— Le duc César ne vous a jamais donné ceci ? Vous le jurez aussi !

— Sur tout ce que j’ai de plus sacré, monseigneur… sur l’amour que je porte à son fils !

Songeur, Richelieu reposa le minuscule flacon. Impossible dans de telles conditions de ne pas croire à la sincérité de cette jeune fille car si jamais regard était vrai et transparent, c’était bien celui-là. D’ailleurs, avec sa connaissance de l’âme humaine, il devait s’avouer qu’il avait eu du mal à la croire coupable. Si elle avait voulu l’empoisonner, il lui en avait donné maintes fois l’occasion.

— Aurait-on osé me tromper ? murmura-t-il, pensant tout haut.

— Quand on veut perdre quelqu’un, on ose tout, monseigneur, dit Sylvie doucement. J’ignore ce qu’il en est de l’accusation portée contre le duc César, mais il était peut-être normal que l’on pense à moi, qui suis son obligée, pour appuyer l’accusation… MM. de Vendôme…

— Ne prononcez plus ce nom devant moi ! gronda-t-il. Vous sauvez votre tête, ma petite, mais la leur est encore fort aventurée…

— Encore ? ne put retenir Sylvie en qui l’angoisse revenait. Mais ils sont en Angleterre.

— Le père est en Angleterre, les fils sont rentrés et le Roi les a exilés dans leurs terres, eu égard aux services rendus sous Arras. Soyez sûre qu’à Vendôme, à Chenonceau ou à Anet, ils ne perdent pas leur temps… Puis, emporté par sa colère et oubliant sa jeune visiteuse il ajouta : « Ils complotent, je le sais, et bientôt j’en aurai la preuve ! Ils complotent avec Monsieur le Grand, qui n’est si grand que parce que je l’ai bien voulu mais qui ne le restera pas longtemps, avec Monsieur, l’éternel conspirateur, avec la Reine… enfin avec l’Espagne ! »

— Beaufort et l’Espagne ? C’est impossible ! Il la combat avec trop de cœur ! Quant à M. de Cinq-Mars…

— Il veut épouser une princesse et je m’y oppose ! Il veut ma place… et bien sûr je m’y oppose ! Mais qu’est-ce que je fais là à discuter avec une gamine !…

Ce devait être l’avis de ceux qui se rassemblaient dans la cour, car un officier fit une timide apparition :

— Monseigneur… Votre Éminence n’oublie-t-elle pas que le temps passe et que…

Le regard plein d’éclairs s’apaisa, tandis que la toux revenait.

— Oui, vous avez raison !… Mlle de Chémerault attend-elle encore.

— Bien entendu…

— Faites-la venir !

Une bouffée de parfum ambré pénétra avec elle dans la chambre et fit éternuer Sylvie qui détestait cette odeur presque autant que sa propriétaire. Élégante à son habitude, la fille d’honneur de la Reine offrait une symphonie de fourrures et de velours roux impressionnante. Le Cardinal ne lui laissa pas le temps d’achever sa révérence.

— J’ai appris ce que je voulais savoir. Comme nous en sommes convenus, vous allez ramener Mlle de Valaines à la Visitation Sainte-Marie dans la voiture qui vous attend. En sortant, vous direz à Le Doyen de venir me voir avant qu’il retourne à la Bastille.

Puis, se tournant vers Sylvie dont le soulagement de rentrer à la Visitation se trouvait tempéré par la perspective de faire le chemin avec Chémerault :

— Adieu, mademoiselle de Valaines ! Mais, avant de vous quitter, acceptez un conseil : prenez le voile à la Visitation. Là seulement, vous trouverez la paix…

— Je n’en ai pas la vocation, monseigneur.

— Vous ne serez pas la première dans ce cas et, si Dieu vous aime, il vous fera signe…

— Alors, j’attendrai ce signe.

Elle savait qu’un désir du tout-puissant ministre équivalait à un ordre et qu’en répondant ainsi elle le défiait, mais Dieu l’avait libérée du mensonge et elle ne voulait plus y retomber. Toujours aussi limpide, son regard croisa celui du Cardinal encore orageux sous la broussaille grise des sourcils, mais il renonça à sa colère et se contenta d’un haussement d’épaules :

— Restez-y jusqu’à ce que je vous autorise à sortir. Me le promettez-vous ?

— Oui, je promets. Que Dieu garde Votre Éminence !

— Eh bien… voilà un souhait que je n’entends pas souvent…

Dans le carrosse où l’odeur d’ambre emplissait l’atmosphère, les deux femmes gardèrent le silence. Sylvie, qui avait hâte d’arriver, regardait défiler les maisons. Quant à sa compagne, elle tenait ses yeux clos depuis le départ. Pourtant, quand on passa sans s’arrêter devant la chapelle du couvent[37], Sylvie protesta :

— Pourquoi continuons-nous ? Son Éminence a ordonné que l’on me ramène au couvent.

Du fond de ses fourrures, la Belle Gueuse ouvrit ses grands yeux d’un air ennuyé :

— Rien ne presse ! Je voudrais aller embrasser mon frère qui part pour la guerre dans une heure. Il n’était pas prévu à mon programme de m’occuper de vous. Êtes-vous si pressée de me quitter ?

