— Et où est-ce, La Roche-Bernard ?

— Pas bien loin. On y passe pour aller embarquer à Piriac. Aussi, je le répète, je suis venue pour vous emmener…

— Si c’est pour me jeter au fond d’un couvent comme le souhaite M. Vincent de Paul… et donc M. de Beaufort, comme en rêve d’ailleurs Mme de Gondi, je préfère rester ici à courir le risque. Je ne suis pas seule ; on veille sur moi et je dois pouvoir me défendre…

Marie se mit à rire :

— Mais qui vous parle de couvent ? Je vous connais trop pour ignorer le peu de goût que vous en avez. Je vous ramène…

— À Paris ? s’écria Sylvie reprise par l’espoir. La Reine me rappelle auprès d’elle ?

Ce fut au tour de Marie de s’assombrir :

— La Reine vous croit morte, mon petit chat. J’ajoute qu’elle ne vous a guère pleurée. J’ai toujours de l’affection pour elle, mais il me faut reconnaître que c’est une femme oublieuse… égoïste… et point trop intelligente !

Un silence permit à Sylvie de peser ces dernières paroles.

— Je n’aurais jamais cru vous entendre dire chose pareille, remarqua-t-elle enfin. Mais… j’y pense : si la Cour est à Amiens, comment êtes-vous ici ?

— Parce que je n’en fais plus partie, Sylvie.

— Vous n’êtes plus dame d’atour ?

— Eh non ! Je dirai même que je suis exilée… pour complaire à M. de Cinq-Mars ! Vous vous souvenez de M. de Cinq-Mars, ce ravissant officier aux Gardes que protégeait le Cardinal, qui vous accompagnait chez lui et qui refusait si farouchement le poste de maître de la garde-robe du Roi ?

— C’est difficile de l’oublier. Il s’est toujours montré charmant…

— Il l’est beaucoup moins. Jusqu’à l’an passé, j’avais, vous devez vous en souvenir, pris la… survivance de Mlle de La Fayette. Le Roi me faisait une cour assidue, ne voyait que par moi – quand je ne le malmenais pas trop, et plus encore quand je le malmenais. Il a donné des fêtes en mon honneur, écrit des ballets que nous dansions ensemble. La Cour après la naissance de Mgr le Dauphin était d’une gaieté folle…

— Mais vous n’avez jamais…

— Quoi ? Cédé au Roi ?… Pour qui me prenez-vous ? Libre à lui de m’aimer ! C’était à ses risques et périls, et il le savait. D’ailleurs je ne lui ai jamais rien demandé, ni faveur ni poste, sauf une seule fois, quand je l’ai prié de nommer ma grand-mère gouvernante de l’enfant, puis dame d’honneur en remplacement de Mme de Senecey. Il me l’a refusé et j’ai compris pourquoi…

— Mais que vient faire M. de Cinq-Mars au milieu de cela ?

— Ce qu’il vient faire ? Mais tout simplement qu’il est à ce jour le favori du Roi. Le Cardinal qui me déteste a réussi un beau coup. Ce blanc-bec tient le Roi par le bout du nez ! Il se fait couvrir d’or et a même demandé la charge de Grand Écuyer, qu’il obtiendra sûrement. On l’appellera Monsieur le Grand… ce qui ne l’empêchera pas de courir chaque nuit au Marais, dès que le Roi est couché, pour y rejoindre sa maîtresse, la belle Marion de Lorme.

— Il vous a donc remplacée dans l’affection de notre sire ?

— Eh oui ! mais cela ne lui a pas suffi. Afin d’affirmer son pouvoir sur notre maître, il a voulu régner seul et a exigé mon départ ! Je suppose que le Cardinal n’y était pas étranger… Alors on m’a fait savoir que ma présence n’était plus souhaitée. Et un beau matin, comme jadis Louise de La Fayette, un carrosse m’attendait pour me ramener « dans ma famille » en présence de toute la Cour.

La voix se fêla, retenant avec peine un sanglot. Sylvie devina ce qu’avait pu être, pour la fière Hautefort, cette humiliation publique.

— Mais que vous reproche-t-on ?

— De ne plus plaire… et même d’importuner ! fit-elle avec rage. Le Roi a dû sentir ce que j’éprouvais car, au moment de ma révérence, il m’a tendu la main en disant : « Mariez-vous ! Je vous ferai du bien… »

— En attendant, il vous exilait sans véritable motif. Et la Reine dans tout cela ?

Marie haussa les épaules avec un reste de chagrin.

— Elle m’a embrassée en son particulier mais elle n’a rien fait pour me garder. Et puis… elle est de nouveau enceinte !

Sylvie ouvrit des yeux énormes :

— Mais… comment avez-vous fait ? François…

— Oh, il n’est plus question de lui dans cette affaire. Je me demande du reste comment il prend la chose…

— Qui alors ?

Cette fois, Marie éclata de rire et, de retrouver cet éclat joyeux, Sylvie se dit que le mal était peut-être moins grave qu’elle ne le pensait.

— On dirait que vous ne croyez guère à la vertu de votre reine ? Mais le Roi, mon enfant ! Le Roi que Cinq-Mars a pour ainsi dire traîné au lit de sa femme en menaçant de ne plus le voir d’au moins un mois ! Oh, le favori a de grands pouvoirs : il affirmait qu’il fallait assurer la descendance avant que la Reine ne puisse plus procréer. La naissance est attendue pour septembre… Ce qui ne veut pas dire que le Roi aime davantage sa femme ! Il la tient plus que jamais en suspicion. C’est pourquoi je ne lui en veux pas trop. D’autant que sa nouvelle dame d’honneur, Mme de Brassac, est, ainsi que son époux nommé comme par hasard surintendant de la maison de la Reine, tout au Cardinal. Ah, le temps des belles aventures d’amour me paraît bien fini…

— Rien n’est fini si elle aime toujours François autant qu’il l’aime !

