— Non. J’ai bien dit « Je ». Toi, tu me rejoindras plus tard. J’ai une mission pour toi…
— Et je vais où ? fit Pierre déçu.
— D’où nous venons… mais tu n’iras pas seul : tu escorteras une jeune fille que tu connais déjà et dont tu prendras bien soin. J’aurais voulu le faire moi-même, mais le Roi et son ministre en ont décidé autrement.
— Vous me renvoyez en Bretagne ?
— Exactement. Et c’est Jeannette que tu vas emmener. Je la croyais près de ma mère mais, à ce qu’il paraît, elle est venue rejoindre M. de Raguenel dès sa sortie…
Il s’interrompit. Perceval accourait et François fut frappé du changement intervenu en si peu de temps : certes, sa mise qu’il avait toujours soignée tout en la maintenant dans la simplicité restait égale à elle-même mais, sous les épais cheveux blonds que la quarantaine peu éloignée argentait déjà aux tempes, le visage avait perdu son expression nonchalante et les yeux leur vivacité. En fait, le chagrin avait mis sa griffe sur chaque trait et François se reprocha de n’être pas accouru vers cet ancien écuyer de sa mère, cet ami de son enfance, dès son arrivée à Paris. Ce soir, les yeux gris étaient grands ouverts et interrogeaient autant que la voix :
— Vous ici, monseigneur ?… Venez-vous prendre la nouvelle que je redoute le plus ?
Beaufort prit ses deux mains dans les siennes et les sentit trembler, elles toujours si sûres :
— Entrons ! fit-il avec beaucoup de gentillesse. Ce que j’ai à vous dire n’est pas fait pour le vent de la nuit.
CHAPITRE 2
LE PORT DU SECOURS
Le lendemain qui était un dimanche, à cinq heures du matin, un couple de jeunes bourgeois, modeste, prenait place dans le coche de Rennes qui en une semaine tout juste allait le mener à destination. Dans l’époux, vêtu d’un solide drap gris fer à collet rabattu en toile de Hollande blanche, chaussé de lourds souliers à boucle et coiffé d’un chapeau noir à fond de cuve rond, personne n’aurait reconnu Pierre de Ganseville, l’élégant écuyer du duc de Beaufort. Il ne s’y sentait du reste pas très à l’aise : son épée lui manquait, mais il avait bien fallu la ranger dans le coffre que l’on avait embarqué à sa suite.
Ce genre de détail ne préoccupait pas sa compagne : il n’existait guère de différence entre le costume d’une bourgeoise et celui d’une femme de chambre attachée à la Cour. La robe grise à col et manchettes ornés de dentelle, la coiffe bien amidonnée étaient sa vêture habituelle et elle la complétait d’un ample manteau noir à capuchon qui l’enveloppait tout entière. Jeannette se sentait un peu moins triste : il faisait beau et le voyage – bien qu’elle n’en connût pas le but – lui plaisait d’autant plus qu’on ne serait pas cahoté trop longtemps dans cette patache publique, donc peu confortable et malodorante : à Vitré on la quitterait, sous un prétexte quelconque, en même temps que le déguisement de Ganseville, pour des chevaux de poste qui, par Châteaubriant, les conduiraient à Piriac où l’on embarquerait. L’important était de quitter Paris en déjouant une surveillance à laquelle Beaufort s’attendait de la part du Lieutenant civil. Laffemas ne devait plus ignorer à cette heure ce qu’il était advenu de La Ferrière et Raguenel lui avait laissé entendre que des gens à la mine suspecte s’intéressaient à sa maison depuis qu’il l’avait réintégrée. Aussi, la veille du départ, François avait-il ramené Jeannette à l’hôtel de Vendôme où se trouvait sa place naturelle, puisqu’elle y vivait depuis que Sylvie y avait fait son entrée.
En pensant à son maître, Ganseville se sentait mélancolique : tandis que lui-même se faisait secouer sur les gros pavés et les mauvaises routes, Beaufort escorté de Brillet et de deux valets galopait sur la route de Flandre avec en perspective la fièvre des combats, le grondement des canons, le crépitement des mousquetades, les roulements des tambours, la gloire peut-être… la vie enfin ! Sa seule consolation était que ce convoyage sans panache représentait une mission d’extrême confiance tenant à ce secret qu’il avait l’honneur de partager avec le maître qu’il aimait.
Les choses se passèrent le mieux du monde avec des compagnons qui n’obligeaient pas à la conversation : un prêtre priant toute la journée, une veuve pleurant tout autant, un couple âgé qui, lorsqu’il ne se chuchotait pas des secrets en gloussant, dormait avec application. Tout de même, en arrivant à Vitré, Ganseville se sentait de terribles fourmis dans les jambes. Jeannette mourait d’impatience mais, dans la vieille ville figée dans son superbe cadre féodal, il leur suffit d’un court passage à l’hôtel du Plessis dont les maîtres étaient de vieux amis des Vendôme pour que Pierre retrouve son aspect habituel. Ce fut au tour de Jeannette de perdre le sien : devenue un charmant cavalier – sa jeune maîtresse avait demandé qu’on lui apprît à monter afin qu’elle pût la suivre dans ses galopades à travers bois, à Anet ou à Chenonceau – elle sauta en selle avec une assurance qui fit plaisir à son compagnon, un peu inquiet d’abord sur le train que la présence d’une femme allait lui imposer.
