Le ton était un peu pincé mais il en fallait plus pour émouvoir Sylvie :

— C’est vrai, Madame, je suis contente. C’est long, cinq années en prison. Surtout pour lui !

— Il ne fallait pas se mettre dans le cas d’y entrer. Cependant s’il croit nous avoir joué un mauvais tour, il se trompe. M. le cardinal, qui aurait dû être sa victime, n’est pas très mécontent.

— Pourtant, après la prédiction de Coysel, il avait fait doubler la garde du prisonnier ?

— Réaction bien naturelle mais, depuis, Son Éminence a trouvé un excellent moyen de ramener dans sa main toute la famille de Vendôme. D’où la tranquillité avec laquelle il a reçu la nouvelle de l’évasion.

Et comme Sylvie, n’osant poursuivre ses questions, la regardait avec une vague inquiétude, la Reine lui tapota le bras du bout de son éventail.

— Vous ne devinerez jamais ! Un mariage, ma chère, un grand et beau mariage de l’aînée de ses nièces avec le duc de Mercœur. Le futur duc de Vendôme deviendra ainsi son neveu et notre pauvre Beaufort ne pourra que se tenir tranquille… Allez voir le Roi, à présent ! Je vous rejoindrai tout à l’heure !

— Seigneur ! pensa Sylvie encore sous le choc de la nouvelle. Ces gens-là sont fous ! Jamais le duc César, tout exilé qu’il est, n’acceptera d’allier le sang d’Henri IV à celui de cet Italien ? Et je n’imagine même pas ce qu’en pourrait dire François… Les Mazarin chez les Vendôme ! On croit rêver !

En effet, Mazarin entreprenait depuis quelques mois de faire partager à sa famille les bienfaits de sa fortune. Le 11 septembre de l’année précédente, trois nièces et un neveu étaient arrivés d’Italie : deux brunettes respectivement âgées de treize et dix ans : Laura et Olympe Mancini, une petite blonde de dix ans elle aussi : Anna-Maria Martinozzi. Quant au garçon, Paul Mancini, il était âgé de douze ans[38]. Le plus étonnant fut l’accueil que leur réserva la Reine. Ces petites filles – jolies ou qui promettaient de l’être – furent d’emblée traitées par elle en véritables princesses. Et, comme le cardinal était proche voisin du Palais, on les y éleva. Mme de Senecey, disponible puisque le Roi était passé aux mains d’un gouverneur, fut chargée de leur éducation. Ce qui scandalisa beaucoup de monde mais, apparemment, le bon peuple et la noblesse n’avaient pas fini de s’étonner des desseins du cardinal touchant celles que l’on appelait déjà les Mazarinettes. Il entendait les caser aux rangs les plus hauts et, pour y arriver, il ne perdait pas de temps.

Sylvie trouva le jeune Louis XIV à demi étendu sur une chaise longue auprès d’une fenêtre ouverte sur les parterres fleuris des jardins. Il semblait triste et fatigué et, tout de suite, elle s’inquiéta :

— Votre Majesté est souffrante ?

Ce n’était pas une question de convenances. Le précédent mois de novembre, le jeune Roi avait contracté la petite vérole et, très vite, son état fut jugé grave. En fait, l’enfant ne fut malade que durant deux semaines puis la santé revint, ne laissant sur le visage enfantin que de légères marques du terrible mal, mais ces jours-là Sylvie les avait vécus l’un après l’autre, désespérée à l’idée que le fils de François qu’elle considérait un peu comme le sien pût disparaître… D’où l’angoisse qui venait de vibrer dans sa voix.

Le petit Roi qui allait sur ses dix ans lui sourit :

— Très bien, duchesse ! Ne vous tourmentez pas ! Simplement, je suis très mécontent et je vous demande pardon de vous avoir fait venir parce que je n’ai pas du tout envie de chanter ou de jouer sur ma guitare.

— Mécontent, mon Roi ? Oserai-je lui demander pourquoi ?

— Cette évasion de M. de Beaufort ! Tout le monde ici semble considérer que c’est quelque chose de très amusant. Une bonne farce en quelque sorte !

— Et Votre Majesté ne le voit pas de la même façon ?

Souvent grave, le visage du petit garçon se fit sévère :

— Non, madame ! Lorsqu’un homme est mis en prison à cause d’une faute assez grave pour y être maintenu, son évasion ne saurait être trouvée amusante, parce qu’on l’y a envoyé au nom du Roi et que je suis le Roi ! C’est de moi que l’on rit et c’est une chose que je ne tolérerai jamais, vous entendez ? Jamais !

Le regard de l’enfant flambait d’une si auguste colère que Sylvie baissa la tête comme si elle était coupable. En même temps elle se sentait un peu effrayée car, en quelques mots, Louis venait de révéler son caractère profond. Né pour être roi, il en avait pleinement conscience et cela pouvait laisser supposer que, peut-être, il serait un grand roi… à moins qu’il ne devienne le pire des tyrans une fois en possession du pouvoir.

Cependant, Sylvie ne voulut pas laisser passer l’occasion de plaider la cause de François :

— C’est Votre Majesté qui a raison, dit-elle, et j’avoue être la première surprise de la façon dont on a reçu ici la nouvelle de l’évasion mais, Sire, songez qu’elle est le fait d’un homme emprisonné depuis cinq ans sur une simple présomption. Il n’a jamais été prouvé que M. de Beaufort eût voulu attenter à la vie du cardinal.

