Cependant, l’armée des Parisiens – si l’on pouvait appeler ainsi un ensemble aussi disparate ! – essayait de faire honneur à ses armes ainsi qu’à ses chefs. Tandis que, en pleine salle du Conseil, Mme de Longueville accouchait d’un fils devant les échevins effarés et les dames de la Halle enthousiastes, tandis que le prévôt des marchands s’improvisait parrain et que le coadjuteur baptisait solennellement l’enfant de l’adultère public du nom étrange de Charles-Paris, on tentait des sorties visant à rapporter des choux, des raves et des animaux de boucherie, mais aucune ne fut couronnée de succès. Le coadjuteur, alors, insinua perfidement que les choses iraient peut-être mieux si l’universel Beaufort voulait bien s’en occuper au lieu de courir les bas-fonds. Il fut, bien sûr, entendu.

— Excellente idée ! déclara le duc. Je vais mettre sur pied une expédition sérieuse pour ramener des vivres avant que l’on en vienne à manger les chevaux, puis les chiens, les chats et… le reste !

Le lendemain, Sylvie reçut une lettre de son époux[48]. Une lettre qui la bouleversa.

« Arrivant, ce jourd’hui à Saint-Maur, j’apprends de Monsieur le Prince, ma chère Sylvie, l’inquiétude où vous êtes de moi, qui m’est bien douce mais tout à fait sans objet car je n’ai pas couru de grands périls. Celle où je suis de vous m’est en revanche infiniment cruelle puisque vous et notre enfant, vous trouvez dans une ville assiégée où tant de dangers vous guettent sans qu’il me soit possible de les partager avec vous. Cependant, je veux espérer que M. de Beaufort qui commande dans Paris aura à cœur de veiller à votre sauvegarde sans vous compromettre plus qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. Ce qui est déjà trop pour un époux aimant comme je le suis.

« Je vous sais femme d’honneur et de courage. Je sais aussi que vous l’avez toujours aimé. N’ajoutez pas, je vous en supplie, au tourment qui me ronge… »

Incrédule, Sylvie dut s’asseoir pour relire cette lettre qui l’épouvantait, mais ses yeux brouillés de larmes ne purent en déchiffrer de nouveau les caractères. D’une main tremblante, elle la tendit à Perceval qui l’observait avec une inquiétude croissante.

— Mon Dieu ! Il croit que je lui suis infidèle ! Mais qui a pu lui mettre cette idée en tête ? Monsieur le Prince n’a tout de même pas pu m’accuser ? Quand je l’ai vu, il ne m’a parlé de rien…

— Mais il s’est montré un peu trop galant, comme s’il pensait que cela puisse réussir… Calmez-vous, mon petit ! Je croirais plus volontiers à une main féminine. L’ex-Mlle de Chémerault ferait n’importe quoi pour vous perdre dans l’esprit de votre époux. Elle a pu… en écrire à quelqu’un de ses amis aux armées… et Monsieur le Prince n’a peut-être pas assez démenti. C’est un homme sans scrupules et qui ne supporte pas qu’on lui résiste…

— Mais que vais-je faire ? Que vais-je devenir ?

— Vous allez rester tranquille et je vais, moi, écrire à votre époux pour lui dire la vérité sur toute cette agitation. Moi, il me croira !

— Il sait votre tendresse… et c’est à moi de comparaître devant mon juge puisque, apparemment, c’est ce qu’il est devenu…

Elle s’était levée et se pendait à un cordon de sonnette. Pierrot apparut.

— J’ai besoin de voir le capitaine Courage ! Va me le chercher ! Il faut que je lui parle…

— Sylvie, vous allez faire une sottise, je le sens ! Ne décidez rien sous le coup de l’émotion. Qu’avez-vous dans l’esprit ?

— Je vais voir mon époux là où il se trouve !

— À Saint-Maur ? Il est impossible de sortir de Paris !

— Le capitaine Courage m’y a fait entrer, une nuit, sans passer par les portes. Il saura bien m’indiquer le chemin…

— Et vous vous imaginez que je vais vous laisser faire ?

— Ne m’en empêchez pas ! Je pourrais ne jamais vous le pardonner !

— Mais vous ne pouvez pas vous jeter comme cela au milieu d’une armée ? Vous ne savez pas ce que sont les hommes quand la fièvre de la guerre les tient.

— Je m’en doute et d’ailleurs je ne compte aller qu’à Conflans, chez moi. De là, j’écrirai à Jean pour lui dire que je l’attends !

— Bien. Dans ce cas, je vais avec vous !

— Non. Vous restez ici et vous veillez sur Marie !… Mais je veux bien que vous me prêtiez Corentin. Il a toujours su me protéger. Une fois hors les murs, il pourra nous trouver des chevaux… Allons, mon parrain, ajouta-t-elle, vous devez vous faire à l’idée que je ne suis plus une petite fille mais une femme… que vous ne ferez pas changer d’avis…

— Il faut bien que je vous croie… mais il y a des mois que nous n’avons vu le capitaine. Peut-être n’est-il même plus à Paris ?

— Oh si ! Vous n’avez pas remarqué que Pierrot est parti comme une flèche quand il a reçu mon ordre ? Il sait sûrement où il est.

