Le jeune couple vit d’abord à Versailles où Lucy, logée avec son mari dans l’hôtel du ministère de la Guerre, tient la maison de son beau-père à qui elle voue une véritable affection. Mais les jours sombres sont déjà là. Lucy voit le peuple envahir Versailles en octobre 1789, manque de se faire tuer et assiste au départ de la famille royale. C’est à son époux que Louis XVI, au moment de partir, confie la fastueuse demeure qu’il ne reverra plus.

— Tâchez, lui dit-il, de me sauver mon pauvre Versailles !

Une mission impossible que M. de La Tour du Pin s’efforcera néanmoins de mener à bien. Cependant, la situation est devenue intenable au ministère de la Guerre. Le beau-père de Lucy a démissionné, cependant que la jeune femme donne le jour à un fils… Bientôt, il faudra se cacher…

Après la mort du roi, le marquis supplie ses enfants d’aller se réfugier au Bouilh et, le 1er avril 1793, ils se mettent en route. Dans le château neuf, ils vont vivre quelques mois de tranquillité et même de bonheur. Lucy à nouveau enceinte coud et tricote, s’occupe de sa maison. Dès l’enfance, elle a tenu à apprendre tout ce que devrait savoir une bonne maîtresse de maison. Son mari dévore les livres de la bibliothèque réunie par son père. C’est presque un tête-à-tête car les serviteurs sont rares, mais on est bien… Pas pour longtemps. La Révolution s’installe à Bordeaux en la personne de Tallien. Il n’y a plus de sécurité pour quiconque. Mais auprès de Tallien, il y a sa maîtresse, l’ex-marquise de Fontenay, la belle Thérésa qui sera un jour sa femme. Grâce à elle, les La Tour du Pin vont pouvoir s’embarquer pour l’Amérique avec leurs deux enfants et un ami, M. de Chambeau.

Le 9 mars 1794, ils prennent place à bord de la Diane qui les conduit à Boston. C’est là qu’ils apprennent la mort sur l’échafaud de leur père. M. de La Tour du Pin, qui a comparu comme témoin au procès de la reine et l’a défendue avec une grande fermeté, a été guillotiné le 28 avril. Ce sera un grand chagrin.

Cependant, le jeune couple achète une petite ferme près d’Albany et se met en devoir de la faire prospérer. Lucy, tout de suite, a aimé l’Amérique, et c’est avec courage qu’elle se met à l’ouvrage, s’occupe de sa maison avec l’aide d’une esclave noire, soigne les bêtes, file la laine ou le chanvre et donne tous ses soins à la confection du beurre – elle a huit vaches – qu’elle va vendre au marché. Elle a adopté le costume des paysannes : « la jupe de laine bleue et noire rayée, la petite camisole en toile de coton rembrunie, le mouchoir de couleur, les cheveux séparés et relevés par un peigne… ». On est bien loin du grand habit de satin blanc brodé d’argent et des huit rangs de diamants sous lesquels, lors de sa présentation, Lucy avait fait ses révérences au roi et à la reine !…

Cette vie lui plaît. On reçoit quelques visites venues de France qui apportent des nouvelles : M. de Talleyrand, entre autres.

Mais la France ne manque guère à Lucy, devenue la meilleure des fermières. Et quand une lettre, arrivée au début de 1796, invite les La Tour du Pin à revenir pour récupérer leurs biens car ils n’ont pas été inscrits sur la liste des émigrés, Lucy ne se résigne au départ qu’avec une grande tristesse. D’autant plus grande qu’elle laisse dans la terre américaine sa petite Stéphanie, emportée par une maladie brutale. On repart tout de même, le 6 mai… et Lucy ne cessera plus de regretter sa ferme.

À l’automne, on retrouve Le Bouilh. Mais dans quel état ! Tout a été volé, pillé, saccagé : « Cette maison, je l’avais laissée bien meublée et si on n’y trouvait rien d’élégant, tout y était commode et en abondance. Je la retrouvais absolument vide : pas une chaise pour s’asseoir, pas une table, pas un lit… » Rien ! Il faut repartir de zéro avec une fortune bien diminuée mais, une fois de plus, la fermière d’Albany se remet à l’ouvrage.

Le château va renaître, toutefois, parce que Lucy est incapable de vivre et de faire vivre les siens dans un taudis ou un désert. Sa maison redeviendra agréable à habiter. Elle en sortira quelques années plus tard pour répondre à un ordre de Napoléon Ier qui, lors du passage de la reine d’Espagne à Bordeaux, lui demandera de remplir auprès de celle-ci les fonctions de dame d’honneur. Cependant que son époux deviendra préfet de Bruxelles. Mais le cœur des La Tour du Pin est légitimiste et c’est avec joie qu’ils saluent le retour des Bourbons.

Lors du fameux Congrès de Vienne, le marquis accompagne Talleyrand au palais Kaunitz et y trouve l’occasion de mettre largement en valeur ses qualités de diplomate. Il sera, par la suite, ministre plénipotentiaire à La Haye puis ambassadeur à Turin.

