— Pourquoi ne pas lui en demander vous-même ? Vous n’êtes pas exilée que je sache ? En rentrant à Paris, passez par Saint-Germain et allez la saluer ! Tenez ! Voilà un laissez-passer pour Marie si elle consent à venir à Créteil… et voici la lettre dont je vous ai parlé, ajouta-t-il en tirant de sa poche un billet tout prêt. Dites-lui que, si elle vient, je n’aurai aucune peine à la joindre. Vous savez que j’aime toujours à chasser dans le val de Marne quand je me rends à Saint-Maur !

Il prit un temps puis ajouta avec cet étrange sourire qui, en dépit des ravages de la maladie, lui rendait son enfance :

— Encore un château construit par les du Bellay, celui-là, avant que Catherine de Médicis ne l’achète ? Votre famille était décidément très puissante dans cette région. Pourquoi ne le redeviendrait-elle pas ?

Mme de La Flotte comprit fort bien ce que le Roi entendait par là et sa révérence s’en ressentit, car elle était pleine de joie et d’espérance en pensant à ses chers petits-enfants. Aussi partit-elle décidée à combattre de toutes ses forces les mauvaises raisons que Marie pourrait lui donner de rester enfermée à La Flotte. À dire vrai, il y avait gros à parier qu’elle saisirait la balle au bond ! La campagne en hiver, ce n’est jamais très drôle… Et puis, la Reine qui devait regretter beaucoup sa fidèle dame d’atour lui remettrait peut-être quelque mot, elle aussi ?

Hélas, si elle espérait de la Reine un accueil chaleureux, elle fut déçue. Son arrivée dans le Grand Cabinet d’Anne d’Autriche ressembla plus à un pavé projeté dans une mare à grenouilles qu’à une entrée bienvenue, en dépit du fait que la vaste et somptueuse pièce évoquait plutôt une volière grâce au bataillon des filles d’honneur qui pépiaient dans un coin. Comme si l’on voulait faire écran entre le petit groupe formé par Anne d’Autriche et deux visiteurs, et celui qui entourait Mme de Brassac, la dame d’honneur. Or, ces deux visiteurs n’étaient autres que Marie de Gonzague et le favori du Roi, le jeune Cinq-Mars, plus Adonis que jamais auprès d’une altière Junon qu’il couvait de regards amoureux.

Quand on annonça Mme de La Flotte, il se fit un silence soudain et tous prirent cet air de douloureuse surprise qui est de mise devant un objet vaguement scandaleux qui blesse la vue. Cinq-Mars fronça ses beaux sourcils. La Reine se reprit très vite :

— Eh quoi, comtesse ? C’est donc vous ? Mais quelle bonne surprise ! Vous avez enfin quitté votre campagne ?

Sans être aussi abrupt que celui de sa petite-fille, l’orgueil de Mme de La Flotte n’en était pas moins chatouilleux :

— Le désir de saluer Votre Majesté m’aurait ramenée de plus loin… que mon hôtel de Paris ? Puis-je rappeler à la Reine que personne, jusqu’à présent, ne m’a exilée ?

À sa surprise, ce fut Cinq-Mars qui, avec l’audace de qui se sait tout-puissant, lui répondit :

— Chacun ici pensait que vous auriez à cœur de demeurer auprès de Mlle de Hautefort pour la soutenir dans son épreuve ?

Il aurait mieux fait de se taire :

— Épreuve imméritée, monsieur le Grand Écuyer, et dont nous savons parfaitement qui la lui a infligée. De toute façon, ce n’est pas à vous que je parle… En fait, Madame, ajouta-t-elle en revenant à la Reine, je souhaitais surtout porter à notre souveraine un témoignage de notre obéissant respect et lui dire…

— Nous en sommes tout à fait convaincue, coupa la Reine. J’aimais beaucoup Mlle de Hautefort et elle le sait…

— Votre Majesté veut-elle dire qu’elle ne l’aime plus ?

— Quelle idée, voyons ? Merci de votre visite, comtesse, j’ai été très heureuse de vous voir, fit-elle avec une évidente nervosité. Mme de Motteville ! Voulez-vous soutenir Mme de La Flotte jusqu’à sa voiture ! Elle semble fort lasse et je pense qu’elle a hâte de rentrer chez elle au plus vite !

Avec une stupeur indignée, la comtesse regarda venir à elle une jeune femme d’environ vingt ans, blonde et souriante mais avec les yeux les plus vifs et les plus fureteurs qui soient. En dépit du temps passé elle la reconnaissait, l’ayant vue enfant quand elle était déjà au service de la Reine et qu’elle avait été comprise dans l’espèce de convoi pour l’exil qui avait emporté la duchesse de Chevreuse et l’ambassadeur espagnol Mirabel. Elle s’appelait alors Françoise Bertaut et était la nièce du poète du même nom. Quant à ce nom de Motteville – Mme de La Flotte devait l’apprendre par la suite – il lui venait d’un président au parlement de Normandie tellement plus âgé qu’il venait de la laisser veuve. D’où son rappel récent à la Cour où elle occupait le poste privilégié de femme de chambre de la Reine.