— C’était, en effet, son sentiment lorsque je suis partie. Quoique…

— Quoique ?

— Vous souvenez-vous de toutes ces belles choses que la Reine avait reçues d’Italie au moment de la conception du Dauphin ?

— Bien sûr. Elles étaient envoyées par un monsignore Maz… Maz…

— Mazarini ! Eh bien, il nous est revenu en janvier pour remplacer le père Joseph dans la confiance de Richelieu. On l’a fait français et maintenant il s’appelle Mazarin. La Reine le voit avec plaisir… Et soudain la fière Hautefort explosa de nouveau : « Le faquin ! Ce faux prêtre est un véritable intrigant sorti d’un domestique du prince Colonna ! Oser faire des ronds de jambe devant la reine de France ! »

— Je me souviens aussi que vous le détestiez. On dirait que vous ne l’aimez guère davantage ?

— Je l’exècre. D’autant plus que, d’après ma grand-mère, il ressemble au défunt mylord Buckingham ! C’est dangereux, ce genre de similitude !

— Pauvre François ! murmura Sylvie, déjà prête à plaindre celui qu’elle aimait tant et qui, cependant, semblait l’oublier…

Marie se mordit la langue. Elle allait dire que Beaufort n’était pas si à plaindre que cela, mais elle pensa à temps que Sylvie en savait assez pour le moment. Elle se leva, secouant sa robe où s’attachaient quelques fleurs de genêt.

— Assez parlé pour aujourd’hui ! Il faut vous préparer, Sylvie, nous partirons demain avec la marée du matin…

— Mais… où m’emmenez-vous ? Je suis bien ici… j’y suis presque heureuse, dit Sylvie avec un geste des bras qui enveloppait le paysage marin.

— Votre bonheur ne durera guère si Laffemas vous découvre. Vous risquez d’être enlevée avec toutes les suites que cela comporte. Moi, je vous emmène chez ma grand-mère, au château de La Flotte. C’est là que je suis « consignée » et mieux vaut que j’y retourne le plus tôt possible…

— Je serais heureuse de vous suivre et mes compagnons aussi, mais que dira M. de Beaufort qui s’est donné tant de peine pour me bien cacher ?

— Je pense que vous aurez l’occasion de le lui demander : entre La Flotte et Vendôme, il n’y a guère qu’une dizaine de lieues.

Le visage de Sylvie s’empourpra cependant que ses yeux se mettaient à briller.

— Vraiment ?

— Vous ai-je jamais menti, mon petit chat ? J’ajoute que ma grand-mère est une du Bellay – vous voyez qu’avec Bertrand de Born qui fut vicomte de Hautefort nous ne manquons pas de poètes dans la famille – et que son neveu, Claude, est l’actuel gouverneur de Vendôme…

Cette fois, Sylvie lui sauta au cou :

— Je vais dire que l’on prépare tout pour notre départ…

Elle s’élançait déjà vers l’intérieur de la maison mais soudain se ravisa et revint lentement vers sa compagne, l’œil assombri :

— Sans doute vais-je devoir aller faire mes révérences à la duchesse de Retz, murmura-t-elle.

— Et cela ne vous enchante pas. Rassurez-vous, il n’en est pas question. Votre départ doit s’effectuer avec le maximum de discrétion et la marée est à cinq heures du matin. En outre, cette maison est à vous et vous avez parfaitement le droit de faire un petit voyage sans lui demander son avis. À présent, je vous quitte : vous avez à faire et moi aussi. Deux de mes valets viendront à la nuit prendre vos bagages…

— Nous n’en n’avons guère !

— Ce n’en sera que plus facile. Quant à vous-même, avez-vous le courage de descendre à pied jusqu’au port et cela avant le jour ?

— Bien sûr. Ce n’est pas si loin.

— Soyez-y à quatre heures et demie. Le bateau s’appelle Saint-Cornely et le patron va être prévenu.

— Si vous tenez à la discrétion, n’envoyez pas vos valets. Je le répète, nous avons peu de chose : de simples sacs faciles à transporter. Et Corentin est solide.

— Vous avez raison. En vérité, je fais une piètre conspiratrice.

— J’ai toujours eu l’impression du contraire. Mais allons-nous vraiment conspirer ?

— Nous ne ferons que cela ! Pas contre le Roi ou la Reine, bien sûr, mais contre ce maudit ministre, son âme damnée et son bourreau !

Il faisait nuit encore quand le Saint-Cornely quitta le port du Palais. La tour à feu indiquant l’entrée brûlait encore et ses reflets rouges dansaient sur la mer qui, ce matin-là, était un peu formée. En doublant la pointe nord-ouest de l’île d’Houat, on croisa un bateau venant de Piriac. Il transportait un seul voyageur. C’était un certain Nicolas Hardy, sans doute le meilleur limier de Laffemas qui l’envoyait en éclaireur, sous l’aspect d’un marchand mercier, visiter les habitants de Belle-Isle afin d’examiner s’il serait intéressant pour son maître de faire lui-même le déplacement. Les marins pêcheurs se saluèrent au passage mais leurs passagers, assis au fond des barques, n’eurent pas idée de ce qu’ils transportaient. Au surplus, abritées sous leurs grands manteaux aux capuchons baissés, les deux femmes étaient méconnaissables…