— Sans doute, mais vous auriez pu revenir si l’on vous avait donné le mot ?
C’était un brin de jalousie rétrospective, la confidente d’Anne d’Autriche était soulagée de la trouver au logis.
— On vous l’aurait donné avant moi, dit-elle gentiment. Et c’est cela le plus étonnant : que « vous » n’ayez pas été prévenue… Sait-on comment le départ s’est fait et qui est parti au juste ?
— Cette affreuse Mme Beauvais ! gronda Mme de Motteville outrée. Quand je suis arrivée pour prendre mon service, on m’a dit, en gros, ce qui s’était passé : à deux heures du matin, la Reine a fait réveiller ses fils. Un carrosse attendait dans le jardin, à la petite porte. La famille y est montée avec cette femme et le gouverneur du Roi, M. de Villeroy. MM. de Villequier, de Guitaut et de Comminges les accompagnaient. C’est tout ce que j’ai appris.
— Voilà M. Renaudot qui va nous renseigner davantage, dit Raguenel qui rejoignait les deux femmes avec le publiciste. Il vient de trouver chez lui l’ordre de rejoindre le cardinal à Saint-Germain afin de pouvoir communiquer à ses fils les nouvelles que l’on souhaite faire imprimer dans la Gazette.
— Je peux ajouter, dit Renaudot, que le Luxembourg est vide. Monsieur, Mademoiselle et le reste de la famille sont partis, ainsi que les habitants de l’hôtel de Condé. Monsieur le Prince a emmené sa mère, sa femme, son fils, son frère Conti et son beau-frère Longueville qui gouverne la Normandie et revêt de ce fait une importance extrême…
— Et la duchesse ? demanda Mme de Motteville. Est-elle aussi partie, alors qu’elle est grosse, et même près de mettre au monde l’enfant de son amant La Rochefoucauld ?
— Non. Elle est toujours là. À présent, j’achève mon message : si vous voulez quitter la ville pour vous mettre à l’abri à Conflans, partez maintenant, madame la duchesse, comme je le fais moi-même ! Les portes seront fermées dans une heure et plus personne ne pourra sortir. Faites vite ! la colère monte dans le peuple…
— Ma foi non, dit Sylvie, je reste ici. Il arrive qu’en hiver l’inondation gagne à Conflans et je ne veux pas exposer ma petite Marie. Mais vous, Mme de Motteville, vous devriez aller rejoindre la Reine à Saint-Germain.
— Non. Je fais comme vous : je reste. Si la Reine avait voulu que je parte, elle m’aurait avertie…
Théophraste Renaudot était décidément bien renseigné. La fuite à Saint-Germain entrait dans un plan longuement mûri par Mazarin pour mater enfin la ville et le Parlement rebelles. La seule chose à laquelle le ministre n’avait pas pensé, c’était de faire remeubler Saint-Germain où les fuyards ne trouvèrent pour dormir, dans les grandes salles désertes et glacées, que trois lits de camp et quelques bottes de paille. Cependant, un cercle de fer se refermait déjà sur la capitale. À l’ouest, du côté de Saint-Cloud, les troupes de Monsieur prenaient position. Au nord, c’étaient celles du maréchal de Gramont. Au sud, le maréchal de La Meilleraye et le comte d’Harcourt. Enfin, le prince de Condé lui-même, avec dix mille hommes, occupait son fief de Saint-Maur et, fermant le passage de la Marne et de la Seine, coupait ainsi Paris de ses principaux villages nourriciers. Tous étaient à leur poste lorsque, dès six heures du matin, Paris découvrit la fuite royale et explosa une nouvelle fois de fureur et de rage. On se porta en masse au Palais-Royal en sachant bien qu’un déménagement allait s’y produire et, de fait, quand les chariots portant le mobilier du Roi et de la régente voulurent sortir, on les prit d’assaut et on les pilla joyeusement. De même, et avec encore plus d’enthousiasme, ceux de Mazarin.
D’abord très ennuyé, avec la vague impression d’avoir été un peu trop loin, le Parlement envoya à la régente une délégation chargée de s’enquérir des motifs de son départ. Elle ne fut même pas reçue, Anne d’Autriche se contentant de donner au Parlement l’ordre de quitter Paris et d’aller siéger à Montargis. Du coup et dès le retour de leurs envoyés, les Cours souveraines prirent contre Mazarin un édit de bannissement. Ce qui équivalait à le déclarer ennemi public et à autoriser de le poursuivre en tous lieux et toutes circonstances. Puis on organisa la résistance. Il fallait des troupes : on leva une armée de volontaires. Il fallait des chefs, on en trouva plus qu’il n’en fallait mais le véritable chef d’orchestre de cette folie héroïque dont se grisait Paris était le petit coadjuteur aux jambes torses et à la langue agile qui se voyait très bien jouer en France un rôle à la Cromwell… et qui n’hésita pas à demander de l’argent à l’Espagne.
