— Si vous croyez que je n’ai pas compris ? Je ne suis pas aussi stupide que le prétend votre cher ami… Pourquoi, mon Dieu, mais pourquoi ?

Et, se laissant tomber sur un tabouret, François cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer. Un peu émue par cette explosion de chagrin et le désarroi qu’elle traduisait, Marie vint poser sur son épaule une main apaisante :

— Calmez-vous, je vous en supplie, et tâchons de voir les choses en face !…

— Que puis-je faire, alors que je ne peux même pas monter à cheval pour courir là-bas…

— À la rigueur, vous pourriez prendre une voiture mais cela n’arrangerait rien. En revanche, vous pourriez… commander qu’on vous porte ici un peu de vin et quelques massepains : je n’ai rien pris de la journée et je meurs de faim. Ensuite vous allez tout me raconter. Et d’abord je reprends ma première question : où est-elle ?

— À Belle-Isle parbleu ! dit Beaufort en agitant une sonnette qui fit apparaître Ganseville : « Dis qu’on nous apporte du vin et des gâteaux. »

Il accompagna Marie dans sa collation et la chaleur du vin d’Espagne lui remonta un peu le moral. En outre, il sentait qu’il allait éprouver un grand soulagement à partager son secret – qui n’en était plus un, hélas, depuis que ce touche-à-tout de Gondi l’avait surpris – avec cette jeune fille si fière et si droite qui aimait sincèrement Sylvie et en laquelle il pouvait mettre toute sa confiance. Pourquoi diantre n’y avait-il pas songé plus tôt ? Mais comment penser clairement sous l’empire de l’indignation, de la douleur et de la révolte ?

Marie l’écouta en silence, oubliant le plus souvent de grignoter l’amandine qu’elle tenait du bout des doigts. Au récit des souffrances endurées par Sylvie, elle laissa couler ses larmes, applaudit à l’incendie de La Ferrière puis demanda :

— Et l’autre ? Le vrai criminel. Qu’en faites-vous ?

François haussa les épaules avec accablement :

— J’ai commis la folie d’aller demander sa tête au Cardinal. La « mort » de Sylvie m’en donnait le droit.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Que cet homme, d’une parfaite intégrité paraît-il, était trop précieux au service de l’État. J’ai dû donner ma parole de gentilhomme de ne pas attenter à ses jours tant que Richelieu vivrait…

— Eh bien, mon ami, il faut faire en sorte qu’il ne vive pas trop longtemps ! Vous n’avez pas, que je sache, juré de ne pas conspirer ?

— Non. Telle a été aussi la réaction de Pierre de Ganseville mon écuyer…

— Vous voyez bien ! Nous allons y réfléchir, ajouta la jeune fille en secouant les miettes attachées à ses dentelles. D’autant qu’il a soufflé au Roi des ordres barbares : la Reine n’aura pas le droit d’élever elle-même son fils ; pas même jusqu’à ce qu’il porte des culottes. Le Dauphin a une maison d’importance, sur laquelle règne souverainement Mme de Lansac. Une femme qu’on a nommée parce qu’elle est la fille de M. de Souvré, l’ancien gouverneur du Roi ! Une femme sèche uniquement attachée à son rang ! Pauvre petit enfant ! Il aurait été tellement plus heureux et mieux soigné avec ma chère grand-mère Mme de La Flotte pour qui j’avais demandé le poste…

— Et le Roi a osé vous le refuser ? À vous dont il est l’esclave ?

— Un esclave qui ne s’encombre guère de ses fers quand le Cardinal parle, mais laissons cela et revenons à Sylvie ! Que pouvons-nous faire si cet hurluberlu raconte son aventure à tout le monde ?

— Me trompé-je, ou bien est-il en route pour Venise ? Ce qui se passe à Belle-Isle ne doit pas passionner les gens du Rialto ? Cela nous donne un peu de temps. Moi, je ne peux pas bouger et, quand je serai guéri, je devrai retourner aux armées sans attendre. Et vous ?

— Moi ? Comment voulez-vous que je puisse m’éloigner en ce moment ? Mais au fond, qu’avons-nous à craindre dans l’immédiat ? L’humeur de Mme de Gondi qui doit croire Sylvie votre maîtresse et risque de la faire souffrir ?

— Elle n’est plus chez Mme de Gondi. Quand j’ai su que l’abbé comptait aller embrasser son frère avant son départ pour l’Italie, j’ai dépêché là-bas Ganseville qui l’a sortie de chez eux pour l’installer dans une maison écartée où elle n’a plus rien à craindre de la duchesse qui, en effet, la traitait fort mal. Ce dont je ne l’aurais jamais crue capable…

— Comme si vous connaissiez quelque chose aux femmes ! Vous ignoriez bien le penchant de cette bigote pour vous ?

— Avec sa mine confite et ses yeux baissés ? J’étais à cent lieues d’imaginer…

— L’ennui avec vous, mon cher François, c’est que vous êtes toujours à cent lieues d’une foule de choses. Vous n’avez jamais imaginé, par exemple, que je pouvais être éprise de votre personne ?

— Vous ? Mais quelle merveille !

