— Je ne sais pas, dit Sylvie, si votre frère part pour la guerre mais, si cette table vous attend tous les deux, il est moins pressé que vous l’avez dit. Et s’agit-il vraiment de votre frère ? Ceci ressemble plutôt à un souper galant !
— Cessez donc de dire des bêtises ! gronda la demoiselle. De toute façon, le masque n’est plus de mise à présent… Oh, mon Dieu !
En faisant le tour de la table pour redresser une fleur du surtout, elle venait de buter contre un corps étendu dans une flaque de sang. Un homme était couché là, les yeux clos, avec dans la poitrine une blessure encore saignante. En se penchant sur lui, Sylvie le reconnut avec horreur : c’était Laffemas. Elle comprit tout et, comme elle se redressait, son regard rencontra celui de la Chémerault, plein de fureur et de déception :
— L’imbécile s’est fait assassiner, maugréa-t-elle.
Puis, réagissant d’une manière foudroyante, elle poussa brutalement Sylvie qui tomba en arrière, se cogna la tête au pied d’une chaise et en resta étourdie un instant. Ce fut suffisant pour que sa compagne quitte le lieu du meurtre en courant, referme la porte à clef derrière elle et s’enfuie vers la voiture. Lorsque Sylvie se releva, un peu vacillante, elle entendit le carrosse s’éloigner, l’abandonnant en tête à tête avec un cadavre. Que ce fût celui de son pire ennemi n’était pas vraiment consolant et, les jambes molles, elle se laissa tomber dans un fauteuil pour essayer de mettre un peu d’ordre dans ses idées sur lesquelles surnageait une évidence : la Chémerault l’avait entraînée dans un piège ignoble. Elle voulait la livrer à Laffemas et il n’était pas difficile d’imaginer pourquoi cette table ne comportait que deux couverts. À la pensée de ce qui aurait suivi, Sylvie eut un haut-le-cœur qui amena dans sa bouche un goût amer et lui fit à nouveau tourner la tête. Sur la table, il y avait un flacon de vin. Elle en versa un peu dans un verre et but, croyant bien en reconnaître le goût : c’était ce même vin d’Espagne qu’elle buvait jadis chez le Cardinal. Peut-être celui-ci en offrait-il à son bourreau préféré ?
Toujours est-il qu’elle se sentit mieux et commença à prendre conscience du danger de sa situation. Certes, elle n’avait plus rien à craindre de Laffemas, sinon d’être accusée de son meurtre. Qui pouvait dire si l’infecte Chémerault n’était pas en route pour alerter les premières autorités venues, pourquoi pas même le château de Vincennes ? Si on la trouvait avec ce cadavre, elle aurait toutes les peines du monde à se disculper. Il fallait partir d’ici, et au plus vite !
Tandis qu’elle réfléchissait, la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit et un personnage apparut, si étrange que Sylvie poussa un cri d’effroi.
— N’ayez pas peur, mademoiselle ! fit une voix agréable et même cultivée. Je porte un masque et je vous demande la permission de le garder…
C’était, en effet, sous un grand chapeau noir emplumé, une trogne vultueuse au long nez bourgeonnant, aux traits grotesques que l’éclairage des bougies faisait rougeoyer.
— Qui êtes-vous ? souffla-t-elle, pas encore très rassurée.
— On m’appelle le capitaine Courage ! Et vous, qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
— On m’appelle Sylvie de Valaines et j’ai été amenée ici, par tromperie, pour être livrée à cet homme ! Je jure pourtant que je ne l’ai pas tué.
— Je le sais bien, puisque c’est moi qui l’ai tué ! Cela dit, je n’ignore pas qui vous êtes et c’est une chance qu’en entendant arriver la voiture je me sois caché pour voir venir ! Ne traînons pas ! L’endroit est malsain, pour vous comme pour moi !
Entraînée par lui, Sylvie retraversa la maison en courant. Arrivé au perron, le « capitaine » siffla énergiquement dans ses doigts et un cheval tout sellé sortit de l’obscurité :
— C’est Sultan ! expliqua l’étrange personnage. Il m’obéit comme vous voyez au doigt et à l’œil, et plus encore…
Tandis qu’il aidait Sylvie à monter, il siffla de nouveau, mais par trois fois, et plusieurs cavaliers apparurent, tous masqués.
— Où sont les gardes de M. le Lieutenant civil ?
— Ficelés, bâillonnés et répandus dans le bois. Le premier qui ira aux champignons les trouvera. Espérons seulement qu’il ne gèlera pas cette nuit, la récolte serait mauvaise, lança une voix goguenarde. Mais dis donc, capitaine, c’est ça le butin ? fit l’homme en désignant Sylvie.
— Un peu de respect. On ne vole rien ici. La moindre petite cuillère qui aurait appartenu au bourreau du Cardinal nous porterait malheur.
— Tu as vengé Sémiramis ?
— Oui, et maintenant on rentre ! Chacun de son côté comme d’habitude. Moi, je ramène cette jeune fille chez elle. Dispersez-vous !
Les cavaliers disparurent aussi soudainement qu’ils étaient apparus. Le capitaine Courage sauta en selle.
— Tenez bon ! conseilla-t-il. J’aime aller vite !
