Il hésita. Irait-il porter le billet à son maître ? Ce serait une vive satisfaction d’amour-propre, mais un manque de prudence. Lui-même se sentirait les mains beaucoup plus libres pour mener son enquête et, quand il aurait retrouvé Sylvie, elle lui appartiendrait d’autant mieux que le Cardinal continuerait à la croire morte.
En vérité, ce jour commençait bien. Laffemas décida de le continuer d’agréable façon en allant présider à l’interrogatoire poussé d’un faux-monnayeur, tout en regrettant que l’on ne puisse plus, comme aux temps joyeux du Moyen Âge, l’envoyer finir ses jours dans un chaudron d’eau bouillante…
CHAPITRE 4
… ET UNE SI GRANDE AMITIÉ
Ce soir-là, maître Théophraste Renaudot soupait chez son ami le chevalier de Raguenel. Entre le père de la Gazette et l’ancien écuyer de la duchesse de Vendôme, une solide amitié était née, encore cimentée par la terrible aventure vécue aux abords du Petit-Arsenal et à la suite de quoi l’un s’était retrouvé gravement blessé et l’autre à la Bastille sous l’inculpation de meurtre. Tous deux aimaient à se réunir autour des plats cuisinés par Nicole Hardouin, la gouvernante de Perceval, qui semblait n’avoir d’autre but dans la vie que de faire engraisser un maître dont la minceur obstinée l’eût offensée si elle n’avait su qu’un chagrin tenace y entrait pour beaucoup. Elle-même se sentait parfois moins de cœur à l’ouvrage depuis que la petite Mlle de L’Isle et Corentin Bellec, le fidèle serviteur du chevalier, avaient disparu sans que personne puisse dire ce qu’ils étaient devenus. Même Jeannette leur avait été enlevée un beau soir par Mgr le duc de Beaufort sous prétexte que sa place était à l’hôtel de Vendôme et que la duchesse avait besoin d’elle. Évidemment, Nicole aurait bien aimé avoir de ses nouvelles, mais pour rien au monde elle ne se fût permis d’aller jusqu’au grand hôtel du faubourg Saint-Honoré afin d’en demander… C’est ce qu’elle expliquait à son éternel promis, l’exempt de police Desormeaux. C’était à lui qu’elle devait l’arrivée dans la maison de Pierrot, un gamin de douze ou treize ans qui avait été un moment gâte-sauce aux Trois-Cuillers, rue aux Ours, et qui l’aidait dans les gros travaux et le service de table où il montrait une certaine habileté.
Connaissant les goûts de Renaudot, Nicole servait ce soir-là un superbe aloyau de bœuf gras à point qu’elle avait acheté aux boucheries du Petit-Pont et mis à la broche sur feu doux en chargeant Pierrot de la tourner attentivement en arrosant parfois la viande du jus de la lèchefrite. Vers la fin, Nicole avait assaisonné ce jus d’un soupçon de vinaigre et d’un peu d’ail finement écrasé. Le tout, accompagné de haricots rouges, avait été précédé d’un pâté d’anguilles au poivre acheté chez maître Ragueneau, le traiteur proche du Palais-Cardinal, et serait suivi d’un blanc-manger à la confiture.
Les deux convives dégustèrent d’abord en silence, puis en commentant les dernières nouvelles de la Gazette où il était beaucoup question des troubles soulevés en Normandie par les Nu-Pieds contre les collecteurs d’impôts. Dans nombre d’endroits, la misère était grande et rendait les gens enragés. Ainsi, à Rouen, des gens du peuple s’étaient emparés d’un agent du fisc, lui avaient enfoncé des clous dans le corps et fait passer un tombereau dessus. Les bourgeois vivaient calfeutrés chez eux, tandis que les Nu-Pieds couraient la campagne. Le Roi envoyait contre eux le maréchal de Gassion…
— C’est l’une des plaies de notre temps que cette grande misère dont sont victimes tant de pauvres gens. Le Cardinal, en tant que prêtre…
— Il y est sensible, soyez-en sûr. Je sais des exemples, coupa Renaudot, mais il gouverne de haut… de trop haut pour se soucier de ce qui est pour lui incident mineur. Il se doit à la France…
— Mais la France n’est pas une abstraction. Elle est faite de terre sans doute mais surtout de chair et de sang. Or il est impitoyable.
— Les hommes l’ont fait impitoyable. Songez qu’il est sans cesse sous la menace du poignard des assassins… J’admets cependant qu’on peut le trouver terrible. Il enverrait, paraît-il, M. de Laffemas à la suite de Gassion…
— Le bourreau après les hommes d’armes ! Pauvres gens ! Il est vrai que, pour ceux de Paris, cela peut représenter une bonne nouvelle. Cet homme est le diable…
Il y eut un silence que les deux hommes employèrent à se passer un pot de faïence à ramages bleus empli de tabac avec lequel ils bourrèrent leurs pipes qu’ils allumèrent à un brandon pris au feu de la cheminée. Pendant un moment, le gazetier tira sur la sienne sans rien dire, suivant d’un œil vague les volutes de la fumée. Puis, soudain, il lâcha comme si une force intérieure le poussait à parler :
— Savez-vous que… deux autres femmes ont été assassinées depuis un mois ?