— Tout beau, mon cher ! Si je vous parle de ce petit accès, c’est parce qu’il est passé. Une mauvaise fièvre, cela arrive à tout le monde mais Sylvie, elle, n’aimera jamais que vous. Il serait temps de vous soucier de ses sentiments. Oubliez-vous ce qu’écrit l’abbé ? Il l’a sauvée du suicide.

— Non, je n’ai pas oublié, murmura François assombri de nouveau. Pourquoi en est-elle venue là ?

— Je l’ignore… Peut-être parce qu’elle se croyait abandonnée de vous à jamais. Quand on vous plante là sur une île du bout du monde et à moitié sauvage, c’est une impression que l’on doit avoir assez facilement. Il faut que vous trouviez le moyen de lui faire parvenir une lettre où vous la rassurerez sur votre tendresse, et il faudrait qu’en même temps, la duchesse de Retz apprenne que… que M. de Paul s’inquiète de cette enfant perdue qu’il aimerait… amener à la vie religieuse par exemple ? exposa Marie qui inventait à mesure qu’elle parlait. Cela devrait calmer les ardeurs belliqueuses de notre bigote ! En cas de visite des sbires du Cardinal, elle se taira.

Cette fois, François éclata de rire :

— Vous avez le génie de la conspiration, ma chère Aurore. L’idée me semble bonne, et d’autant plus que j’ai tout dit à monsieur Vincent après mon entrevue avec le Cardinal…

— À merveille ! Faites-lui demander de venir vous assister dans le triste état où vous vous trouvez et implorez son aide. Il ne vous la refusera pas. Quant à conspirer… ma foi je m’y sens toute disposée. Outre que la Reine a assez souffert, il ne faut pas que notre chaton demeure des années à s’étioler sur son rocher perdu ! Je vais y penser…

Et, replaçant le masque sur son visage, Marie de Hautefort tendit une main sur laquelle François appuya ses lèvres et ramassa de l’autre la soie azurée dont elle allait s’envelopper. Au moment où elle sortait, il demanda :

— Vous êtes bien sûre de ne plus m’aimer ?

— Quel fat ! s’écria-t-elle en riant. Non, mon cher, je ne vous aime plus : vous êtes un homme beaucoup trop compliqué ! Il me faut un cœur simple…

Quelques jours plus tard, un petit prêtre tout ordinaire, l’un de ceux que monsieur Vincent envoyait en mission dans les campagnes misérables, quittait Saint-Lazare, un baluchon sur l’épaule. Ce départ n’avait rien d’exceptionnel et n’attira l’attention de personne, mais sans doute ce petit prêtre avait-il une assez longue route à parcourir, car il s’en alla prendre le coche de Rennes…

Le même jour, au château de Rueil où le cardinal de Richelieu était revenu, celui-ci recevait l’une des filles d’honneur de la Reine, Mlle de Chémerault, qui était à la fois fort jolie et fort rouée, qualités qui lui valaient d’être son meilleur agent de renseignement auprès de la souveraine. Pourtant, Richelieu ne semblait pas enchanté de la voir :

— Je vous ai recommandé d’éviter autant que possible de me rencontrer, que ce soit ici ou au Palais-Cardinal…

— Il m’est apparu que ceci méritait bien que je prenne la peine de venir jusqu’à vous. Au surplus, nul n’ignore à la Cour que je vous suis dévouée. La Reine et Mme de Hautefort ne manquent jamais une occasion de me le faire sentir…

— Que m’apportez-vous là ?

— Une copie que j’ai faite d’une lettre que Mme de Hautefort justement a reçue de Lyon au lendemain de la naissance de Mgr le Dauphin, mais qui était arrivée à Saint-Germain un peu avant. Sa réaction a été fort intéressante, elle s’est précipitée à l’hôtel de Vendôme où M. de Beaufort se trouvait seul.

Sourcils froncés, le Cardinal parcourut le texte qu’on lui offrait puis releva la tête vers sa visiteuse, fort belle en velours d’un rouge profond qui rendait pleine justice à sa beauté brune :

— Et qu’avez-vous conclu de cette lettre ? demanda-t-il d’un ton bref.

— Mais… que la si dramatique disparition de Mlle de L’Isle pourrait l’être beaucoup moins qu’on a bien voulu le dire. En dépit des mots couverts mais plutôt transparents qu’emploie l’abbé, je ne vois personne d’autre à la Cour que cela pourrait concerner… Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que tout cela cache…

Le Cardinal garda le silence. Quittant sa table de travail, il se dirigea vers la haute cheminée où brûlait le grand feu que sa santé fragile réclamait. Il prit dans ses bras son chat favori qui dormait là, roulé en boule sur un coussin, et frotta son visage au pelage soyeux. Son regard se perdait au milieu du chatoiement des flammes :

— Moi, cela ne m’intéresse pas ! fit-il d’un ton sec… et je vous serais obligé, mademoiselle de Chémerault, d’oublier que vous avez jamais lu cette lettre…

— Mais cependant…

— Dois-je dire, j’ordonne ? Je sais tout ce qui concerne Mlle de L’Isle et j’entends que l’on ne poursuive pas des recherches qui, d’une certaine façon, contrarieraient mes projets…

Avec une majestueuse lenteur, il se retourna vers la jeune fille qui ne songeait pas à dissimuler sa déception et son regard impérieux la transperça :