— De tout mon cœur, Marie.
— Il faut croire que vous en avez deux, puisque l’un appartient, et depuis longtemps, à Beaufort. Mon pauvre petit chat ! Vous avez raison de penser qu’une trahison blesserait cruellement votre époux, mais aurez-vous toujours la force de repousser l’amour de François ? Pour avoir vécu à mes côtés sa passion pour la Reine, vous savez jusqu’à quels excès il est capable de se laisser porter. Et j’ai bien peur qu’il vous aime de la même façon. Dites-vous qu’il saura vous retrouver où que vous soyez… et que vous l’aimez toujours puisque sans ce touche-à-tout de Gondi vous vous abandonniez.
— Vous venez de répondre vous-même à cette question. Oh, Marie ! que dois-je faire ?
— Quel conseil pourrais-je vous donner, moi qui ai la chance d’aimer Charles comme vous aimez à la fois Jean et François ? Je sais ce que sont les élans de la passion et je serais mal venue de faire la prude avec vous.
— Alors ?
— Alors, rien ! Tout ce que nous pouvons faire – car les miennes vous sont acquises ! – ce sont des prières… et puis laisser agir le Destin contre lequel nous ne pouvons pas grand-chose. Le seul avis que je puisse vous donner c’est, je crois, celui-ci : s’il advenait, ma Sylvie, que vous succombiez, faites en sorte que Fontsomme ne l’apprenne pas…
Épuisées par une soirée si fertile en événements, les deux jeunes femmes ne résistèrent pas longtemps au sommeil et dormirent jusqu’à une heure avancée de la matinée. Ce fut pour découvrir un étrange paysage : il y avait des barricades partout, fermant toutes les rues pouvant donner accès au Palais-Royal. Sur ces entassements hétéroclites de chariots, de futailles, de pavés, d’échelles et de meubles, des hommes veillaient, le mousquet à l’épaule, l’œil aux aguets. Seules, des patrouilles allaient et venaient, arrêtant tous ceux qui voulaient passer. Quand il s’agissait de gentilshommes, ils devaient crier « À bas Mazarin » comme les promeneuses de la nuit, mais aussi « Vive Broussel ! ». Le premier cri ne soulevait guère de problème, la noblesse de France détestant le ministre de la Reine. L’autre entraînait moins de conviction, d’abord parce que beaucoup ignoraient de qui il s’agissait. Comme il était inutile de se faire couper la gorge pour un parfait inconnu, on se laissait facilement convaincre. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui prétendaient se rendre au Palais-Royal devaient rebrousser chemin : la résidence royale était doublement gardée, par les barricades mais aussi par ses grilles fermées et ses propres gardes disposés autour des bâtiments par M. de Guitaut dont on apercevait souvent les plumes rouges tandis qu’il vérifiait les postes.
Cependant, à mesure que le temps passait, les choses se gâtaient. De partout, laissant les barricades aux soins de quelques hommes sûrs, le peuple se rassemblait devant le palais, réclamant Broussel avec une colère grandissante. Déjà, on avait molesté le chancelier Séguier, et deux ou trois bandes incontrôlées commençaient à forcer les portes de quelques hôtels – vides heureusement – pour les piller. Dans la chaleur lourde de cette journée d’août, l’angoisse montait. Avec une anxiété croissante, Marie et Sylvie voyaient enfler l’émeute. Sylvie craignait pour l’enfant-roi, sa mère et son entourage. Elle voulut même se rendre auprès d’eux en déclarant que sa place était là-bas.
— Êtes-vous folle ? gronda Marie. Si vous ne me donnez votre parole de rester tranquille, je vous attache et je vous enferme. Votre époux ne me pardonnerait jamais de vous laisser plonger dans cette violence, vous y seriez broyée.
Il fallut bien lui obéir mais le cœur de Sylvie se serrait à chaque cri de mort qui lui parvenait car, au milieu de tant de menaces contre Mazarin, quelques-unes visaient la Reine, sous le nom de l’Espagnole. Allait-on assister à l’assaut du Palais-Royal ? Il était à peine défendable et elle pensa qu’Anne d’Autriche devait regretter les rudes murailles de ce vieux Louvre voisin, si fort dédaigné, qu’elle laissait à des réfugiés, la reine Henriette d’Angleterre et ses enfants.
Dans la journée, cependant, un calme provisoire intervint. La foule même s’écarta devant une procession : celle des membres, en longues robes rouges, du Parlement, avec en tête le président de Mesme et le président Molé venus tenter de faire comprendre au cardinal qu’en enfermant Broussel il avait fait un mauvais calcul : jamais les Cours souveraines ne plieraient pour récupérer l’un des leurs. C’est le ministre qui, s’il voulait éviter une révolution, devrait céder à la volonté du peuple.
— Ce n’est pas un brave, dit Marie en riant. Il doit être mort de peur !
— Je crains qu’il ne puisse faire céder la Reine. Elle est vaillante, elle, et si fière ! Quels que soient les sentiments qu’il lui inspire, elle ne cédera pas !
En effet, un moment plus tard, les deux présidents ressortaient bredouilles. Avec courage, ils tentèrent de calmer ce peuple qui bouillait autour d’eux, les accusait de trahison et les menaçait de mort. Peine perdue ! Une vague furieuse les repoussa contre les grilles du palais qu’il fallut bien entrouvrir devant eux pour leur éviter d’être écrasés.
