland et Maillet n’osaient se présenter chez les Cornély. En dépit de leur foi, les châtelains de Lassalle n’approuveraient peut-être pas l’amour de leurs filles pour d’anciens bergers. Avant de se déclarer, il fallait d’abord gagner, mériter tant de lauriers que le refus ne puisse plus être possible. Malheureusement, pour les Camisards, les choses commençaient à tourner mal.

Exaspéré par une résistance toujours plus tenace, et par quelques revers, Montrevel passa l’hiver à faire ce qu’il appelait le « Grand Œuvre » ; plusieurs dizaines de villages des hautes Cévennes furent, par son ordre, détruits et rasés, leurs habitants déportés. D’autres virent démolir leurs fours, leurs moulins. C’était condamner les populations à la famine. La peur aussitôt s’installa.

Au début de l’année 1704, Jean Cavalier essuya une sanglante défaite aux grottes d’Euzet. Mais le roi, mécontent, rappela Montrevel et le remplaça par le maréchal de Villars qu’il chargea de pacifier le Languedoc. Celui-ci pensa que la première chose à faire était d’essayer de s’entendre avec Jean Cavalier. Il y parvint par l’intermédiaire d’un gentilhomme de la région. M. d’Aygaliers, offrit un régiment, le grade de colonel et obtint ainsi, sans trop de difficultés, que Cavalier abandonnât les combats. Mais Rolland, lui, refusa de pactiser. Plusieurs entrevues orageuses eurent lieu entre les deux hommes sans résultat : Rolland voulait regagner sa montagne et continuer la lutte et, naturellement, Maillet le suivit.

C’est alors que Catherine et Marthe décidèrent de joindre leur sort à celui des hommes qu’elles aimaient. Les jours leur semblaient trop chichement comptés à présent, elles ne voulaient plus de séparation et les deux garçons n’eurent pas le courage de refuser ce bonheur qui s’offrait si spontanément, si naturellement. Ils se retiraient alors sur le château de Castelnau, déserté par ses propriétaires et dont ils voulaient faire leur nouveau quartier général. Catherine et Marthe n’auraient qu’à les rejoindre.

Mais elles avaient l’âme trop haute pour partir sur la pointe des pieds. Catherine et Marthe déclarèrent à leurs parents qu’elles voulaient rejoindre les derniers chefs rebelles pour partager leur sort. Et François de Cornély les laissa partir : une seule condition, que le double mariage soit aussitôt célébré par un pasteur… Ce qui fut promis. Le 14 août 1704, les sœurs Cornély rejoignaient le camp des Camisards. Le soir même, dans une grotte de la montagne, à la lueur des torches, Catherine épousait Rolland, Marthe épousait Maillet.

Ce fut une cérémonie simple et touchante, en présence des derniers fidèles. La nuit était chaude et claire. Elle embaumait tous les parfums de la terre et des plantes sauvages. Restait le danger mais le bonheur était dans les cœurs… Sauf dans un seul !

Celui d’un certain Malarte en qui tous avaient confiance parce que, depuis des mois, il servait d’agent de liaison. Mais tous ignoraient aussi combien Malarte aimait l’or. Et, tandis que les deux jeunes couples regagnaient le château de Castelnau pour y vivre leur nuit de noces, Malarte, après s’être retiré discrètement des rangs des assistants et caché derrière un rocher, laissa s’écouler la foule puis prit sa course en direction d’Uzès.

Vers quatre heures du matin, tout dormait au château. Sûr de son entourage comme du pays où il se trouvait, Rolland, tout à son amour, avait négligé de poster des sentinelles, et même permis aux quatre hommes qui restaient à l’intérieur de la maison d’aller dormir pour prendre des forces en vue d’une expédition qui devait commencer le lendemain.

Personne donc ne vit les dragons du capitaine de La Coste de l’Abadie se glisser autour du château, le cerner, tandis qu’un détachement s’en allait attaquer la porte sous la protection des mousquets.

Rolland s’éveilla en sursaut au premier coup de bélier, sauta à bas du lit et, par la fenêtre, aperçut dans l’aube naissante les uniformes rouges. Il fallait tenter de fuir et surtout protéger Catherine et Marthe car, s’ils les prenaient, Dieu seul savait ce qu’en feraient les dragons !

Il alla chercher Maillet et Marthe. Grâce au ciel, il y avait, derrière le château, une petite ouverture donnant sur un ravin boisé. La lumière était encore incertaine et il devait être possible de s’enfuir par là.

