— De qui parlez-vous ?

— Mais… de M. le Cardinal… et aussi de M. de Cinq-Mars.

Une souffrance soudaine bouleversa le visage royal tandis que des larmes montaient à ses yeux :

— Monsieur le Grand est cent fois, mille fois plus insupportable que ne le fut jamais Marie ! Il ne cesse de me tourmenter pour de nouvelles faveurs…

— De nouvelles faveurs ? Alors qu’il est Grand Écuyer de France à vingt ans ? fit Mme de La Flotte suffoquée.

— Certes, certes… mais il l’a mérité. De là à le faire entrer au Conseil comme il le souhaite…

— Au Conseil ? À quel titre ?

— Je ne sais trop ! Garde des Sceaux peut-être… Il veut que je le fasse duc, pair du royaume…

— Et pourquoi pas Premier ministre ?

— Pourquoi pas, oui ? Bien sûr, M. le Cardinal ne saurait être d’accord, mais il est fort malade. Il faudra bien qu’un jour je le remplace…

— Par M. de Cinq-Mars ?

Louis XIII considéra sa visiteuse d’un air inquiet :

— Ce serait un peu tôt peut-être ? Il est encore trop jeune…

La comtesse regarda son roi avec une stupeur qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Les bruits de la liaison quasi amoureuse qui unissait Louis XIII au trop beau jeune homme débordaient de Paris et de Saint-Germain pour couvrir le reste de la France. Certains en riaient, d’autres fronçaient le sourcil, personne au fond – à part sans doute Richelieu – ne mesurait l’étendue et la profondeur du mal. Et il ne faisait que grandir, si Louis XIII en venait à envisager de remplacer Richelieu, un homme d’État hors pair quoi qu’on puisse en penser, par un muguet de cour…

— Mais… que le Roi me permette de m’étonner ! Pourquoi donc Monsieur le Grand est-il si pressé ? Comme Votre Majesté vient de le dire, il est jeune, il a toute la vie devant lui. En outre, prendre la place du Cardinal…

— Lui succéder, ma chère, lui succéder… Il est vrai que c’est beaucoup, n’est-ce pas ? Son Éminence sert bien les intérêts du royaume : nous avons reconquis l’Artois ; nous allons annexer la Lorraine et, en Roussillon, nos armes sont assez prospères pour espérer un dénouement heureux… Il faut laisser au Cardinal le temps d’achever son œuvre… C’est ce que je ne cesse de répéter à ce jeune impatient.

— Encore une fois, et si le Roi le permet, pourquoi cette impatience ? Ce jeune homme n’a-t-il pas obtenu jusqu’à présent ce qu’il souhaitait ?

— Je ne lui refuse rien. C’est un si joli spectacle de le voir heureux ! Quant à sa hâte… elle tient tout entière dans le nom d’une femme…

— Marion de Lorme, la courtisane qui est sa maîtresse au point qu’on l’appelle Madame la Grande ?

— Non. Cela m’a toujours agacé mais ce n’est pas grand-chose au fond. Si Cinq-Mars veut tout et tout de suite, c’est afin d’être parvenu assez haut pour épouser une princesse. Il s’est épris de Marie de Gonzague…

Une fois de plus, Mme de La Flotte ouvrit de grands yeux. Voilà qui était nouveau ! Princesse de Mantoue, duchesse de Nevers, Marie de Gonzague que l’on appelait Mlle de Nevers était l’une des femmes les plus ambitieuses de la Cour. Elle avait longtemps intrigué pour épouser Monsieur et devenir ainsi la belle-sœur du Roi. C’était naturellement le Cardinal qui s’était mis en travers et depuis la belle lui vouait une haine farouche. Car belle, elle l’était, un peu dans le genre Junon, majestueuse et marmoréenne mais sans discussion possible…

— Mais… n’est-elle pas plus âgée que lui ?

— Dix ans ! C’est apparemment sans importance. Depuis qu’il l’a rencontrée au bal donné à Saint-Germain pour les relevailles de la Reine après la naissance de mon fils Philippe, Cinq-Mars ne rêve que d’elle…

— Et elle ? En a-t-elle fait son amant ?

— Vous n’y pensez pas ? Quand une femme de cette trempe veut un homme, elle ne s’abandonne qu’une fois la victoire acquise. Ils en sont à l’amour courtois, grinça le Roi avec un rire sec. Elle est la Dame, il est le chevalier prêt à affronter les géants pour l’obtenir. Il veut la pairie, un duché, une grande charge…

— Sire, un tel mariage est impossible sans le consentement du Roi ?

— Et… je ne le donnerai jamais, jamais, vous m’entendez ! Tout au moins… tant que le Cardinal… Oh, je voudrais tant qu’il accepte d’être heureux à moindre prix !

Louis XIII cacha son visage dans ses mains pour que sa visiteuse ne vît pas couler de nouvelles larmes. Celle-ci jugea qu’il était temps de changer de conversation. Les rois sont ainsi faits qu’il leur arrive de faire payer chèrement un mouvement de faiblesse à ceux qui en sont témoins.

— Sire, dit-elle doucement, le Roi consentira-t-il à me confier la raison pour laquelle il m’a appelée ?

Aussitôt, les mains retombèrent en essuyant les larmes au passage, mais la rougeur des yeux les trahissait encore.