— Me direz-vous enfin où nous allons ? demanda la jeune fille quand ils eurent atteint la première halte, à Bain. Pendant tout le voyage vous n’avez pas desserré les dents. Le beau mari que j’avais là aux yeux des gens qui nous entouraient !
— Auriez-vous souhaité que je vous fasse la cour ? fit Ganseville en riant.
— Oh non ! Ne le prenez pas en mal, mais j’ai déjà donné ma foi à un garçon dont j’ignore ce qu’il est devenu, ajouta-t-elle avec tristesse. Il a disparu avec notre petite demoiselle et on ne sait pas s’ils sont seulement encore de ce monde…
— Moi, je suis comme saint Thomas : tant que je n’ai pas vu je ne crois pas ! Quant à notre destination, c’est un petit port de pêche qui s’appelle Piriac.
— Et qu’allons-nous y faire ?
— Nous embarquer pour Belle-Isle. J’espère que vous avez le pied marin… J’ai horreur des gens qui vomissent.
— Et que ferons-nous à Belle-Isle ?
— Nous irons saluer M. le duc de Retz et Mme la duchesse. À présent, plus de questions. Vous en savez assez.
— Je ne suis guère plus avancée et j’aimerais bien comprendre tous ces mystères…
— Ma chère enfant, vous avez commis une grosse sottise en vous installant chez M. de Raguenel au lieu de rentrer sagement chez nous. Vous auriez dû être assez fine pour deviner que sa maison serait surveillée. Or j’avais mission de vous faire quitter Paris sans éveiller les soupçons des espions du Lieutenant civil. Voilà qui est fait…
— En ce cas, pourquoi ne pas m’en dire davantage ? Nous sommes bien loin de Paris…
— Parce que le gouverneur de la Bretagne, c’est le cardinal de Richelieu qui en a dépossédé le duc César, et que là où il s’est installé, il faut toujours craindre qu’il y ait un espion derrière chaque buisson.
— Et à Belle-Isle, il n’y en a pas ?
— Non. Elle est assez éloignée de la côte et appartient en propre à Pierre de Gondi, duc de Retz. Et maintenant, à cheval ! Je ne répondrai plus à aucune question avant que nous ne soyons là-bas. Et encore !…
Cette fois, Jeannette se le tint pour dit. D’ailleurs, la différence sociale existant entre elle, simple femme de chambre, et un gentilhomme lui imposait des limites qu’elle connaissait fort bien. Et puis le nouveau rythme du voyage n’autorisait guère les conversations, car il n’était plus question de s’arrêter avant la mer sinon pour changer de chevaux et se restaurer. Après Bain, par Redon et La Roche-Bernard, on atteignit l’estuaire de la Vilaine d’où l’on piqua droit sur Piriac, un petit port de pêche où la pauvre fille arriva rendue : une chose était de suivre Sylvie dans d’agréables randonnées campagnardes, une autre de sauter d’un cheval à l’autre sans désemparer, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit.
— Je ne pourrai plus jamais m’asseoir ! gémit-elle quand Ganseville, enfin compatissant, l’aida à descendre de sa monture. Ni peut-être marcher !
— J’aurais dû vous conseiller les cataplasmes de chandelle, soupira celui-ci, mais cela nous aurait fait perdre du temps. Je conçois que cela vous soit pénible, que vous auriez préféré une voiture, mais les chemins sont mauvais en Bretagne et, avec un cheval, on est sûr de passer partout et vite !
— Nous sommes donc bien pressés ?
— Nous le sommes et cette chevauchée nous fait gagner trois jours. Or, il est impératif que nous arrivions à Belle-Isle avant quelqu’un d’autre ! Allons, courage ! Je vous promets une surprise à l’arrivée…
La laissant assise sur un rocher, Ganseville alla se mettre en quête d’un bateau, après quoi, en attendant la marée, il entreprit de refaire leurs forces au moyen d’une soupe de poissons délectable et de galettes de sarrazin sucrées au miel, le tout arrosé d’un cidre un peu aigrelet.
Au soir tombant, tous deux embarquèrent sur une barque de pêche placée sous le vocable de Sainte-Anne-d’Auray. Jeannette, enveloppée d’une couverture sentant fortement le poisson pour la protéger des embruns, installa son séant douloureux sur une autre couverture que l’on plia pour elle au fond de la barque et, bien que ce ne fût pas le summum du confort, elle s’endormit aussitôt. Par chance, la mer était relativement calme et sa fatigue extrême lui évita les effets du roulis. Des quatre lieues séparant Belle-Isle de la terre ferme, elle ne vit donc rien, pas plus que de la pêche à laquelle les hommes se livrèrent chemin faisant.
Quand elle ouvrit les yeux, après qu’on l’eut secouée sans trop de douceur, le bateau franchissait le goulet d’un port qui, sous les couleurs roses de l’aurore, lui parut le plus beau du monde. Établi au débouché d’un de ces ruisseaux marins où remontait la marée, il s’enfonçait entre une colline plantée d’arbres tordus par les tempêtes et un promontoire rocheux portant une citadelle à tours basses et rondes dans lesquelles s’ouvraient les gueules noires des canons. Le bourg semblait couler derrière ces murailles qui le défendaient, cependant qu’au fond du port, un pont romain reliait les deux rives et desservait une longue demeure seigneuriale dont les jardins montaient à l’assaut d’une seconde colline, plus haute que la première[28]. C’était une grande et belle maison blanche dont les hautes fenêtres reflétaient les couleurs ardentes du soleil levant.
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