— Mais vous avez mille fois raison, mon frère ! Dès demain, j’enverrai examiner les lieux et prendre toutes dispositions pour que l’habitation soit à notre convenance et, plus tard, j’irai voir moi-même.

En attendant, il fallait se loger. Les grands, tous pourvus d’hôtels à Paris, regagnèrent leurs demeures et Sylvie qui n’avait plus sa place chez les filles d’honneur et ne pouvait amputer l’appartement de la Reine, déjà exigu, rentra rue des Tournelles où elle fut accueillie avec bonheur. Elle y trouva aussi Jeannette, ramenée par Mlle de Hautefort et qui tomba dans ses bras en pleurant de joie. Pour la première fois depuis cinq ans, la « famille » du chevalier de Raguenel se trouvait recomposée et l’on fêta l’événement tard dans la nuit.

La soudaine, la fulgurante élévation de Beaufort, ne laissa pas de surprendre Perceval :

— Je savais les Vendôme de retour. Le duc César est là depuis quelques jours et emplit le faubourg Saint-Honoré de ses éclats de voix et des amis anglais qu’il a ramenés avec lui. Ce qui était un peu prématuré tant que le Roi vivait encore. Il clame déjà qu’il est venu réclamer le gouvernement de la Bretagne qui lui était si cher. Oh ! je comprends sa joie d’être de retour après dix-sept ans d’exil, mais un peu de discrétion serait plus sage.

— Si Mgr François doit être à la tête des affaires, dit Corentin qui revenait de la cave et avait entendu, il aurait bien tort de se gêner : il aura tout ce qu’il veut ! Mgr François a toujours beaucoup aimé son père. Il a même voulu être embastillé à sa place.

— Les affections particulières et le gouvernement d’un grand royaume ne vont pas ensemble. Et, si vous voulez mon avis, je ne vois pas du tout notre Beaufort Premier ministre. Il n’a rien d’un homme d’études et manque par trop de sagesse…

— Il est encore jeune, plaida Sylvie déjà prête à défendre son héros. Avec les années il changera, il mûrira…

Perceval sourit, lui tapota la joue et alluma sa pipe :

— Cela m’étonnerait. Au surplus, il n’est pas encore nommé et je souhaite qu’il ne le soit jamais ! Qu’on en fasse un amiral, un général des galères ou tout ce que l’on voudra, mais qu’on ne lui confie pas la France : il y ferait du gâchis. D’ailleurs, avant d’accéder à la place de Richelieu, il devra compter avec ses ennemis, les fidèles du défunt Cardinal et, surtout, avec son héritage : le cardinal Mazarin ne s’est pas hissé au premier plan pour céder la place au premier venu et je crains que ce ne soit un fin renard.

— Et vous croyez que cet Italien serait mieux à sa place que lui au gouvernement ? s’indigna Sylvie. Ce n’est rien qu’un comédien !

— Un diplomate ! rectifia Raguenel. Et c’est de cela qu’a besoin un peuple qui veut la paix…

Les jours qui suivirent lui donnèrent raison.

Passé la grande séance au Parlement qui cassa le testament de Louis XIII pour offrir à Anne d’Autriche des pouvoirs pleins et entiers, passé les somptueuses funérailles qui menèrent le feu Roi à la crypte de Saint-Denis, ce fut au Louvre une agréable période de retrouvailles. Après Marie de Hautefort qui reprenait son poste de dame d’atour, le fidèle La Porte, exilé à la suite de l’affaire du Val-de-Grâce, revint tout naturellement à son service de portemanteau de la Reine qui le reçut avec des larmes dans les yeux. Ni l’un ni l’autre n’avaient changé et pas davantage Mme de Senecey, fort heureuse de quitter son château de Conflans pour la charge de gouvernante des Enfants de France en remplacement de la marquise de Lansac, invitée à visiter ses terres. On revit aussi le maréchal de Bassompierre, tiré de la Bastille après douze ans de geôle employés à écrire ses mémoires. Lui avait bien vieilli, mais il était toujours le même agréable compagnon à qui Perceval de Raguenel se hâta de rendre visite. L’ancien cercle de la Reine se trouva ainsi presque reconstitué, tout comme le chapitre du Val-de-Grâce où la mère de Saint-Étienne retrouvait sa crosse abbatiale. Une absente, cependant, et de taille : la duchesse de Chevreuse, l’amie de vingt ans exilée presque aussi longtemps et que la Reine ne se décidait pas à rappeler. Peut-être sous l’influence de Mazarin : elle connaissait le secret de l’aventure avec Buckingham et ceux, plus dangereux encore, des complots incessants avec l’Espagne dont le sommet avait été celui de Cinq-Mars.

Quand enfin elle reparut, toujours superbe en dépit de ses quarante-trois ans, toujours arrogante et disposée à mordre à belles dents au plus juteux de la riche France, toujours liée aux chancelleries des pays les plus hostiles au royaume, elle s’aperçut que de son influence ancienne il ne demeurait plus que le souvenir des belles heures d’autrefois. La Reine la reçut avec affection, mais les deux femmes ne restèrent pas longtemps seules. Bientôt parut Mazarin, tout sourire : il venait offrir à la revenante une jolie somme d’argent pour remettre en état son château de Dampierre, dans la vallée de Chevreuse. À condition qu’elle s’en occupe elle-même. La duchesse comprit vite : on ne voulait pas d’elle à la Cour et on la payait de ses services. Ce qu’elle ne refusa pas, car elle avait les dents toujours aussi longues, mais lorsqu’elle quitta le palais, elle emportait une rage bien cachée, une haine solide de Mazarin et une rancune contre la Reine. Bien décidée à se venger un jour ou l’autre.

