Ainsi, au lieu de se laisser emmener, il résista :
— Permettez-moi au moins, Sire, de saluer M. le duc de Beaufort ! Vous savez à quel point j’apprécie la bravoure et la valeur militaire, et lui en a à revendre ! C’est un plaisir trop rare de vous rencontrer, monsieur le duc ! Permettez que j’en profite pour me déclarer de vos amis…
— Comment se fait-il que vous ne vous croisiez jamais ? grogna le Roi. N’êtes-vous pas tous deux des habitués de la place Royale ou de ses environs immédiats ?
— J’y fréquente surtout le tripot de la Blondeau, Sire, fit Beaufort avec un sourire narquois. Mlle de Lorme habite à l’autre bout. Aucune chance de nous rencontrer !
— Je vous en fournirai bientôt l’occasion. En Artois que nous allons ramener au royaume ! Deux cent mille hommes sous le commandement des maréchaux de Châtillon, de Chaulnes et de La Meilleraye qui ont reçu l’ordre de prendre Arras. Ils en répondront sur leurs têtes !
Un frisson désagréable parcourut l’assemblée. Louis XIII avait encore quelque chose à dire et se tourna vers sa femme qui, devenue très pâle, étreignait farouchement son enfant :
— Je me suis décidé, Madame, à extirper la peste espagnole de mon royaume à quelque prix que ce soit. Cet enfant ne régnera pas sur une France amputée par les soins des vôtres.
L’attaque était brutale. Beaufort comprit le désarroi d’Anne et se jeta courageusement dans la bataille :
— Soyez sûr, Sire, que tous ceux qui sont ici et moi-même combattrons avec l’acharnement nécessaire pour que les têtes de nos maréchaux demeurent sur leurs épaules. Ils versent leur sang avec trop de générosité pour qu’on leur tire sur un échafaud ce qu’il en reste !
Là-dessus, il salua et sortit, emportant dans la bouche un goût amer. Cet ordre barbare que venait d’annoncer le Roi l’emplissait de haine et d’horreur, non pour Louis XIII mais pour l’auteur trop clairement désigné, celui qui prenait à charge d’abattre tous les grands du royaume : le Cardinal ! Peut-être serait-il temps de songer à l’éliminer avant que la haute noblesse ne soit saignée à blanc ?
De sa visite à Saint-Germain, cependant, François allait garder une certaine sympathie pour le jeune favori, à cause de cet élan qu’il avait eu pour lui à un moment où il venait de recevoir une double blessure : la femme qu’il aimait était grosse d’un autre, souriait à un faquin, et l’enfant vers lequel son cœur l’attirait l’avait détesté d’emblée. C’était pis qu’une défaite : un désastre, et François pensa qu’en attendant l’ivresse des combats, il lui en fallait une autre. Plusieurs autres, même ! Ce soir-là, chez la Blondeau, il gagna au jeu mais se soûla comme toute la Pologne et, le lendemain même, il prenait presque d’assaut Marie de Montbazon, rencontrée à un bal chez la princesse de Guéménée, le dernier peut-être car l’on chuchotait qu’après une vie d’amours tumultueuses dont l’une des dernières était l’abbé de Gondi, la princesse, la cinquantaine atteinte, songeait à entrer en religion.
En réalité, la belle duchesse ne se défendit guère. Il y avait des années qu’elle et François échangeaient des escarmouches à fleurets mouchetés. Tellement même qu’on les avait souvent crédités d’une aventure jusqu’alors purement imaginaire. Ce soir-là, il se passa quelque chose : après qu’ils eurent dansé ensemble l’une de ces pavanes lentes et gracieuses censées évoquer la danse d’amour du paon, François entraîna sa partenaire dans une petite pièce à l’écart où la maîtresse de maison faisait sa correspondance et, à peine entré, la prit dans ses bras pour la couvrir de baisers avant de la jeter sans plus de cérémonie sur un lit de repos où sa robe argentée s’étala comme une fleur.
Elle ne s’était pas défendue des baisers et même les avait rendus, mais quand il voulut aller plus loin, elle braqua sur lui le double feu de ses magnifiques yeux bleus, opposa le rempart de sa main entre sa bouche et celle de l’assaillant, et dit avec un grand calme :
— Pas ici !
— Où alors ? Je vous veux ! Je vous veux tout de suite !
— Peste ! Que voilà une hâte flatteuse, encore qu’un peu subite ? Auriez-vous découvert…
— Que je vous aime ? D’honneur je n’en sais rien, mais ce que je sais bien c’est que si vous ne voulez être à moi, je provoque le premier venu en duel et je me fais tuer… ou je le tue, ce qui reviendrait au même puisque l’on m’enverrait à l’échafaud.
— De plus en plus flatteur ! Mais vous allez attendre, mon bel ami. Disons… jusqu’à minuit ? Chez moi.
— Votre époux ?
— N’y est pas. Le gouverneur de Paris s’est rendu à son château de Rochefort-en-Yvelines. De toute façon et à plus de soixante-douze ans, Hercule se soucie peu de mes agissements.
