— Buvez d’abord ! ordonna Richelieu.
Elle eut un instant d’hésitation et soudain comprit, en rencontrant le terrible regard, qu’il ne l’avait fait venir que pour la mettre à l’épreuve.
— Allons, buvez ! insista-t-il… Auriez-vous quelque chose à craindre ?
Alors, elle se résigna. Après tout c’était aussi bien d’en finir à présent et peut-être que, si le poison ne la foudroyait pas, il en boirait aussi. Elle approcha le verre de ses lèvres mais il s’échappa de ses mains, repoussé involontairement par un geste mécanique du malade que secouait une brutale, une effroyable quinte de toux. La liqueur se répandit sur les draps, mêlée au flot de sang que le Cardinal vomit soudain. Sylvie se précipita vers la porte derrière laquelle attendaient serviteurs et médecins :
— Vite ! Son Éminence n’est pas bien.
— J’ai entendu la quinte de toux, dit Bouvard le médecin du Roi. J’allais entrer… Mon Dieu ! Il a encore rejeté du sang !
— Ce n’est pas la première fois ?
— Non. Les poumons sont gravement atteints… Les traces de la liqueur verte sur les draps ne parurent pas le surprendre, contrairement à ce que craignait Sylvie. Il se contenta de bougonner en haussant les épaules :
— Il a encore demandé de cette liqueur qui ne lui vaut rien. Je voulais la faire ôter, mais personne n’a jamais été capable de lui interdire quoi que ce soit…
On s’activait autour du malade et Bouvard, prenant Sylvie par le bras, la ramena dans l’antichambre :
— Rentrez au palais à présent, mademoiselle ! Je serais fort étonné si Son Éminence réclamait un concert dans les jours prochains…
Elle ne demandait pas mieux, soulagée de ne pas être devenue une meurtrière. Aussi, en arrivant à Saint-Germain, se rendit-elle tout droit à la chapelle pour remercier Dieu de l’avoir retenue au bord du geste fatal et, en même temps, de l’avoir gardée en vie. Elle avait vu la mort de si près qu’en dépit du temps détestable – il ne cessait de pleuvoir depuis une semaine ! – elle trouvait la terre superbe et le temps radieux…
Le Cardinal ne mourut pas cette nuit-là et, le lendemain, il se faisait ramener à Paris. Il lui semblait qu’il irait mieux au milieu des merveilles rassemblées par lui au Palais-Cardinal. En revanche, le Roi cessa de galoper à travers la région et se fixa à Saint-Germain d’où il ne bougea plus, attendant que lui vienne la nouvelle d’une fin dont il ne doutait plus… et qui lui apporterait une sorte de libération à présent que la victoire, couronnant ses armes, faisait reculer la guerre au-delà des frontières.
Sylvie, elle, vécut dans l’angoisse les jours qui suivirent sa visite à Rueil. Elle craignait à chaque instant d’être rappelée auprès de Richelieu, tout en sachant qu’elle n’aurait plus jamais le courage de renouveler son geste meurtrier. La fiole de poison avait fini sa carrière dans les latrines du château. Décidément, ce n’était pas facile de se glisser dans la peau d’une héroïne tragique !
Le 3 décembre, le Roi se rendit au chevet du malade, puis, quand il en revint, déclara à son entourage :
— Je ne crois pas que je le reverrai en vie. C’est la fin… mais quelle fin chrétienne !
Depuis son retour à Paris, en effet, le Cardinal ne s’occupait plus que de Dieu et de son âme, endurant ses souffrances plus stoïquement que jamais. En dépit de l’acharnement qu’il mettait à se cramponner à l’existence, il lui fallut bien admettre que le temps lui était compté. Enfin, le 4 décembre 1642, Louis-Armand du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, rendait au Créateur son âme impénétrable en murmurant :
— In manus tuas, Domine…
Et un grand silence se fit…
On aurait pu s’attendre à des explosions de joie, à des manifestations d’allégresse puisque le terrible dictateur n’était plus, mais non : le peuple de Paris, qui durant quatre jours défila devant la dépouille mortelle avant qu’elle fût portée à la Sorbonne où elle reposerait quand la chapelle serait achevée, ne soufflait mot, osait à peine respirer ; les regards qu’il jetait au mort enveloppé dans la splendeur de ses moires pourpres qui le faisaient plus pâle, la couronne ducale déposée à ses pieds sur un coussin, étaient empreints d’incrédulité mais aussi de respect. Chacun éprouvait une sensation bizarre : c’était comme un grand vide et l’on se demandait si, en l’absence de son timonier, le navire France pourrait continuer sa course glorieuse. C’est quelquefois terrible de voir disparaître quelqu’un que l’on craint, que l’on déteste parfois, mais qu’obscurément on admire. En dépit des pamphlétaires, payés par les anciens conspirateurs, qui se déchaînèrent ensuite, on sentait que le royaume ne serait plus jamais, après lui, ce qu’il avait été auparavant. C’était tout simple : il avait fait trembler l’Europe en même temps que la France parce qu’il la voulait si grande…
Louis XIII ne pleura pas son compagnon de chaîne : il en avait trop souffert dans ses affections. Mais si l’on espérait un changement de régime, on se trompait lourdement : rien ne fut changé. Tout l’appareil mis en place par le Cardinal resta où il était jusqu’au plus modeste fonctionnaire, jusqu’à Isaac de Laffemas qui, après une longue convalescence, pouvait à présent reprendre ses fonctions. La Reine fit bien une tentative pour obtenir qu’il soit renvoyé dans ses foyers, mais le Roi refusa. Il répondit ce que Richelieu avait répondu à Beaufort :