En effet, à la tombée du jour, Pierrot reparaissait avec le chef de bande qui écouta sans soulever d’objection ce que l’on attendait de lui et accepta de conduire Sylvie hors des murs.

— N’ayez crainte ! dit-il à Perceval. Entre Corentin et moi, Mme de Fontsomme sera en sûreté. Je sais où trouver des chevaux et je la conduirai jusqu’aux abords de Conflans.

Il eut le curieux sourire en coin qui lui donnait un certain charme :

— Souvenez-vous ! Il y a longtemps déjà que nous avons passé ensemble un contrat. S’il tient toujours, vous pouvez me demander ce que vous voulez contre l’assurance de ne pas agoniser un jour pendant des heures avec tous mes os brisés… Si vous êtes prête, nous partons, ajouta-t-il en se tournant vers Sylvie qui, pour la circonstance, avait emprunté à Jeannette des vêtements simples, confortables et commodes, lui donnant l’air d’une petite bourgeoise.

Quelques instants plus tard, elle et ses compagnons se fondaient dans les rues obscures. La nuit, une ville assiégée est pleine de respirations retenues, d’écoutes solitaires, de craintes diffuses. À l’ordinaire, on ne rencontrait, en dehors des voleurs et des truands de tout poil, que les imprudents attardés dont ils faisaient leur pâture. Cette fois, l’écho renvoyait le bruit des pas lourds d’une patrouille, d’un chant religieux provenant de quelque couvent où l’on priait sans relâche. À trois reprises le petit groupe fut arrêté, mais chaque fois le barrage tomba sans un mot après que le capitaine Courage eut parlé à l’oreille d’un des hommes. Enfin, on atteignit le rempart où rougeoyaient, de loin en loin, les feux de bivouac, et la porte de la maison que Sylvie eût été incapable de reconnaître s’ouvrit sans bruit dès qu’un signal convenu eut été frappé. Quelques minutes plus tard on ressortait, muraille franchie, dans les éboulis peuplés d’arbrisseaux sauvages.

— Au village de Charonne, on trouvera des chevaux, dit Courage. Le patron de l’auberge de La Chasse royale, près de l’abbaye des Dames, en a toujours à la disposition des amis…

Il en avait, et l’on put s’enfoncer dans les taillis de Vincennes dont le guide possédait une connaissance parfaite. Il ne pouvait être question de galoper, les chevaux étant surtout destinés à ménager les jambes de la jeune femme et à permettre une fuite rapide en cas de mauvaise rencontre. En outre, il fallait éviter les postes avancés de la forteresse royale. Aussi mit-on près de deux heures à atteindre Conflans et trois heures sonnaient au clocher du village quand, d’une main vigoureuse, Corentin agita la cloche du domaine.

— Vous voilà rendus, dit le capitaine. Descendez à présent ! Je reprends les chevaux et je repars…

— Vous ne voulez pas entrer, prendre un peu de repos et vous réconforter ?

— Non, madame la duchesse, on ne doit pas vous voir en compagnie de ceci, dit-il en désignant son masque. Et moi, je dois avoir regagné Paris avant le lever du jour. Que Dieu vous protège !

Un beau salut, une souple volte pour sauter en selle, un claquement de langue et il avait disparu tandis que Corentin continuait à agiter la cloche. Il fallut un certain temps pour obtenir de Jérôme qu’il ouvrît au beau milieu de cette nuit glaciale. Le majordome ne parvenait pas à admettre qu’une duchesse pût errer sur les chemins par un temps pareil. Il fallut que Sylvie se mette à crier pour qu’il consente au moins à venir jusqu’au portail. Il était temps : Corentin était en train de l’escalader. De là-haut, il cria :

— Tu te dépêches un peu, oui ? Si ta maîtresse tombe malade à cause de toi, je t’étripe… Ouvre et vite ! Elle est transie.

La lumière jaune de la lanterne dont Jérôme s’était muni découvrit l’effarement de son visage :

— Madame la duchesse, ici… à pied… et habillée comme une servante ! Ce n’est pas croyable…

— Il faut pourtant le croire mon ami, dit Sylvie. Je vais aller me réchauffer à la cuisine. Pendant ce temps-là, vous direz à votre femme de mettre des draps à mon lit et de faire du feu dans ma chambre… Ah, j’y pense : avez-vous des nouvelles de M. le duc ?

Tout en couvrant le malheureux de ce feu roulant, Sylvie courait à travers le jardin. Elle ne s’arrêta que devant l’énorme cheminée où Mathurine, la femme de Jérôme, activait les braises dégagées de la cendre à l’aide d’un soufflet de cuir. Là, elle se laissa tomber sur un escabeau, tendit ses mains à la petite flamme qui venait de jaillir et renouvela sa dernière question :

— Avez-vous eu des nouvelles de M. le duc ? Il doit être à Saint-Maur avec le prince de Condé.

Tout en disposant une brassée de menu bois sec puis de petites bûches, Mathurine tourna vers elle un regard encore lourd de sommeil.

— Des nouvelles ? Comment on en aurait ? Personne ne peut venir jusqu’ici depuis Saint-Maur. Tout est gardé par les troupes de M. de Condé…

— Mais mon époux est avec M. de Condé, il peut passer comme il veut ?…