— Retournez ! cria quelqu’un. Et ne revenez qu’avec l’ordre d’élargissement de Broussel et de Blancmesnil si vous voulez voir se lever la prochaine aurore !
— C’est la voix de Gondi ! souffla Marie. Ce fou a perdu toute retenue. Il se croit déjà le maître du royaume !
— J’ai peur qu’il ne soit déjà le maître de Paris. Mais, pour Dieu, dans tout cela où peut être François ?
— C’est vrai. Il est parti avec lui la nuit dernière…
Les deux femmes se regardèrent en silence, habitées par une même crainte. Courir les barricades, causer à Mazarin la terreur de sa vie, courtiser quelque peu le Parlement pour obtenir une libération officielle, c’était une chose, mais se dresser contre la Reine, même s’il ne s’agissait plus que d’un ancien amour, et surtout contre le Roi, le Roi de son sang, jamais personne n’obtiendrait de Beaufort qu’il aille jusque-là…
Durant tout le jour, Sylvie redouta et espéra à la fois de voir apparaître Beaufort, avec une légère préférence pour l’absence, mais elle n’avait rien à craindre : Gondi le renard était trop malin pour hasarder dans la première échauffourée celui dont il entendait faire le symbole absolu de l’antimazarinisme. Il savait bien que, s’il laissait François se mêler aux braillards qui assiégeaient le Palais-Royal, celui-ci ne supporterait pas les cris de mort contre sa Reine et qu’il serait capable d’affronter seul une foule déchaînée, quitte à se faire massacrer sur place. Aussi le petit homme aux jambes torses avait-il, dès le matin, pris la précaution de l’enfermer à l’archevêché avec toute une cour de chanoines et de jésuites, sous prétexte qu’il était trop voyant et que son apparition au milieu des manifestants risquait de compromettre l’avenir en cristallisant sur lui les ressentiments de la Cour.
— Arracher deux robins aux griffes de Mazarin n’est pas votre affaire, lui dit-il. Sachez que moins Mazarin vous verra et plus il aura peur de vous.
Lui-même ne se ménagea pas et l’on put le voir, vers le milieu de la journée, venir en grand apparat ecclésiastique distribuer des paroles d’encouragement et de compassion parfaitement hypocrites tout en bénissant à tour de bras. La Reine qui l’observait derrière les vitres de son palais en grinça des dents. Elle n’aimait déjà pas l’abbé de Gondi ; à partir de cet instant, elle l’exécra… D’autant plus qu’elle dut céder aux nouvelles instances des deux parlementaires…
Aux approches du soir, une énorme acclamation fit vibrer les carreaux du palais et ceux des hôtels environnants : la Reine promettait la libération des deux prisonniers. La foule n’en campa pas moins sur place : elle ne bougerait que lorsque Broussel, incarcéré à Saint-Germain, lui serait remis. Ce qui fut fait le lendemain au milieu d’un enthousiasme indescriptible.
— Que de bruit pour si peu ! dit Marie avec dédain quand le carrosse de la Cour transportant le vieil homme passa devant sa demeure, porté par un fleuve humain. Regardez-le donc saluer et sourire à tous ces énergumènes ! Ma parole, il se prend pour le Roi !
— Cela ne durera pas, dit Sylvie. Dès l’instant où il cesse d’être une victime, il cesse aussi d’être important… Quant à moi, j’espère pouvoir rentrer chez moi à présent. Grâce à vous, ces deux jours n’ont pas été trop pénibles.
— Sauf qu’avec tous ces gens autour de nous, la chaleur était plus insupportable que jamais. Pour ma part, je vais retourner à Nanteuil. M’accompagnerez-vous ?
— Ce serait avec joie si Marie était avec moi, mais j’ai hâte de la retrouver. Au fait, pourquoi ne viendriez-vous pas à Conflans ? Elle adore sa marraine, vous savez ?
Bien que Marie eût répondu qu’elle aussi adorait la petite fille, Sylvie n’insista pas. Elle savait quelle tristesse éprouvait son amie à n’avoir pas d’enfant. D’autant qu’il était peu probable qu’elle en ait un jour, le vice-roi de Catalogne n’en ayant pas eu de son premier mariage avec la duchesse d’Halluin dont il gardait le titre.
— Tant de gloire et personne à qui la léguer ! avait dit un jour Mme de Schomberg dans un des moments de mélancolie qui s’emparaient d’elle lorsqu’elle était séparée de son époux. Aussi, avant de monter dans la voiture qui la ramènerait rue Quincampoix, Sylvie embrassa-t-elle son amie plus chaudement que de coutume :
— Pourquoi, dit-elle, n’iriez-vous pas rejoindre le maréchal à Perpignan ? Vous devez lui manquer autant qu’il vous manque.
— Plus que vous ne croyez. Il serait heureux sans doute, mais fort mécontent. Il a tellement peur qu’il m’arrive quelque chose en route ! Et il faut avouer que le chemin est long. Je me contenterai de Nanteuil où je suis plus près de lui que n’importe où…
"Le roi des halles" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le roi des halles". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le roi des halles" друзьям в соцсетях.