— Où comptez-vous me ramener ? J’aurais dû rentrer à la Visitation…
— Plus besoin des nonnes ! Je vous ramène chez vous !
— Chez moi ? Mais…
— Chez M. de Raguenel si vous préférez. Maintenant, plus un mot ! Inutile d’attirer l’attention en criant comme des sourds. Et je vous ai déjà dit de tenir bon !
Autant pour ne pas tomber que pour avoir plus chaud car la nuit s’annonçait glaciale, Sylvie resserra ses bras autour de son compagnon. Suffisamment pour constater que ce voleur – puisque voleur il y avait ! – fleurait bon la verveine. Un point d’interrogation supplémentaire, ajouté à ceux qui se bousculaient déjà dans la tête de la jeune fille. En tout cas, cette soirée était celle de l’enseignement : elle apprit qu’il était possible de rentrer dans Paris toutes portes closes. En effet, bien avant que la porte Saint-Antoine fût en vue, on obliqua vers l’est pour rejoindre à l’écart d’un village une vieille auberge. Là, l’homme fit descendre Sylvie, conduisit les chevaux à l’écurie et entraîna sa compagne dans une cave où, derrière un tas de fagots, s’ouvrait un souterrain que l’on parcourut sur une certaine distance, avant de remonter un escalier donnant dans une autre auberge d’où l’on sortit au pied même des remparts, mais à l’intérieur. C’était la première fois que Sylvie voyait les vieilles murailles d’aussi près. Elles avaient grand besoin d’être ravalées, bien qu’on les eût consolidées assez sérieusement quand, en 1636, on avait craint de voir les soldats du Cardinal-Infant surgir devant la capitale de son beau-frère.
— Beaucoup de gens connaissent ce chemin ? demanda Sylvie.
— Quelques-uns ! Ceux qui en ont besoin. Il y en a d’autres, mais celui-là est le mieux caché parce qu’il est proche de l’enclos du Temple où l’on n’entre pas comme on veut. C’est aussi le plus commode pour moi…
Quelques instants plus tard, en effet, l’on se retrouvait dans un dédale de rues et ruelles aux maisons plus ou moins branlantes, mais le parcours fut bref : après quelques minutes de marche, on vit se profiler sur le ciel sombre les tours de la Bastille et l’on s’arrêta devant le petit hôtel de la rue des Tournelles que Sylvie connaissait si bien et qu’elle avait tant regretté.
À l’appel de la cloche, un jeune garçon inconnu vint ouvrir, armé d’une lanterne qu’il promena sur les visages des arrivants avec une exclamation de joie avant de les planter là sans préambule pour courir vers la maison :
— Monsieur le chevalier ! clama-t-il dès le vestibule, c’est Mlle de Valaines avec le capitaine Courage.
Une telle annonce emplit aussitôt le vestibule : Perceval dégringola du premier étage, Nicole arriva de sa cuisine et Corentin de la resserre à bois avec un énorme panier de bûches qu’il laissa tomber sur les dalles, mais déjà le chevalier serrait sa filleule dans ses bras :
— Seigneur Jésus ! Où l’avez-vous trouvée, mon ami ?
— À Nogent, chez Laffemas… Ne vous inquiétez pas, rien ne s’est passé pour elle et je vais vous raconter ça dans un lieu moins propice aux courants d’air. Mais dis-moi, ajouta-t-il en se tournant vers Pierrot qui le regardait avec un sourire ravi, qui t’a dit le nom de cette jeune dame ?
— Il y a longtemps que je la connais. Depuis le jour où on a conduit mon père à l’échafaud. Elle a empêché le Laffemas de m’écraser sous les sabots de son cheval. À ce moment-là, elle s’appelait Mlle de L’Isle. Oh non, je ne l’ai jamais oubliée… C’est même à cause d’elle que j’ai voulu servir ici. Vous le savez bien, d’ailleurs. Je vous l’ai dit quand j’ai quitté la bande…
L’œil encore incrédule, Sylvie regardait ce garçon, essayant de le rapprocher de la tragique image qu’il venait de rappeler : un petit garçon qui avait supplié pour la vie de son père que l’on allait rouer et que Laffemas avait jeté dans la boue glacée où il allait le piétiner quand elle s’était lancée à son secours.
— Ainsi, c’était toi ? fit-elle enfin avec un sourire. Et je te retrouve chez mon parrain. Est-ce que tu te souviens aussi que tu m’as volé ma bourse ?
— Fallait bien que je vive ! Elle était pas très lourde, du reste.
Le capitaine Courage éclata d’un énorme rire :
— Ce garnement était déjà très habile aux jeux de doigts ! Je l’ai regretté quand il m’a quitté, mais c’était pour le bon motif.
— Mais tu es de la graine de potence ? rugit Nicole Hardouin, cherchant vainement autour d’elle un ustensile à brandir. Pierrot sauta sur elle et lui immobilisa les bras :
— Allons, dame Nicole, vous ai-je jamais fait tort d’un liard ou même d’un morceau de sucre ? Je ne demande qu’à continuer… parce que je vous aime bien !
Et il planta deux baisers sonores sur les joues rouges de colère qui encadrèrent bientôt un sourire.
— Non. J’ai toujours cru que tu étais un bon petit gars… et j’espère que ça durera longtemps. Sinon gare !
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