Hélas, l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe va, une fois encore, détruire leur vie. En effet, leur dernier fils, Aymar – l’aîné Humbert a été tué en duel en 1816 – s’est attaché aux pas de la duchesse de Berry ; elle passera d’ailleurs une nuit au Bouilh. On sait la fin de l’aventure. Condamné à mort par contumace, Aymar aura juste le temps de s’enfuir vers Jersey et passera de là en Angleterre. Mais son père a pris sa défense et se voit emprisonné pour trois mois en compagnie de Lucy qui refuse de se séparer de lui.

Exilés, les La Tour du Pin quittent la France pour rejoindre leur fils. Ils s’installent à Nice, puis à Turin, puis à Lausanne. En 1835, ils vendent Le Bouilh à M. Hubert de l’Isle. C’est à Lausanne que meurt l’époux de Lucy, en 1837. Celle-ci s’attachera ensuite aux pas de son fils et tous deux vivront surtout en Italie. Et c’est à Pise qu’enfin elle meurt, le 2 août 1853. Mais revenons au Bouilh et à son nouveau propriétaire…

La belle-fille de M. Hubert de l’Isle était d’une extrême beauté que Lamartine chanta quand la jeune femme suivit à l’île Bourbon son époux qui venait d’en être nommé gouverneur. Il lui adressa alors, avec un court poème, ces quelques lignes :

« Madame, je me plains souvent d’être poète quand on m’objecte l’imagination et le cœur comme obstacles aux choses sérieuses d’ici-bas. Mais je me félicite quand je vous vois car il n’y a qu’une imagination et un cœur poétiques capables d’admirer autant qu’elles le méritent les perfections de toute nature dont le ciel a doué en vous sa plus ravissante création… »

C’est de cette jeune femme qui fut dame d’honneur de l’impératrice Eugénie que descendent les actuels propriétaires du château du Bouilh.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er juillet au 30 septembre, visites guidées les jeudis, samedis et dimanches, de 14 h 30 à 18 h 30.

http://chateaudubouilh.jimdo.com


1- Voir Bagatelle.

Boursault

La Grande Dame du champagne

Ce vin doit porter un jour

Des bons mots à la jeunesse,

Des erreurs à la sagesse,

Des feux même à la vieillesse

Et des désirs à l’amour.

BERTIN

Lorsqu’en 1818 elle achète le grand château de Boursault, distant d’Épernay d’environ neuf kilomètres, Mme Nicole Clicquot-Ponsardin songe seulement à faire plaisir à sa fille Clémentine, mais aussi, mais surtout à son gendre, le comte Louis de Chevigné qui rêve d’être châtelain et considère, non sans raison peut-être, qu’un grand nom sans une grande demeure est comme un printemps sans primevères. L’occasion est bien choisie pour faire ce cadeau royal puisque, le 15 du mois de juin, la jeune comtesse de Chevigné vient de mettre au monde un enfant.

C’est une fille, sans doute, mais dans la famille on a appris à juger les femmes à leur juste valeur et si la petite Marie-Clémentine ressemble, même un tout petit peu, à sa grand-mère, elle sera de toute évidence une personnalité hors du commun : face au monde entier, Mme Veuve Clicquot née Nicole Ponsardin porte le titre prestigieux de « Grande Dame du champagne ».

Le château ravit tout le monde, bien qu’il soit alors d’aspect plutôt sévère : une grande bâtisse médiévale dont la façade portée par une galerie à arcades est entourée de grosses tours rondes. Jusqu’à la Révolution, il a appartenu à la famille d’Anglure, puissante et vaste maison de Champagne dont les ancêtres remontent aux croisades. Elle a pour auteur Ogier d’Anglure qui suivit Philippe Auguste en Terre sainte, fut fait prisonnier et obtint du sultan Saladin la permission de revenir en France pour réunir sa rançon. En dépit des efforts des siens, il n’y parvint pas et, quand arriva le temps où la rançon aurait dû être portée, Ogier, fidèle à sa parole, retourna se constituer prisonnier sans espoir, cette fois, de revoir jamais sa famille. Mais le grand Saladin s’y connaissait en chevalerie. Il admira la loyauté de ce chevalier franc et lui rendit la liberté, en demandant seulement que son nom fût désormais accolé au patronyme des d’Anglure. À la suite de cette belle histoire tous les descendants d’Ogier se sont appelés Saladin d’Anglure. Leurs armes portent « d’or semé de grelots d’argent soutenus chacun par croissant de gueules » et leur cri de guerre est « Saladin et Damas ! ».

Voilà donc dans quel nid la Grande Dame du champagne installe sa couvée mais il est temps, à présent, de revenir en arrière et de regarder vivre celle qui fut d’abord la petite Nicole Ponsardin, de bonne famille bourgeoise ayant même droit à des armoiries : une sardine nageant sous un pont.

Elle n’a jamais eu ni frère ni sœur. Son père, le banquier Ponsardin, habitait à Reims une belle maison dans la rue Cérès et c’est là que Nicole Barbe vient au monde. Elle a douze ans quand éclate la Révolution et elle doit alors quitter l’abbaye royale de Saint-Pierre-les-Dames où elle est élevée dans les bonnes manières. La ville royale est aux mains des sans-culottes qui s’en prennent à la cathédrale, pillent le trésor et décapitent les statues.