— C’est possible, duchesse, mais il en est tout à fait capable. Je ne vous surprendrai pas en vous confiant que je n’aime guère Son Éminence… mais j’aime encore moins M. de Beaufort !

— Sire, reprocha doucement Sylvie, il est le plus dévoué de tous vos sujets. Son amour pour son Roi ne saurait être mis en doute.

— Peut-être devriez-vous dire : son amour pour sa Reine ? fit l’enfant avec une amertume contenant trop de jalousie cachée pour n’être pas comprise de son interlocutrice. Puis il ajouta, en posant une main sur celles de Sylvie : « Je ne veux pas vous faire de peine, madame. Je sais qu’il est votre ami d’enfance et que vous l’aimez beaucoup, mais que voulez-vous, je ne suis pas plus que vous maître de mes sentiments… Je ne crois pas que j’aimerai un jour M. de Beaufort… »

Bien que d’autres sujets de conversation eussent été abordés dans l’heure qui suivit, c’étaient ces dernières paroles qui hantaient Sylvie tandis qu’elle effectuait le court trajet entre le Palais-Royal et son hôtel de la rue Quincampoix : elle y voyait une menace pour l’avenir quand l’enfant de neuf ans, encore sous la double tutelle de sa mère et de son ministre, accéderait au pouvoir. Elle devinait qu’il serait terrible dans ses inimitiés. Qu’augurer de ses haines ? Qu’adviendrait-il alors du père caché sous les aspects peut-être un peu excessifs d’un sujet turbulent ?… Pauvre François dont les passions tournaient toujours à son désavantage ! Comme il souffrirait s’il apprenait un jour que son fils ne l’aimait pas !

Il était déjà tard quand Sylvie rentra chez elle, mais les rues du Marais connaissaient une agitation inhabituelle et, en arrivant rue Quincampoix, elle vit un grand concours de peuple débordant du cabaret de l’Épée de Bois. Par le plus étrange des hasards, l’hôtel de Beaufort[39] était le voisin immédiat de celui des ducs de Fontsomme. Un voisin silencieux, aveugle et sourd, dont le nom seul touchait la jeune femme car jamais encore François ne l’avait habité.

Il était l’un des présents d’Henri IV à Gabrielle d’Estrées lorsqu’il l’avait faite duchesse de Beaufort. Ses grâces Renaissance convenaient parfaitement à une jolie femme, mais un homme pouvait s’y trouver bien. Cependant, jamais l’actuel détenteur du titre ne l’avait habité et cela pour une simple raison : en butte depuis des années à la vindicte cardinalice ou royale – souvent les deux – les Vendôme, quand ils étaient à Paris, ne souhaitaient pas se séparer. On faisait bloc dans l’hôtel familial et s’il était arrivé que François émette la vague intention de former sa propre maison, cela n’avait jamais été plus loin qu’une pensée fugitive, blessante d’ailleurs pour le côté mère poule de sa mère. Aussi la belle demeure offrait-elle un certain air d’abandon. Personne n’y avait vécu depuis longtemps, pourtant c’était vers elle que le peuple portait d’instinct ses acclamations, comme si la haute silhouette de François allait soudain se dresser sur le balcon. Sylvie en fut touchée : depuis ce matin, l’hôtel était un symbole pour tous ces gens comme il l’était pour elle depuis cinq ans, depuis que, jeune mariée, elle avait pénétré dans l’hôtel de Fontsomme et posé pour la première fois les yeux sur les fenêtres ternies et le jardin envahi de ronces et d’herbes folles.

Contrairement à d’autres maisons nobles qui se vidaient aux approches de l’été pour peupler les châteaux, l’hôtel de Fontsomme gardait toujours un personnel suffisant pour le tenir ouvert et prêt à accueillir ses maîtres. De même au manoir de Conflans. La grande fortune des ducs permettait ce luxe, d’autant plus que le château familial, situé entre les sources de la Somme et la petite ville de Bohain, avait eu beaucoup à souffrir en 1634 de l’avancée espagnole et d’une occupation qui, grâce aux troupes de M. de Turenne, n’avait duré qu’un an. Mais les dégâts étaient importants et le château encore inhabitable en dépit des grands travaux entrepris par le maréchal-duc, père de Jean, et par celui-ci. En arrivant rue Quincampoix, Sylvie trouva donc sa maison disposée pour la recevoir comme cela arrivait fréquemment à cause des exigences de son service auprès de la Reine et du petit Roi…

La nuit était complète quand, après avoir passé une robe de chambre et pris un souper léger, elle descendit au jardin pour respirer la douceur de ce dernier soir de mai. Complète mais plus bruyante que d’habitude. Par-dessus les toits lui parvenaient les échos de chansons bâties dans la journée pour le héros du jour sur l’air du « Roi Henry ». De temps en temps, un orateur improvisé se faisait entendre pour appeler les assistants à se lever contre « le Mazarin affameur du peuple et bourreau de Monseigneur François », puis on entendit les violons s’accorder au milieu de cris de joie. Il y avait gros à parier qu’on allait improviser un bal… et qu’on ne dormirait guère dans le quartier.