Les yeux vifs de Marie de Hautefort observaient tout cela avec un intérêt passionné et éclairaient pour Sylvie les méandres de ce grand chambardement :

— Ou je me trompe fort, dit-elle un jour à son amie, ou notre François pourrait avoir à souffrir avant qu’il soit longtemps une déception amère. Je n’aime pas du tout les apartés continuels de notre Reine avec ce jocrisse ! (étant entendu que dans son esprit jocrisse s’écrivait Mazarin).

On n’en était pas là. Les Vendôme étaient revenus avec quelque fracas, et singulièrement le duc César, devenu une sorte de curiosité depuis le temps qu’on parlait de lui sans jamais le voir. Il apparut donc avec tout un apparat de gentilshommes pour reprendre sa place à la Cour mais, plus rusé que Beaufort, il fit mille grâces au nouveau cardinal. Ce qui ne manqua pas d’inquiéter les siens qui connaissaient son goût des jolis garçons mais, en fait, César s’intéressait davantage à la Bretagne qu’aux charmes de Mazarin. Il avait trop rêvé, dans son exil, de ce gouvernement qu’il jugeait patrimonial pour ne pas désirer ardemment le récupérer. La mort de Richelieu – qui en portait le titre et en exerçait la charge – le laissait vacant. Hélas, il plaça ses sourires à perte : le cher gouvernement était déjà attribué au maréchal de La Meilleraye que César exécrait. Du coup, il se retira sous sa tente, comme Achille, et s’en alla bouder sous les lambris dorés de son hôtel de Vendôme.

En prédisant une déception à François, Marie de Hautefort ne se trompait pas et, bientôt, père et fils tombèrent d’accord pour jurer au nouveau cardinal une haine solide. En effet, une fois en possession des pleins pouvoirs, la régente laissa passer un délai convenable avant de lancer son coup de tonnerre : Mazarin était désormais son Premier ministre. François de Beaufort crut en mourir de fureur mais se garda bien de protester. Ce qu’il fallait, c’était durcir ses positions et ravaler l’autre au rang de simple exécutant des volontés royales comme des siennes propres.

D’instinct, il haïssait cet homme et il ne comprenait pas pourquoi « sa » Reine se tournait vers cette imitation de prélat jusqu’à ne plus prendre de décision sans son avis. Petit à petit, l’Italien rusé, jaloux peut-être, élevait une barrière entre la régente et l’homme qui l’avait tant aimée. Naturellement, Beaufort n’endura pas cela bien longtemps. Il décida d’affirmer son emprise sur Anne, ses droits d’amant, même si le deuil royal ne l’autorisait guère. Le malheur voulut que, emporté par son caractère bouillant, il le fit avec une maladresse qui confondit Sylvie, présente dans le Grand Cabinet quand il y arriva un matin en clamant qu’il voulait voir la Reine.

— C’est impossible, monseigneur, lui dit La Porte. Sa Majesté est dans sa chambre et ne reçoit pas.

François se contenta de sourire, puis affirma :

— Allons, La Porte, vous savez bien qu’elle me recevra, moi !

— Non, monsieur le duc. La Reine est dans son bain.

— La belle affaire !

Et, repoussant le serviteur, il entra tranquillement dans la chambre sans vouloir entendre le cri de Sylvie à laquelle il n’avait même pas accordé un regard. Il n’y resta pas longtemps : une pluie d’injures espagnoles assaisonnées de l’accent idoine l’obligea à battre en retraite avec une précipitation qui déchaîna le rire de Marie de Hautefort, présente aux côtés de la Reine. Sans demander son reste, François quitta l’appartement royal, avec la seule satisfaction de claquer la porte au nez d’un des Suisses de garde.

La colère de la Reine ne dura guère. Elle aimait encore trop François pour lui en vouloir longtemps, bien que Mazarin eût souligné avec quelque aigreur l’inconvenance de la scène. Un autre incident vint s’ajouter à celui-là et creuser un peu plus le fossé entre les deux amants. La maîtresse de Beaufort, la belle Montbazon qui détestait l’ex-Mlle de Condé devenue duchesse de Longueville parce que François avait longtemps été des prétendants à sa main, tenta d’attaquer sa réputation de jeune mariée. Un sort malin voulut que Mme de Montbazon trouvât dans son salon, après le départ de quelques visiteurs, deux lettres de femme, fort belles et fort tendres, perdues par le marquis de Coligny. Elle décréta aussitôt que Mme de Longueville en était l’auteur, convainquit François de la justesse de son analyse et en fit des gorges chaudes, profitant même du grand rassemblement de la Cour et de la haute noblesse autour d’Élisabeth de Vendôme dont on célébrait les noces avec le duc de Nemours.