— C’est trop juste ! Je voulais savoir comment va Marie.

— Bien, Sire.

— J’en suis heureux… Je… oh, pourquoi finasser ! Elle me manque, madame. Si dure qu’elle ait été, elle m’insufflait un peu de son courage, de sa force de résistance…

— Et c’est pourquoi l’on a voulu son départ. Elle était un rempart en face de grandes ambitions…

— Sans doute, mais elle n’a même pas essayé de fléchir ma volonté… Oh, ne me parlez pas de son orgueil, je ne le connais que trop, mais j’espérais qu’elle m’aimait un peu. Malheureusement, elle n’aime que la Reine… une ingrate qui n’a rien fait pour la garder auprès d’elle !…

Le Roi se leva, fit deux ou trois tours dans la pièce puis revint se planter devant la cheminée en lui tendant les mains.

— Lui était-il donc impossible d’aimer à la fois sa reine et son roi ? soupira-t-il, se parlant à lui-même plus qu’à sa visiteuse. Elle savait bien que je ne lui aurais jamais rien demandé qui fût contraire à l’honneur. À certains moments, j’ai pu croire qu’elle m’aimait un peu… elle avait des élans, vite réprimés sans doute, des regards qui parfois s’adoucissaient…

Brusquement, il se retourna :

— Je voudrais la revoir ! Parler avec elle comme nous le faisions parfois ! C’est une guerrière. Je le suis aussi mais elle a plus de force que moi. Ne peut-elle revenir ?

— Pas si le Roi ne révoque pas son ordre d’exil ! Et le Roi ne le fera pas…

— Non, sans doute. Il y aurait trop de criailleries ! Mais je lui avais conseillé de se marier : je peux lui trouver un parti digne d’elle ?

— Marie n’acceptera le mariage que par amour et elle n’aime personne…

— Pas même le marquis de Gesvres à qui j’ai défendu de l’épouser ?

— Pas même, Sire, car l’eût-elle aimé qu’elle serait déjà sa femme que cela plaise ou non à Votre Majesté !

Avec la facilité des enfants qui passent du chagrin à la joie, Louis XIII éclata de rire. Peut-être du soulagement d’apprendre que Marie n’aimait pas ailleurs ? Puis, après s’être raclé la gorge deux ou trois fois, il risqua :

— Et… si je lui écrivais une lettre ? Une simple lettre vous me comprenez bien ? Que je vous remettrais et qui lui permettrait, sans revenir à la Cour, d’habiter plus près de Paris. À Créteil par exemple ?

— À Créteil ?

— Allons ! Ne faites pas celle qui ne comprend pas. Au temps où ils étaient évêques de Paris, les du Bellay y possédaient bien un domaine ? Le château des Mesches, si ma mémoire est bonne.

— Excellente, Sire ! mais c’étaient les évêques de Paris qui en étaient possesseurs, ainsi que de la seigneurie de Créteil.

— Certes, certes, mais votre famille n’en a pas moins gardé là-bas un manoir, proche de l’ancienne ferme des Templiers, une assez jolie maison qui appartenait jadis à Odette de Champdivers, la favorite de Charles VI, le pauvre roi fou ? Ne l’auriez-vous plus ?

Mme de La Flotte qui voyait où voulait en venir le Roi ne jugea pas utile – ni prudent ! – de mentir : il était beaucoup trop bien renseigné.

— Oh si ! Mais nous y allons rarement et certains travaux…

— Faites-les ! Je vais vous donner un bon sur ma cassette personnelle, mais faites-les discrètement. Rien qui puisse attirer par trop l’attention. Après tout, vous pouvez être reprise de goût pour cette demeure de famille et souhaiter y séjourner au grand jour…

— … et Marie en pleine nuit ? Entendons-nous bien, Sire ! Outre que j’ignore comment elle accueillera votre lettre, elle n’acceptera jamais la place d’Odette de Champdivers !

Le poing du Roi s’abattit sur une table où des armes étaient étalées :

— Je veux parler avec elle, madame ! Pas coucher avec elle ! Vous devriez me connaître mieux !

— Je prie le Roi de me pardonner mais, en admettant que Marie accepte, le Cardinal ne tarderait guère à l’apprendre : on ne peut rien lui cacher !

— Sauf quand je le veux ! D’ailleurs, il a d’autres chats à fouetter pour le présent. Savez-vous que dans deux jours il marie sa nièce au fils du prince de Condé qui en bave de gratitude ? Beau mariage en vérité ! Claire-Clémence de Brézé n’a que douze ans et elle est loin d’être belle. Enghien non plus n’est pas beau, mais il possède cette laideur qui attire les femmes. En outre, il est amoureux d’une autre qui est ravissante. Seulement, monsieur son père guigne la dot et les avantages d’entrer dans la famille de mon ministre. Et moi, je serai au Palais-Cardinal avec la Reine pour signer au contrat…

De toute évidence ce mariage ne lui plaisait pas, mais sa visiteuse en profita pour tâter le terrain dans une autre direction :

— Puis-je demander au Roi des nouvelles de Sa Majesté la Reine ?

Le Roi, qui tout en parlant s’était installé à la table où il avait pris un papier et une plume, releva la tête :