Réveillé de la douce torpeur où il commençait à plonger, Raguenel sursauta :
— Comme… comme naguère ?
— Exactement. Seul le cachet a changé. Cette fois, il porte la lettre sigma… mais le processus est le même : violée, égorgée, marquée.
— Pourquoi ne m’avoir encore rien dit ?
— Je n’aurais même pas dû vous en parler. Lorsque j’ai appris le premier de ces nouveaux meurtres, j’ai demandé audience au Cardinal et il m’a interdit, non seulement d’en faire état dans la Gazette, mais d’en parler à qui que ce soit. Si je manque pour vous à ma parole, c’est parce que vous êtes mon ami et qu’il est normal, selon moi, que vous soyez mis au fait, vous qui avez déjà payé si cher votre participation à notre aventure…
— Ainsi, fit Perceval aussi lentement que s’il cherchait ses mots, le Cardinal aurait choisi, alors qu’il connaît le meurtrier, de le laisser poursuivre sa monstrueuse carrière ?
— Il a besoin de ce misérable et il estime sans doute qu’il y a là un exutoire nécessaire, car d’une façon quelconque cet assassin est fou. J’ajoute que la vie de quelques ribaudes ne représente rien pour Richelieu : ces filles, selon lui, ont choisi de vivre dangereusement.
— Jusqu’au jour, peut-être, où il s’en prendra à des femmes honnêtes ! fit Raguenel avec amertume…
— Une femme honnête n’est pas faite autrement qu’une ribaude, gronda soudain une voix inconnue. Elles ressentent la souffrance de la même manière, à cette différence près que la seconde l’endure peut-être mieux que la première. J’ajoute qu’elles ont toutes deux une âme donnée par Dieu.
Tandis que son invité se retournait, Raguenel se leva pour faire face au personnage qui s’encadrait dans la porte, un pistolet chargé à chaque poing. Le nouveau venu était grand et vigoureux. Vêtu d’une veste d’uniforme d’un rouge déteint sous un manteau noir rejeté en arrière, il était chaussé de bottes noires bien cirées, ganté de cuir assorti et portait, comme un gentilhomme, l’épée au côté et un chapeau à plumes noires, un peu défraîchies mais encore présentables. Quant à son visage, il disparaissait sous un grotesque masque de carnaval.
— Je partage votre opinion, dit froidement Raguenel. Mais qui êtes-vous et que voulez-vous ?
L’autre toucha son chapeau du bout d’un de ses pistolets dans un geste qui pouvait passer pour un salut :
— On m’appelle le capitaine Courage et je suis le roi de tous les voleurs du royaume…
— Ma plus grande richesse est dans ces livres que vous voyez ici, fit Raguenel en montrant d’un geste large les murs tapissés de livres. Quant à ma bourse…
— Je n’en veux pas à votre bourse… ni à celle de votre invité. Je suis venu chercher un nom…
— Un nom ?
— Celui de l’assassin dont vous parliez. Je suis certain que vous l’avez appris depuis que vous avez été arrêté à sa place. Je ne vous demande rien d’autre. La dernière de ses victimes était ma maîtresse…
— Et vous la laissiez faire le tapin dans les rues noires au bord du fleuve ? Votre nom me paraît usurpé !
— C’était une femme têtue. Elle voulait à tout prix rejoindre une amie qui avait besoin de secours, rue du Petit-Musc. Elle est tombée sur le criminel au cachet de cire. Je veux sa peau. Mais d’abord son nom !
— Non. Vous le donner serait vous rendre le plus mauvais des services…
— Cela me regarde, il me semble ?…
Et soudain, on l’entendit rire derrière le masque au long nez rouge :
— Ce doit être quelqu’un d’important puisque, si j’ai bien entendu, l’homme à la Robe rouge le protège et lui permet ses… fantaisies, mais fût-il son propre frère – non ! il n’a aucun besoin de son propre frère ! – fût-il… sa plus affreuse créature, le Lieutenant civil en personne, je le tuerai… à ma façon c’est-à-dire lentement !
— Vous êtes fou ! s’écria Théophraste Renaudot, saisi d’une soudaine terreur. Savez-vous ce qu’il vous en coûterait ?
Le capitaine Courage s’approcha de lui, considéra son visage étroit devenu soudain du même gris que sa barbe et, de nouveau, il se mit à rire :
— Ainsi, c’est donc lui ? L’idée m’en était venue mais j’avais besoin d’une confirmation. Grand merci à vous, monsieur !
— Mais je n’ai rien dit ! gémit Théophraste angoissé à l’idée d’avoir manqué à la parole donnée au Cardinal.
— Votre réaction a été des plus intéressantes. Jureriez-vous sur l’Évangile que ce n’est pas lui ?
Devant la mine épouvantée de son ami, Perceval décida d’intervenir.
— Vous n’avez rien dit, non… mais moi qui n’ai rien juré, je le dis : l’assassin, c’est bien Laffemas !
— À la bonne heure ! Voilà quelqu’un de franc… mais, dites-moi ? Vous avez à vous plaindre du personnage ? Pourquoi n’essayez-vous pas de vous venger ?
— Parce qu’une personne qui m’est chère pourrait avoir à en souffrir. Il faut d’ailleurs que je vous mette en garde : quiconque attenterait à la vie de ce si précieux serviteur irait à la mort.
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