D’un geste net, la grand-mère de Marie opposa une main à celle qui s’offrait à elle :

— Je remercie Votre Majesté de sa sollicitude mais mes jambes sont encore fort bonnes. Elles m’ont portée jusqu’ici et sauront bien me ramener à mon carrosse ! Je suis l’humble servante de Votre Majesté !

Une impeccable révérence et elle quittait la place avec une entière dignité, sans vouloir remarquer le geste de tendre la main que la Reine avait ébauché. Elle était furieuse et écœurée à la fois. Que le Roi se soit laissé prendre au charme du trop joli garçon, cela pouvait s’expliquer, encore que sa tentative en direction de Marie ressemblât assez à un appel au secours, mais que la Reine fût tombée elle aussi dans le piège tendu par le Cardinal, c’en était trop !

— Le Roi a raison, marmottait-elle tandis que sa voiture quittait le château. C’est une ingrate, rien d’autre qu’une ingrate. Il va falloir enseigner à Marie à suivre la ligne de conduite de ses ancêtres : servir le Roi avant tout ! Et d’abord, essayer de se réconcilier avec lui…

Aussi, à peine rentrée à la Visitation Sainte-Marie, bien qu’il fût déjà tard et que, n’ayant rien avalé depuis le matin, elle mourût de faim, prit-elle le temps d’écrire à son intendant de Créteil pour lui donner des instructions en vue de la remise en état de sa maison où elle comptait séjourner quelques semaines d’ici un mois. Puis elle se mit à la recherche de Sylvie.

Elle la trouva dans la grande chapelle neuve vouée à Notre-Dame des Anges. Assise dans la partie de la nef réservée aux visiteurs et aux rares pensionnaires, elle écoutait, avec des larmes dans les yeux, les Visitandines rangées dans le chœur au-delà de la clôture chanter en demi-teinte un Stabat Mater qu’elle-même avait chanté avec les religieuses du Val-de-Grâce en un temps dont elle comprenait à présent combien il était heureux : elle aimait François, François aimait la Reine mais lui donnait, à elle, une tendresse pleine de sollicitude. À présent, François n’aimait plus ni la Reine ni elle. Il s’était détourné pour s’attacher à une femme trop belle pour n’être pas redoutable. Et s’il était à jamais perdu pour elle, Sylvie craignait de s’avouer que, sans lui, sa vie n’aurait plus aucun sens, aucun goût…

Pourtant, l’instant présent lui apportait un apaisement inattendu, peut-être parce que c’était un moment de pure beauté. Les flammes des cierges allumaient des reflets aux croix d’argent que les moniales portaient sur leurs sévères robes noires, nimbaient d’une douceur dorée les profils encadrés par le voile d’étamine blanche et le bandeau noir, tout en illuminant la cohorte blanche des novices.

C’étaient elles surtout que Sylvie regardait, sachant qu’il lui suffirait d’un mot pour prendre rang au milieu d’elles. Un mot qu’elle dirait peut-être, en dépit de son peu d’attirance pour les couvents. C’était là un port comme un autre, et elle était tellement lasse de sa vie déracinée ! Elle n’avait même pas le droit de retourner à Belle-Isle, dans la maison qu’elle s’était prise à aimer, puisque là-bas, selon Marie, les sbires de Laffemas étaient venus gâter le merveilleux paysage. Le pire était peut-être de se trouver si près du petit hôtel de la rue des Tournelles où vivait Perceval de Raguenel et de ne pouvoir s’y rendre ! C’était là son vrai refuge, le seul dont elle eût envie après tant de mois passés au loin, mais il lui était défendu pour ne pas le mettre en danger… Après tout, elle le dirait peut-être, ce mot que l’on attendait d’elle ? François ne lui avait-il pas déclaré assez brutalement qu’il ne lui voyait plus d’autre destinée possible ? Et puis, si elle acceptait de prendre le voile, elle deviendrait intouchable… et son parrain, au moins, pourrait venir la voir au parloir…

Elle leva la tête vers la haute coupole envahie par les ombres du soir vers lesquelles semblait monter la Vierge dont l’Assomption rayonnante surplombait le maître-autel, pensa que le Ciel était vraiment trop au-dessus de ses forces, comme l’était jadis la tour de Poitiers à Vendôme quand elle était une toute petite fille… et qu’avant de mettre le pied sur le premier degré de l’échelle de Jacob elle avait encore besoin de réfléchir. Elle se disposait à sortir quand Mme de La Flotte la rejoignit, s’assit près d’elle et prit sa main.

— Nos affaires semblent en meilleur état que je ne le pensais, chuchota la vieille dame. Encore qu’elles prennent une tournure bien inattendue, mais parlons de vous ? Que pensez-vous de cette maison ?

— Que celles qui y sont semblent animées par le souffle de Dieu… et que ce n’est pas mon cas !

— Ce n’est pas le mien non plus et ce n’est pas ce que je vous demande : croyez-vous pouvoir y rester quelque temps sans mourir d’ennui au point d’y prononcer, par désœuvrement, des vœux perpétuels ?

— Je voudrais surtout revoir mon parrain. C’est pour cela que j’ai voulu vous accompagner ici. Autrement, n’importe quel couvent aurait fait l’affaire pour obéir aux ordres de M. le duc de Beaufort.