— Nous n’avons jamais été amies et j’avoue mal comprendre que vous souhaitiez ma présence pour un moment d’émotion intime ? Il serait préférable de me laisser là…

— Non, ce n’est pas si simple car j’ai des instructions un peu longues pour la mère Marguerite et je risquerais de manquer mon frère. Je n’en aurai pas pour longtemps et l’important est que vous soyez à la Visitation avant le repas du soir.

— Comme vous voudrez !

On franchit donc l’enceinte de Paris. Après la grande abbaye Saint-Antoine, on s’enfonça dans la forêt refermée comme une énorme main verte autour du château de Vincennes avec ses tours quadrangulaires, son gigantesque donjon et tout son appareil guerrier, à peine corrigé par le fin clocher de sa Sainte-Chapelle, sœur quasi jumelle de la merveille dont s’enorgueillissait le palais de la Cité à Paris. Le carrosse longea les fossés du château et Mlle de Chémerault eut un petit rire :

— On conçoit que le duc César ait choisi de mettre la mer entre sa personne et ce donjon. Il y a langui cinq longues années et son frère, le Grand Prieur de Malte, y est mort au bout de deux ans dans d’étranges circonstances. C’est la seule chose intelligente qu’il ait jamais faite, d’ailleurs.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si César a voulu empoisonner le Cardinal ces temps derniers, c’est ridicule. Il y a quatre ou cinq ans, oui, mais à présent ! Avant six mois, Richelieu sera mort. Peut-être même plus tôt.

— Je croyais que vous l’aimiez ? Certes, son état n’est pas des meilleurs, mais je vois mal un mourant se lançant sur les routes de France jusqu’aux confins du royaume.

— Pas sur les routes, sur les fleuves. Sa litière va descendre à Lyon puis, de là, sur Tarascon par voie d’eau. Il ne supporte même plus le pas des mules et, quand on le débarque, c’est à dos d’homme que la litière est portée.

— Cette énorme machine ? Mais elle ne peut passer partout.

— On abat ce qui gêne, fût-ce la muraille d’une ville. Cela s’est déjà produit, mais même dans ces conditions le Cardinal endure mille morts à chaque mouvement. Seulement c’est un homme de fer et l’orgueil lui sert de soutien. C’est pourquoi je l’ai toujours admiré.

— Cela se sait. Que ferez-vous quand il ne sera plus là ? Trouverez-vous quelqu’un d’autre à… admirer ?

— Je ne crois pas que cela vous regarde !

Le voyage continua sur une route plus passante qu’on ne pouvait s’y attendre, surtout par ce temps froid. La campagne était belle, vallonnée, soignée, même aux abords de la forêt qui était la moins dangereuse des environs de Paris grâce à la présence de l’importante garnison de Vincennes. Aussi de grandes propriétés composaient-elles la majeure partie des villages semés aux alentours : Conflans, Charenton, Saint-Mandé qui était aux Bérulle, Nogent, la puissante abbaye de Saint-Maur, Créteil et Saint-Maurice.

Trouvant le chemin un peu long, Sylvie demanda :

— Mais enfin, où allons-nous ?

— À Nogent ! répondit sa compagne d’un ton impatienté.

La nuit commençait à tomber et l’on rencontrait de moins en moins de voitures ou de cavaliers mais, quelques minutes après la question de Sylvie, on passait la grille d’un vaste domaine dont les jardins, prés et potagers descendaient jusqu’à une rivière dont Sylvie ignorait qu’à cet endroit c’était la Seine.

Au bout d’une large allée plantée d’arbres apparut une assez belle maison qui devait dater du siècle précédent. Chose étrange, on n’y voyait aucune lumière, en dépit du crépuscule, ni aucun préparatif de départ. De même, le bruit de la voiture n’attira aucun serviteur.

— On dirait que votre frère ne vous a pas attendue, remarqua Sylvie. Il n’y a personne ici…

Sourcils froncés, Françoise de Chémerault considérait le phénomène d’un œil perplexe.

— C’est étrange, en effet. Pourtant, le billet que j’ai reçu ce matin est formel.

Voyant que personne ne bougeait dans le carrosse, le cocher vint à la portière :

— Me serais-je trompé de propriété, mademoiselle ?

— Non, non ! C’est bien là. Pourtant, je ne vois aucune lumière.

— Il y en a une, mademoiselle. À l’étage. Je l’ai aperçue du haut de mon siège…

— Je vais aller voir mais, ajouta-t-elle avec humeur, on ne peut pas dire que l’on illumine en mon honneur ! Voulez-vous venir avec moi ? demanda-t-elle soudain à Sylvie qui se permit un sourire :

— On dirait que vous avez peur ?

La Chémerault haussa les épaules avec emportement :

— Grotesque ! Je n’ai jamais peur de rien…

Pourtant, ses mains tremblaient en ramassant ses encombrantes fourrures pour descendre de voiture. Du coup, Sylvie eut envie d’en voir plus.

— Moi non plus, dit-elle. Je vous suis !

Il restait assez de lumière au ciel gris pour que l’on pût se diriger dans la maison où l’on avait dû préparer un repas car une agréable odeur de pain chaud, de caramel et de volaille rôtie emplissait l’intérieur. Une table aussi était préparée dans une petite salle sur l’arrière de la maison d’où, par deux hautes fenêtres, on découvrait, en contrebas, la rivière déjà presque cachée sous une écharpe de brume. Un candélabre d’argent garni de bougies allumées mettait une jolie lumière dorée sur la vaisselle de vermeil et les verres de cristal taillé.