Plus tard, dans le grand hôtel de la rue des Fossés-Saint-Germain encore hanté par le fantôme de l’amiral de Coligny assassiné durant la Saint-Barthélémy, François vécut la nuit la plus ardente qu’il ait connue jusque-là et se découvrit au matin amoureux – au moins physiquement – d’une femme dont il avait découvert avec délices l’incroyable beauté. Le corps de Marie, d’un blanc à peine rosé, serti dans une masse brillante de cheveux presque noirs, était la perfection même, mais une perfection que la passion animait et qui connaissait l’art de l’amour mieux qu’une courtisane. Ce que François ignorait, c’est que Marie l’aimait depuis longtemps et que, le tenant enfin à sa merci, elle entendait le garder. Quant à lui, s’il avait cherché un dérivatif à sa fureur jalouse, il se trouva pris à un tendre piège qui se refermait sur lui pour plus de temps qu’il ne l’imaginait.
Quand, avant le jour, il quitta l’hôtel de Rohan-Montbazon, il emportait l’impression d’une halte rafraîchissante dans quelque délicieuse oasis après des jours de marche dans un désert brûlant et, tandis qu’Anne subirait les affres de la grossesse, il s’apprêtait à faire éclater à ses yeux l’image d’un bonheur peut-être un peu factice, mais tout à fait convaincant pour une femme de quinze ans plus âgée que lui. Il savait que l’amour n’était pas mort mais, grâce à Marie, il allait pouvoir le vivre moins douloureusement…
Naturellement, il s’était arrangé pour que la nouvelle fît le tour de Paris le plus vite possible et grimpât jusqu’au Château-Neuf avant d’aller se répandre chez tous ceux qu’elle pouvait intéresser à travers la France. Mlle de Hautefort l’apprit peu avant de quitter la Cour, mais elle la tint enfermée au fond d’elle-même, bien décidée à n’en faire jamais mention devant Sylvie.
Elle y pensait encore en la ramenant avec elle dans la demeure champêtre de sa grand-mère. La vallée du Loir n’était pas si loin de Paris. Les bruits de la capitale y parvenaient, cependant elle se rassura : après tout, il y avait des années que l’on rapprochait le nom de François de celui de la belle duchesse. Sylvie ne l’ignorait pas et il y avait une grande chance pour qu’elle n’attachât pas plus d’importance à ces échos-là qu’à ceux d’autrefois…
Même si son décor ressemblait peu aux grandeurs océanes, le château de La Flotte séduisit Sylvie. Situé sur une colline au confluent du Loir et de la Braye, il possédait le charme des vieilles demeures où souffle l’esprit. Ce qu’il restait de son appareil féodal ressemblait à un manteau posé négligemment sur un ravissant logis aux fenêtres à meneaux ciselées comme des bijoux sous de hautes lucarnes fleuronnées. Un jardin en terrasses étendait devant la façade principale ses broderies de petit buis et ses parterres fleuris tandis que, sur l’arrière, un parc aux arbres centenaires lui donnait l’écrin vert idéal pour ses pierres blanches et ses ardoises bleues.
Pour Marie, c’était sa maison d’enfance – beaucoup plus que Hautefort en Périgord ! – parce que c’était celle de sa mère, Renée du Bellay, morte en la mettant au monde quelques semaines après que son époux, Charles de Hautefort, eut été tué à Poitiers dans une escarmouche. Ce couple exemplaire laissait quatre enfants : Jacques né en 1610, Gilles né en 1612, Renée en 1614 et Marie en 1616. Mme de La Flotte, leur grand-mère, avait élevé son petit monde dans ce coin charmant du Vendômois, ainsi qu’à Paris où la famille, fort riche, possédait un magnifique hôtel.
Lorsque l’on y arriva après un voyage sans histoire, il n’y avait à La Flotte que la châtelaine. Des deux frères de Marie, Gilles, le cadet, avait rejoint en Artois le maréchal de La Meilleraye, et l’aîné était en Périgord. Marquis de Montignac, il s’y consacrait à sa seigneurie de Hautefort où il édifiait, autour d’un beau logis Renaissance, un magnifique château qu’il voulait à la hauteur des gloires familiales. Atteint de la passion des bâtiments à une époque où Richelieu rasait tant de tours seigneuriales, il voyait là une manière élégante de résister à une tyrannie proprement révoltante. Quant à Renée, devenue duchesse d’Escars par mariage, elle s’occupait sur les terres familiales à donner une descendance à son époux, contrairement à son aîné qui ne voulait pas entendre parler de mariage.
— Pas de femme, pas d’enfants mais le plus beau château du monde, voilà sa devise ! expliqua Mme de La Flotte en conduisant Sylvie et Jeannette à leur appartement. Autant dire que nous le voyons peu. Il compte sur son frère pour perpétuer le nom…
Sylvie connaissait déjà la grand-mère de Marie pour l’avoir rencontrée plusieurs fois au Louvre ou à Saint-Germain. C’était alors une dame âgée et sage qui tenait de la nature une trop grande beauté pour qu’il ne lui en restât pas quelque chose : l’Aurore lui devait sa blondeur et son teint de rose. Elle était née Catherine le Vayer de La Barre, d’une famille terrienne des environs, et avait épousé par amour René II du Bellay qui l’avait faite dame de La Flotte en la lui offrant. Femme de tête autant que de cœur, elle avait adoré sa fille, adorait ses petits-enfants, et aurait fait certainement une meilleure gouvernante pour le Dauphin que la sèche marquise de Lansac dont le seul titre à ce poste éminent résidait dans le fait qu’elle était une créature du Cardinal. Il suffisait pour s’en convaincre de voir avec quelle autorité pleine de bonhomie elle dirigeait son importante maisonnée.
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