— Moins exposée ? Comment l’entendez-vous ?

— Je pense au voisinage et, à vous dire le vrai, mon ange, je crains qu’il ne soit trop bruyant pour vous… Notez que la rue des Tournelles a perdu beaucoup de son calme depuis que la ravissante Ninon de Lenclos y a établi ses pénates, mais vos voisins n’y fréquentent pas.

Cette fois, Sylvie avait compris. Appuyant ses coudes sur la table, elle sourit en regardant son parrain dans les yeux.

— Qu’est-ce qui peut vous faire supposer que le voisinage m’y soit contraire ?

— Contraire n’est pas le mot que j’emploierais. Préférerons-nous troublant… ou attirant ? De toute façon, des bruits pourraient courir…

— Quels bruits ? fit Sylvie déjà sur la défensive.

À travers la table, Perceval tendit la main pour saisir celle de sa filleule :

— Allons ! Ne vous fâchez pas, mais comprenez que lorsque l’on se fait autant dire enlever sur les bords de Seine par un prince vêtu seulement d’une serviette, cela fait image… et donne à parler. Il se trouve qu’une mauvaise langue, appartenant hélas aux gens de qualité, a été témoin de la scène dont elle a fait des gorges chaudes…

La bouche soudain séchée, Sylvie déglutit avec quelque peine avant de demander :

— Qui ?

— Mme de la Bazinière. Si j’ai bien compris, sa voiture arrivait au moment où vous partiez vous-même.

— La Chémerault[44] ! Encore elle ! Mais que lui ai-je fait ? Maintenant qu’elle est mariée, elle devrait se tenir tranquille ?

— Elle est même veuve, et l’on prétend qu’elle se console avec ce banquier italien si riche, Particelli d’Emery. Il n’empêche qu’elle se remarierait volontiers au cas où vous viendriez à disparaître.

— Moi ?

— Oui, vous ! Sans doute êtes-vous la seule à ignorer qu’elle est éprise de votre époux depuis l’adolescence… Cependant, ne vous affolez pas : le mal n’est pas encore bien grand. Il n’empêche que je préférerais vous garder près de moi jusqu’au retour de Jean…

— Oui… oui, vous avez raison ! Merci de m’avoir prévenue ! À vos côtés, je ne risquerai rien… Mon Dieu ! Que le monde est donc méchant !

— C’est maintenant seulement que vous vous en apercevez, mon cœur ? On vous a pourtant donné, jusqu’à votre mariage, toutes raisons pour le savoir.

C’est ainsi que Sylvie, Jeannette et la petite Marie vinrent s’installer rue des Tournelles…

La Reine et les siens rentrèrent à Paris pour la Toussaint après que l’on eut conclu, avec le Parlement, une sorte de compromis que la fière Espagnole avait signé en pleurant, le jugeant offensant. Elle ne rêvait que de prendre une revanche éclatante, et son humeur s’en ressentait.

Lorsqu’elle retourna au Palais-Royal, Sylvie ne reçut pas d’Anne d’Autriche l’accueil enjoué et familier auquel elle était habituée. Sur un ton aigre, on lui demanda des nouvelles de M. de Beaufort comme si elle était en contact quotidien avec lui.

— Comment pourrais-je en donner à la Reine ? répondit la jeune femme du fond de sa révérence. Il y a plus de deux mois que je ne l’ai vu et j’ignore tout à fait où il se trouve. Ce qui m’est de peu d’intérêt…

— Vraiment ? J’aurais cru le contraire : on vous dit fort liés…

— Comme le sont des amis d’enfance, Madame. Il a sa vie, j’ai la mienne et si je n’approuve pas toujours celles de ses actions qui me viennent aux oreilles, je ne peux oublier que, par deux fois, il m’a sauvée.

— Je sais, je sais ! Vieilles histoires que tout cela ! On change d’ailleurs à mesure que passent les années. L’amitié peut trouver d’autres noms.

Sous le ton toujours aussi acerbe, Sylvie sentit pointer une sorte de jalousie bien féminine. Les ragots de l’ancienne Chémerault avaient dû venir jusqu’à la Reine. Alors, elle osa regarder au fond des yeux cette femme couronnée qui pouvait la briser d’un signe :

— Je n’ai pas changé. Et Mgr de Beaufort non plus, Madame. Il est toujours fidèle, toujours prêt à mourir pour la Reine.

Sous le reproche latent, Anne d’Autriche rougit, puis se détourna pour appeler :

— Me donnez un éventail, ma chère Cateau. Il fait ici une chaleur de four…

La première femme de chambre s’empressa avec un sourire, devenu moqueur en se posant sur la petite duchesse qui détestait cordialement cette Catherine Beauvais : mariée à un ancien marchand de rubans enrichi, elle avait su se glisser dans les bonnes grâces de la Reine par la douceur de ses mains et son habileté à donner les soins les plus intimes tels que les clystères. Elle était laide, impudente et, comme elle portait sur l’œil un bandeau de taffetas noir, on l’appelait Cateau la Borgnesse. En dépit de sa disgrâce et de sa laideur, elle collectionnait les amants. Comme elle partageait avec Mme de Motteville les confidences de la Reine, inutile de préciser que les deux femmes ne s’aimaient pas.

