Heureuse de se rapprocher de François, Sylvie se laissait bercer par la houle. Pour avoir accompagné plusieurs fois Corentin sur un bateau de pêcheurs, elle savait que la mer était son amie et ne lui infligerait aucun malaise.

Quand le jour parut, l’île avait beaucoup reculé. Ses hautes falaises n’étaient plus qu’une grisaille estompée vers l’horizon. Sylvie, alors, pensa tout haut :

— J’aimerais revenir ici ! On ne peut s’imaginer à quel point cette île est belle !

— Votre cher François m’en a rebattu les oreilles à plusieurs reprises, dit Marie. Il n’a pas tort, pour ce que j’ai pu en voir…

— S’il n’y avait certaines gens, il serait possible d’y vivre très heureux…

— Ça, ma chère, c’est valable pour nombre d’endroits au monde ! J’espère seulement que vous vous plairez là où je vous emmène…

Deuxième partie

UN CHEMIN PLEIN D’ORNIÈRES

CHAPITRE 5

LE PAYS DES POÉTES

Marie de Hautefort, aussi bien que Théophraste Renaudot, se trompait en pensant que le duc de Beaufort n’aimait plus la Reine. L’éclat de ses nouvelles amours avec la très belle Marie de Montbazon traduisait surtout le besoin de faire parler de lui assez haut pour atteindre les oreilles royales et d’étaler une maîtresse capable de susciter la jalousie de n’importe quelle femme.

Il s’était jeté dans cette aventure après que la Gazette eut annoncé la nouvelle grossesse d’Anne d’Autriche. Sachant bien que, cette fois, il n’y était pour rien, sa rage l’avait porté droit à Saint-Germain où la Cour, délaissant le vieux Louvre en travaux, avait installé ses pénates depuis la triomphale annonce d’une naissance que l’on n’espérait plus. L’air y était bien meilleur qu’à Paris et les jardins en terrasses, avec leurs douces senteurs quand revenaient les beaux jours, remplaçaient avantageusement le vacarme et les puanteurs de la capitale. De cette nouvelle installation, François tirait une seule conclusion : celle qu’il aimait vivait trop loin de l’hôtel de Vendôme et, dans la maison de verre qu’était Saint-Germain, il était impossible de la voir en privé. Pourtant, il était parti, à cheval et sans l’escorte du moindre écuyer, brûlé par sa fureur jalouse, avec l’idée fixe qu’il lui suffirait d’un coup d’œil pour déceler l’homme qui l’avait remplacé dans le cœur et le lit de sa bien-aimée – car il refusait de croire que ce fût le Roi.

En ce début d’année, les chemins étaient détestables : un subit radoucissement de la température avait transformé la neige en boue et les plaques de glace en fondrières. Cependant, une longue file de carrosses progressait à allure réduite en direction du château. Le cavalier furieux les doubla, non sans susciter quelques protestations, mais quand enfin il sauta à terre devant les marches du Château-Neuf, il s’aperçut que ses bottes et son grand manteau de cheval montraient plus de boue qu’il n’est convenable pour se présenter dans un salon. Le manteau resta aux mains d’un valet qui poussa l’obligeance jusqu’à essuyer un peu les bottes afin que les tapis des appartements n’eussent point trop à en souffrir. Beaufort n’en était pas moins crotté quand il atteignit le Grand Cabinet où la Reine recevait.

Il y avait beaucoup de monde, plus qu’il ne l’eût souhaité. D’autant que le paysage de la Cour lui parut différent. L’aimable Mme de Senecey avait fait place à une virago, assez belle mais qui se donnait des airs de duègne espagnole ; l’Aurore n’animait plus l’assemblée de son éclat et de ses reparties caustiques. Enfin, si le bataillon des filles d’honneur, massé dans un coin, restait semblable à lui-même, le visiteur se surprit à y chercher une guitare, une frimousse éveillée sous des cheveux brillants attachés de rubans jaunes… L’atmosphère aussi avait changé. Sa présence à la Cour n’était souhaitée ni par le Roi ni par le Cardinal, mais il ne pensait pas qu’on le dévisagerait avec cette curiosité en chuchotant sur son passage. Quelqu’un essaya de lui prendre le bras, il se dégagea brusquement et sans regarder de qui il s’agissait. Il ne voyait que la Reine, toute vêtue de satin rose et de dentelles blanches qui formaient pour sa gorge un bien joli écrin. Elle causait en souriant avec un homme brun, mince et de tournure agréable, portant l’habit noir des abbés de cour relevé de lisérés violets, qui lui parlait d’assez près.

Elle lui parut plus belle, plus désirable encore que dans ses souvenirs, et il restait là, sans oser s’avancer, quand elle l’aperçut avec un tressaillement :

— Ah, monsieur de Beaufort ! Venez ça que l’on vous gronde ! Vous êtes très rare ces temps-ci…

Ces paroles gracieuses eussent dû panser un peu la blessure de François mais le ton, mondain et indifférent, leur ôtait toute valeur. En outre, l’abbé s’était retourné et une bouffée de colère éteignit la déception : depuis leur première rencontre quelques années auparavant quand il était nonce du pape, Beaufort savait qu’il détesterait toujours monsignore Mazarini.