La Fronde – c’est ainsi qu’on appelait désormais la révolte – eut donc une âme ; elle eut aussi son ange maléfique, en la personne de celle qui était peut-être la plus jolie femme de France : la duchesse de Longueville, entrée en rébellion ouverte par fureur d’avoir vu son frère bien-aimé Condé embrasser le parti royal et mener la guerre contre Paris. Afin qu’il n’y eût pas de doute sur le camp qu’elle choisissait, elle alla, en compagnie de la duchesse de Bouillon et de leurs enfants, s’installer solennellement à l’Hôtel de Ville. Ce fut un grand moment : la place de Grève débordait jusque par-dessus les toits, les hommes clamaient leur enthousiasme, les femmes pleuraient d’attendrissement. De là, elle et Gondi allaient réunir les chefs de guerre dont ils avaient besoin. Le général en chef fut le duc d’Elbeuf, oncle de Beaufort, un incapable ; il y avait aussi le duc de Bouillon qui espérait récupérer sa principauté de Sedan, le prince de Conti, revenu précipitamment de Saint-Germain à l’appel de sa sœur Longueville qu’il aimait d’un amour trouble, et encore l’amant de la dame : François de La Rochefoucauld, prince de Marcillac. Enfin, deux jours après l’installation à l’Hôtel de Ville, les portes de Paris s’ouvraient devant François de Beaufort dont nul ne pouvait dire d’où il sortait. Là, ce fut du délire. La ville l’accueillit avec des cris d’amour et une chanson :
Il est hardi, plein de valeur
Et plus vaillant que son épée
Heureux soit son arrivée
Qui sera pour notre bonheur…
La vague passionnée le porta jusqu’à l’Hôtel de Ville où Gondi, fort mécontent de se voir souffler la première place, fut bien obligé de le recevoir et de le mener à Mme de Longueville qui réserva ses plus beaux sourires à cet ancien soupirant. En dépit du froid vif, de la neige et des glaçons que charriait la Seine, ce fut un jour de fête, après lequel il fallut s’atteler aux réalités de la vie et à leur première exigence : Paris commençait à manquer de vivres. Les convois étant interceptés, le prix du pain monta en flèche, augmentant la nervosité ambiante.
En fait, c’était surtout le petit peuple qui souffrait. Les hôtels aristocratiques et les riches demeures possédaient des réserves. On commença par prendre la Bastille que son gouverneur du Tremblay eut la sagesse de rendre sans trop se faire prier. Cela donnait une bonne assise au cas où les troupes royales passeraient à l’assaut, mais on savait très bien que le plan de Mazarin était fort simple : affamer Paris et ses Cours souveraines pour les amener à composition.
La Bastille dûment pillée, on se tourna vers les maisons « royalistes », celles tout au moins qui n’avaient pas le bon esprit de faire aumône de façon suffisante. Le duc de Beaufort, alors, prit la situation en main et y gagna un surcroît d’adoration. Il commença par envoyer à la fonte sa vaisselle d’argent et ses objets précieux, grâce auxquels il put acheter ce pain devenu si cher pour le distribuer aux pauvres. Il ouvrit grande sa maison pour y abriter les enfants, il acheta même une autre maison qu’il confia au curé de Saint-Nicolas-des-Champs, un saint homme un peu simplet mais de cœur généreux. L’hôtel de Vendôme, bien sûr, fut aussi mis à contribution et donna largement, tandis qu’à Saint-Lazare monsieur Vincent semblait se multiplier par cent pour aller au secours des malheureux.
Sylvie ne sortait pas de chez elle, mais chaque jour Perceval et Corentin couraient la ville pour en prendre le pouls. C’est par eux que Sylvie apprenait les exploits charitables de celui que l’on appelait à présent le Roi des Halles, tant il s’identifiait à ce ventre nourricier de la capitale. Toujours flanqué de ses plus chaudes admiratrices, dame Alison et dame Paquette, il était partout à la fois, cherchant, fouillant les maisons pour en tirer de quoi nourrir ses protégés.
— J’ai le regret de vous apprendre que votre hôtel a été pillé, ma chère Sylvie, dit un soir Perceval. Votre époux a été taxé de « mazarinisme » et je dois dire que le duc François n’a rien fait pour empêcher le saccage. Il s’est contenté de protéger vos serviteurs qui sont chez lui sains et saufs.
— Dieu soit loué ! Mais… vous l’avez vu ?
— Oui. Je lui ai même fait remarquer qu’il s’agissait là de votre maison. Il m’a répondu que puisque vous n’y étiez pas, pour l’excellente raison que vous étiez chez moi, et qu’en tout état de cause, la fortune des Fontsomme n’en souffrirait pas beaucoup, il pouvait se servir. Le tout dans un langage à faire rougir un lansquenet !
— Un langage ?
— Oui. Le pire argot des portefaix. Sans doute souhaitait-il plaire à la foule dépenaillée et misérable accrochée à ses basques, mais il aurait passé toute sa vie aux Halles qu’il ne s’exprimerait pas autrement. En l’écoutant, M. de Ganseville riait de bon cœur en voyant ma tête. Malgré tout, il m’a tiré à part pour me glisser, sur un autre ton, qu’il protégerait toujours ma maison fût-ce au prix de sa vie… et pour me charger de vous dire qu’il est toujours tout à vous !
— Et vous osez me le répéter ?
— Oui. Parce que j’ai l’impression que vous en serez heureuse. Je n’ai pas le droit de vous priver d’une petite joie, vous qui en avez si peu.
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