Sylvie fit comme si elle ne l’avait pas vue. D’ailleurs, l’entrée soudaine de Mazarin vint sauver l’assemblée de la gêne qui s’installait et la jeune femme réédita sa révérence.

À son habitude, le cardinal fut tout sucre, tout miel et toute amabilité. Il avait vieilli. Il est vrai que les soucis ne devaient pas lui manquer. Les pamphlets les plus insultants neigeaient jour après jour sur Paris, le traitant de tyran, d’oppresseur et de « Sicilien de très sordide naissance », ce qui était faux. Il y avait alors, sur le Pont-Neuf, un poteau où chaque matin on clouait un nouveau libelle, toujours insultant pour Mazarin mais parfois aussi pour la Reine. Quant au Parlement, mal satisfait des quelques dispositions financières obtenues, il n’y allait pas par quatre chemins et réclamait le retour du ministre dans son Italie natale.

Celui-ci trouva néanmoins un beau sourire pour demander à Sylvie des nouvelles de son époux, et force fut à la jeune femme de reconnaître que depuis la lettre du prince de Condé dont elle rapporta la teneur, elle ignorait tout de son sort, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter.

— C’est étrange, mais il ne faut pas craindre le pire : vous en seriez déjà prévenue. Cependant, si j’étais vous, j’irais faire visite à Monsieur le Prince.

— Est-il toujours à Chantilly ?

— Non. Il vient de rentrer à Paris où je l’ai appelé. Il serait tout naturel que vous alliez vous enquérir auprès de lui…

— Je n’y manquerai pas, monseigneur. Merci de ce précieux avis… dit-elle avec une vraie reconnaissance.

Saisie d’une hâte soudaine, elle ne s’attarda pas au Palais-Royal où, d’ailleurs, la Reine n’avait pas l’air de tenir à sa présence. En effet, quand La Porte vint demander, de la part du Roi, que Mme de Fontsomme vienne le rejoindre dans son cabinet de jeux, Anne d’Autriche s’interposa :

— Dites à mon fils qu’il n’a de temps ni pour les visites ni pour la guitare : il doit se préparer pour la présentation de ce soir…

On ne pouvait être plus claire : la Reine ne voulait pas que Sylvie voie son fils. Le cœur soudain serré, Mme de Fontsomme demanda la permission de prendre congé, la reçut d’un geste désinvolte qui enchanta celles qui ne l’aimaient pas et quitta le Grand Cabinet avec la nette impression d’être en disgrâce. Aussi la jeune femme se promit-elle de ne revenir à la Cour que si on l’en priait…

En attendant, elle donna à Grégoire l’ordre de la conduire à l’hôtel de Condé.

Situé près du Luxembourg où il occupait un vaste quadrilatère[45] l’ancien hôtel de Ventadour, qui devait une partie de ses bâtiments disparates à l’un des inévitables Gondi, n’était pas un modèle d’architecture mais il possédait, outre une fabuleuse décoration intérieure, d’admirables jardins comptant parmi les plus beaux de Paris. L’un affichant toute la rigueur solennelle d’un jardin de broderies, l’autre, en terrasses, formé surtout de boulingrins[46] entourés de massifs et de rangées d’arbres. C’est dans cette partie que Sylvie trouva le héros de Rocroi et de Lens occupé à fustiger de sa canne les feuilles mortes qui tombaient des arbres. Quand un valet vint lui annoncer la visiteuse, il cessa son jeu et accourut vers elle :

— Madame de Fontsomme ! Mon Dieu quelle joie… et quel remords !

— Remords, monseigneur ? Le vilain mot !

— Mais tellement bien choisi ! J’aurais dû me précipiter chez vous dès mon arrivée ici, mais une foule de soucis me sont tombés sur le dos et comme cette pluie maléfique ne cesse pas, j’avouerai que vous avez bien fait de venir à moi. Vous voulez des nouvelles de votre époux ?

— Depuis votre lettre, je n’en ai pas eu.

— Moi non plus… ou très peu, mais que je vous rassure ! Sa blessure est guérie et il n’est plus aux mains de l’ennemi. Ce n’est pas par la grâce de ce fou de Beaufort qui est arrivé comme la foudre, un beau jour, devant Furnes qu’il prétendait, à ce que l’on m’a dit, prendre à lui tout seul. Manque de chance, c’était déjà fait… mais nous devrions rentrer et nous faire porter quelque boisson chaude. Vous êtes toute transie et je vous tiens dans un affreux courant d’air…

Il lui prit la main pour l’entraîner vers l’hôtel à une telle allure qu’elle demanda grâce pour ses petits souliers. Il s’arrêta, se mit à rire et repartit plus calmement. C’était la première fois que Sylvie le voyait en son privé, et elle pensa qu’il était décidément laid, avec son visage taillé à coups de serpe et l’immense nez qui en occupait la majeure partie, mais que cette laideur puissante possédait davantage de charme que certaines belles figures plus mièvres. Et quelle vitalité ! Il n’avait qu’un an de plus qu’elle-même, mais il était aussi pétulant qu’un gamin de dix ans…

Dans un somptueux salon surdoré où s’étalaient d’admirables tableaux anciens, il l’assit dans un fauteuil, hurla pour se faire apporter du vin chaud, l’obligea à en boire et finalement s’installa en face d’elle, lui sourit et déclara, reprenant le sujet là où il l’avait laissé :