Un instant plus tard, la petite troupe augmentée de la vieille Marie et de quatre autres Camisards s’élançait dans les bois. Mais il fut bientôt évident que déjà l’on était sur leur trace et Rolland prit une décision aussi sage que crucifiante : lui et les hommes attireraient les soldats sur eux. Ils savaient se battre et on ne les aurait pas facilement. Pendant ce temps, les trois femmes prendraient une direction différente et gagneraient Toiras où l’on se retrouverait plus tard.

Il y eut un instant affreux, mais déjà on apercevait à travers les arbres les uniformes rouges. Catherine s’arracha des bras de Rolland et entraîna sa sœur et Marie. Elles se coulèrent dans un fossé, dévalèrent une pente. Derrière elles, des coups de feu se faisaient entendre mais elles avaient foi dans le courage de leurs hommes. Ils sauraient sortir vainqueurs et, bientôt, ils les rejoindraient… Pourtant, en son for intérieur, une voix secrète et désespérée chuchotait à Catherine qu’elle se mentait à elle-même et que jamais elle ne reverrait vivant celui qu’elle aimait tant.

La voix avait raison. Les coups de feu, c’était Rolland qui les avait reçus. Il était mort. Peu après, Maillet et ses quatre compagnons étaient faits prisonniers malgré une défense acharnée. À leur tour les trois femmes furent prises, le 15, dans les bois de Toiras. Elles étaient à bout de forces. On les ramena à Nîmes où Catherine apprit la mort de son époux et la captivité des autres. Ils étaient déjà jugés et devaient être exécutés le lendemain.

La journée du 16 fut une horreur sans nom pour les malheureuses femmes. Encadrées de soldats, elles durent voir leurs époux et leurs compagnons traînés sur la claie dans la poussière et les ordures. Rolland était bien mort mais on l’avait sommairement embaumé pour qu’en dépit de la chaleur il fût encore reconnaissable. Mais Maillet, lui, était bien vivant et montrait un courage stupéfiant.

Il était condamné à mourir sur la roue. Il y monta en chantant et en exhortant ses compagnons condamnés au même supplice à l’imiter. Quand le bourreau leva sa barre de fer pour rompre les membres du jeune homme, Marthe poussa un grand cri et s’évanouit miséricordieusement… Mais l’épreuve subie dans la chaleur cuisante qui écrasait la ville avait été trop forte pour elle. La fièvre suivit et ce fut une malade, inconsciente, que l’on transféra avec sa sœur et Marie dans la tour de Constance où, selon toute vraisemblance, on les laisserait pourrir jusqu’à ce que la mort les prenne en pitié.

Dans la chaleur de l’été, la pauvre Marthe faillit mourir cent fois. Sa sœur et Marie ne la maintenaient en vie que par des miracles de dévouement. Elles se privaient pour elle, s’efforçaient de lui assurer les places les plus fraîches sur les dalles de pierre. Elles étaient d’ailleurs considérées comme des héroïnes par leurs compagnes de captivité. On se répétait leur histoire qui allait devenir légende. L’ombre rouge et or de Rolland était sur elles. Et puis vint enfin la pluie, et la vie à la tour de Constance fut un peu moins cruelle. On put boire tout son saoul, se laver un peu, tenter de revivre…

Mais le maréchal de Villars savait le prix des symboles dans un pays en guerre. Au mois de novembre il ordonna que les sœurs de Cornély fussent tirées de leur prison, à la seule condition qu’elles passeraient en Suisse où les leurs les précédaient.

Par un matin brumeux qui faisait lever d’étranges formes sur les étangs verdis, Catherine, Marthe encore faible et Marie quittèrent Aigues-Mortes sous la garde de l’escorte armée qui devait les conduire à la frontière. Elles s’enfoncèrent dans le brouillard et dans l’anonymat. L’Histoire refermait ses portes derrière elles, car on ne sait ce qu’elles devinrent par la suite.

Mais la vieille tour, jadis construite par Saint Louis quand il avait créé le port d’Aigues-Mortes et qui devait assez vite passer de sa fonction de gardienne d’une ville à celle d’une prison d’État, allait garder captive une véritable héroïne, vénérée dans toute la région comme l’un des flambeaux du courage protestant : Marie Durand, qui, enfermée dans la tour avec sa famille alors qu’elle n’était qu’une fillette, allait y demeurer trente-sept longues années. Des années qui ne parvinrent pas à réduire sa foi, son espérance ni sa charité car, durant tout ce temps, elle ne cessa de se dépenser pour ses compagnes qu’elle exhortait et dont elle ranimait les courages lorsqu’ils faiblissaient. Sur la margelle qui borde l’orifice central de la salle, on peut lire encore, encadrés pieusement d’une ferronnerie, les quelques mots qu’elle y a gravés : « Au ciel. Résistez ! »