— C’est un homme intègre et, avec lui, l’ordre est assuré dans Paris…
Dès le 5 décembre, le Parlement avait enregistré deux actes importants. Le premier signait la déchéance de Monsieur. L’éternel conspirateur ne devait plus quitter ses terres. Le second acte, surtout, était significatif : le cardinal Mazarin, le meilleur élève du disparu, entrait au Conseil et l’on pouvait lui faire confiance pour continuer la politique de son maître. Rien n’était donc changé…
Dans l’entourage de la Reine, l’atmosphère s’allégeait de façon sensible en dépit du fait que la Cour, à peine sortie du deuil de la reine mère, reprenait ses manteaux noirs en l’honneur du Cardinal. Au point même qu’un matin, après avoir entendu la messe, Sylvie vint aux genoux d’Anne d’Autriche pour demander le rappel des exilés. Deux d’entre eux tout au moins : Marie de Hautefort et le duc de Beaufort. La Reine lui caressa la joue, la releva et l’embrassa :
— Il est trop tôt. Le Roi n’accepterait pas de battre en brèche les volontés du Cardinal. Il… il n’aime pas beaucoup votre ami François. Quant à Marie, je ne sais trop ce qu’il en pense. Je crains que le douloureux souvenir de Cinq-Mars lui ait fait oublier ses anciennes amours. Soyez sûre qu’autant que vous j’ai envie de les revoir… ainsi que ma chère duchesse de Chevreuse qui est éloignée de moi depuis tant d’années. Mais… peut-être ne nous faut-il qu’un peu de patience encore ?…
Le dialogue fut interrompu par l’entrée de Mme de Brassac, venue demander si la Reine voulait bien accorder audience à Son Éminence le cardinal Mazarin.
Le ton de la dame d’honneur avait singulièrement diminué de hauteur depuis la mort de Richelieu. Sa place ne tenait plus qu’à la seule volonté d’Anne d’Autriche. Si celle-ci demandait son renvoi au Roi, elle l’obtiendrait. La Reine se contenta de sourire :
— Je viens dans l’instant… Puis, lorsque Mme de Brassac se fut retirée : « Voilà ! Un cardinal succède à un autre cardinal ! Il semble que la religion, en ce pays, soit fermement ancrée aux commandes de l’État. Est-ce parce que le Roi mon époux a voué la France à Notre-Dame en remerciement de l’heureuse venue du Dauphin ? »
— N’était-il pas déjà le Roi Très Chrétien ?
— Sans doute, mais je me demande si mon fils, quand il sera en âge de régner, suivra l’exemple de son père. Vous savez, vous qui l’approchez souvent, que, si jeune, il exprime déjà une volonté de fer. Je ne crois pas qu’il s’en laissera imposer par un ministre quel qu’il soit ! En attendant, ajouta-t-elle avec un soupir, je n’ai pas à me plaindre de celui-là qui nous change agréablement. C’est un homme charmant ! Mais, au fait, vous ne le connaissez pas encore ?
— Je n’ai pas eu cet honneur.
— Eh bien, venez ! Vous jugerez…
La Reine avait raison. Avec sa grâce italienne et son regard enjôleur, Mazarin était charmant en ce sens qu’il déployait beaucoup de charme. Pourtant, il ne plut pas à Sylvie. Habituée à la hauteur facilement méprisante de Richelieu, à sa taille élevée qui portait si noblement la simarre, elle eut l’impression de voir une mauvaise copie en réduction. Certes, Mazarin était beaucoup plus beau que son maître et son sourire était séduisant, mais il n’imposait pas le respect comme l’autre. Cela tenait peut-être à ce que, en dépit des diverses fonctions ecclésiastiques occupées, il n’avait jamais reçu la prêtrise et que Sylvie n’admettait pas qu’on pût être cardinal sans être d’Église. Peut-être aussi à ce qu’il gesticulait trop et jouait trop de ses mains – de fort jolies mains soignées et parfumées !
En échange de sa révérence, elle eut droit à un salut, à un beau sourire et à un compliment galamment tourné, mais elle n’était pas Marie de Hautefort et ne chercha pas à s’imposer. Elle se retira vite. Ce que ces deux-là avaient à se dire ne l’intéressait pas. Pourtant, elle ne put s’empêcher de se demander avec une certaine inquiétude ce qui se passerait quand Beaufort reviendrait et trouverait ce « fils de laquais italien » installé à la place du grand Cardinal.
Elle n’allait guère tarder à recevoir une réponse à sa question.
Le 21 février, Louis XIII tomba malade à Saint-Germain. Et si gravement même que l’on installa son lit dans le Grand Cabinet de la Reine, plus confortable et mieux chauffé que ses appartements au confort spartiate. Il ne s’en efforça pas moins de garder fermement en main les affaires de l’État. On aurait dit que l’exemple de Richelieu lui défendait de montrer son épuisement. Et pourtant, que de motifs d’inquiétude ! En Angleterre où règne sa sœur Henriette, la révolution menée par Cromwell, un brasseur de Londres, marche à grands pas. La paix n’est pas encore signée avec l’Espagne à qui la mort de Richelieu a rendu espoir. Le Roi est en proie à une immense faiblesse. La tuberculose le ronge. Les remèdes, saignées et clystères de ses médecins l’achèvent…
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