Celui-ci cependant saluait avec le sourire à belles dents des gens appliqués à plaire, tandis qu’Anne d’Autriche ébauchait une présentation :

— Peut-être ne connaissez-vous pas…

Elle n’eut pas le temps de prononcer le nom.

Beaufort déjà ripostait, les yeux pleins d’éclairs, en inclinant à peine le buste :

— Oh, j’ai déjà rencontré M. l’abbé, mais je ne pensais pas qu’il reviendrait…

Ce fut l’intéressé qui se chargea de la réponse. Avec une gracieuse inclinaison du corps et un sourire plus gracieux encore sous la fine moustache galamment retroussée, il fit entendre une voix soyeuse au français chantant :

— Son Éminence le cardinal de Richelieu m’a appelé auprès de lui pour que je l’assiste dans sa tâche si lourde.

— Je n’aime pas le Cardinal mais il est français. Pourquoi diable aurait-il besoin d’un Italien ?

— Beaufort ! s’écria la Reine. Vous vous oubliez et cela devient un peu trop fréquent pour me plaire…

— Laissez, Madame, laissez ! M. le duc ignore que je suis à présent français et tout prêt à me dévouer à ma nouvelle patrie. Ainsi, il n’y a plus de Mazarini. Il a suffi d’un ordre de Sa Majesté le Roi pour que naisse Mazarin. Tout à votre service…

— Celui de l’État devrait vous suffire, monsieur. Moi, je n’ai pas besoin de vous ! lança Beaufort avec une rudesse qui lui valut un nouveau rappel à l’ordre d’Anne d’Autriche.

— Je pensais, dit-elle sèchement, que vous étiez venu, comme tous ici, m’offrir vos vœux pour l’enfant que j’attends, mais on dirait que vous ne vous dérangez que pour chercher noise à mes amis.

— Parce que monsieur est de vos amis à présent ? Il est vrai que, depuis Rome, il vous couvrait de cadeaux plus mirifiques les uns que les autres. Mais quand on est reine de France, ce genre de personnage s’appelle un fournisseur, pas un ami…

Rouge de colère, Anne d’Autriche levait déjà son éventail pour en frapper l’insolent quand un piaillement coléreux se fit entendre à côté de Beaufort, plutôt vers le bas : un bambin en robe de satin blanc et bonnet assorti, encore tenu en lisière par sa gouvernante, trépignait en faisant des efforts pour s’élancer en avant et venir le frapper de ses petits poings crispés :

— Maman… Maman ! criait-il en foudroyant de ses yeux bleus l’intrus fort déplaisant qui semblait s’en prendre à elle.

Le dauphin Louis !

Saisi d’une émotion trop forte pour qu’il en soit maître, François mit un genou en terre, par respect mais surtout pour mieux voir ce petit garçon de dix-huit mois qu’il n’était pas préparé à rencontrer et qui lui faisait battre le cœur sur un rythme inhabituel.

— Monseigneur ! murmura-t-il, avec dans sa voix une infinie douceur, sans rien pouvoir ajouter, partagé qu’il était entre l’envie de pleurer et celle d’enlever le petit bonhomme dans ses bras : il était si ravissant avec sa frimousse ronde et les grosses mèches, du même blond que sa mère, qui dépassaient de son béguin… Mais l’enfant n’aurait pas aimé ce manquement au protocole car il continuait à crier ce qui, dans son langage, ne pouvait être que des injures coupées de « Maman » frénétiques. La Reine riait à présent, tendant ses mains vers le petit, quand une nouvelle voix se fit entendre :

— On dirait que mon fils ne vous aime guère, mon neveu ! Si vous pouvez y trouver consolation, sachez que je ne lui plais pas davantage. Dès qu’il me voit, il crie comme s’il voyait le diable et il appelle sa mère.

Le Roi, en effet, enleva le bébé qui se mit en arc de cercle dans l’espoir de lui échapper en hurlant de plus belle. Aussi n’essaya-t-il même pas de l’embrasser et le posa-t-il sur les genoux de la Reine sans trop de douceur. Son visage anguleux était devenu encore plus sombre s’il était possible.

— Que vous disais-je ? gronda-t-il. Charmante famille que nous aurons là si l’enfant à venir lui ressemble ! Venez, Monsieur le Grand ! Allons-nous-en !

Les derniers mots s’adressaient au magnifique jeune homme vêtu de brocart gris et de satin doré qui, après avoir salué la Reine, s’était écarté de quelques pas. Beaufort qui ne l’avait pas vu depuis longtemps pensa que le jeune Henri d’Effiat de Cinq-Mars avait fait du chemin et qu’il était encore plus beau que jadis. Cela tenait peut-être à l’air de triomphe qui émanait de sa personne. Ce jeune homme de vingt ans tenait le Roi au creux de sa main sans, pour autant, qu’on pût l’accuser du vice contre nature. On connaissait sa passion pour Marion de Lorme, la plus belle des courtisanes, dont on disait même qu’il voulait l’épouser, et d’autre part l’horreur du Roi pour les manifestations de la chair ne laissait aucun doute sur la vérité de leurs relations. Louis XIII était captif d’un miracle de beauté comme Pygmalion de sa statue, à cette différence près que Cinq-Mars tourmentait son maître à plaisir, ce dont une sculpture serait bien incapable…