Aux Treize Vents comme dans tout le Cotentin, la grande affaire était plus la pénurie de blé et de diverses denrées que les discours ronflants et les menaces des Représentants (les gens de Cherbourg mirent proprement à la porte Prieur de la Marne qui d’ailleurs n’était pas bien méchant). Le grain n’arrivait pas, le ravitaillement n’était pas facile et plus que jamais il fallait prendre garde à l’Anglais dont les navires étaient présents tout autour de la presqu’île depuis Jersey qui accueillait « l’Agence royaliste » du prince de Bouillon et de nombreux émigrés, jusqu’aux îles Saint-Marcouf désormais occupées militairement par les navires de Sidney Smith. C’est tout juste si les pêcheurs osaient encore sortir des ports de la côte Est.

Cependant, grâce à la prévoyance de Clémence Bellec, les habitants de la maison Tremaine étaient à peu près nourris et réussissaient à en aider d’autres. On économisait beaucoup, voilà tout !

Ainsi des chandelles dont on usait seulement pour aller se coucher. La belle salle à manger, les salons étaient fermés. On vivait dans la grande cuisine où le feu éclairait et chauffait à la fois. Tout le monde prenait place autour de la longue table en respectant une sorte de protocole auquel Clémence et Potentin tenaient beaucoup : ainsi naturellement Guillaume présidait, face à lui Élisabeth occupant le siège de sa mère. Consciente de l’honneur qui lui incombait, elle remplissait ce rôle avec une étonnante dignité.

Chaque soir, Guillaume passait un moment dans sa chère bibliothèque pour y consigner dans son journal les menus faits de la journée ou les grands événements proches ou lointains. Joseph Ingoult et les Bougainville étaient revenus en Cotentin. Après les massacres de septembre, le marin jugea que Suisnes était encore beaucoup trop proche de Paris. À la suite du 10 août et de l’extermination des Suisses il avait donné à ceux qui gardaient la maison, Foutigue et Pierre, le moyen de regagner leur canton natal. Déguisés par ses soins et bien pourvus d’argent, ils purent quitter la France sans encombre. La famille partit ensuite pour La Becquetière, près de Granville, laissant Suisnes et ses centaines de rosiers à la garde du brave Cochet. Naturellement, le chevalier servant de la belle Flore se fit une joie d’escorter ses amis. Cependant, lorsqu’ils furent à bon port, il n’osa pas s’imposer davantage et, non sans soupirs, reprit le chemin de Cherbourg où il ne tarda pas à s’ennuyer ferme. Aussi le vit-on à plusieurs reprises aux Treize Vents où il se sentait moins seul.

En dépit des exactions dont les Comités de surveillance se rendaient coupables dans les villes – à Valognes l’hôtel du Mesnildot et celui de la marquise d’Harcourt entre autres furent pillés sans merci par le boulanger Hartel, le cordonnier Lebrisez et un certain Longien ! –, en dépit des serviteurs enrôlés de force dans l’armée et des propriétaires jetés en prison, les gens des campagnes réussissaient à garder un certain calme. Ce fut plus difficile après l’affaire de Granville : le 24 novembre 1793, l’armée vendéenne, courant vers la mer afin d’y opérer sa jonction avec les émigrés de Jersey et les Anglais, vint assiéger la vieille ville. Lecarpentier, alors député de la Convention pour le nouveau département de la Manche, accourut de Cherbourg et mit la cité en défense. Une défense farouche où se brisa l’élan de l’armée royale – ce que l’on allait appeler « la virée de galerne » – mais ce fut la fin de tout ce qu’il pouvait subsister d’ordre. Seul régna l’arbitraire surtout lorsqu’une loi institua officiellement le gouvernement révolutionnaire. La police politique tomba aux mains des districts et les prisons s’emplirent. Le paisible Bougainville lui-même se retrouva incarcéré à Coutances.

Par chance on l’aimait bien dans le pays, on en était même assez fier et il n’eut pas trop à se plaindre du régime : les siens pouvaient venir le voir et lui porter quelques douceurs, plus des billets cachés dans leurs souliers… Bien entendu, Joseph Ingoult vola au secours de la bien-aimée après avoir conseillé à Tremaine de ne pas s’en mêler ainsi qu’il en manifestait l’intention :

— Il vaut mieux que tu restes chez toi. Il y a trop de gens qui peuvent avoir besoin de ton aide…

C’était le moins que l’on puisse dire. La menace s’étendait chaque jour un peu plus. À sa grande fureur, Félix de Varanville s’était vu contraint d’émigrer pour éviter d’être emprisonné comme « officier rebelle ». Rose, habituée à assumer seule les responsabilités du domaine, s’était interdit les larmes au moment de son départ. Elle continuait à veiller sur ses champs, ses cultures et sa maison mais on l’entendait moins souvent rire. Naturellement, Guillaume jura de la protéger ainsi que ses enfants, en regrettant toutefois qu’elle eût refusé de venir se réfugier aux Treize Vents comme il l’en priait :

— On n’a encore tué personne jusqu’à présent, déclara-t-elle à son ami, et, mon cher Guillaume, je tiens à mes meubles !

— Si l’une des bandes qui rôdent dans Valognes et aux alentours décide de s’en prendre à eux, j’aimerais autant que vous ne soyez pas brûlée avec eux…

— Rassurez-vous ! j’ai encore de quoi me défendre et je tire juste ! Que l’on pille mon garde-manger, je le veux bien, mais pas la maison de Félix…

Tout ce que Guillaume réussit à obtenir fut l’installation d’une cloche dans l’une des poivrières du petit château : une volée de tocsin et il accourait avec ce qu’il trouverait pour l’aider. En espérant toutefois ne jamais l’entendre : on aimait beaucoup Rose dans la région ainsi d’ailleurs que la vieille Mme de Chanteloup qui, curieusement, ne s’évanouissait plus à tout bout de champ depuis le sac de son hôtel de Valognes : elle en avait ressenti une telle indignation qu’elle s’était senti pousser une âme guerrière et ne parlait plus que de pourfendre à coups de tisonnier quiconque oserait s’en prendre à ses « petits Varanville ». Elle passait la majeure partie de son temps dans la tourelle de la cloche à scruter les environs à l’aide d’une longue-vue de marine appartenant à Félix.

Chose étrange, depuis qu’il avait fait enlever les jeunes serviteurs et la cavalerie des Treize Vents, Buhot ne s’était livré à aucune autre tentative. Il faut dire que devenu l’agent du Comité de Salut Public, il avait fort à faire dans la région où il trouvait plus commode de faire la guerre à Dieu en s’attaquant aux églises que ses bandes pillaient, souillaient et reconvertissaient en étables ou en soues à cochons (quand on en trouvait encore à engraisser !).

À Saint-Vaast où la population devait garder tout au long des troubles une dignité exemplaire, une troupe d’énergumènes menée par Adrien Hamel et quelques soldats déserteurs des forts entreprit la chasse aux prêtres. N’en trouvant pas – peut-être parce qu’on les cachait trop bien –, ils se rabattirent sur l’église. On enleva le Christ que l’on brûla sur la Poterie puis la bande y entreposa du foin en gardant assez d’espace pour ses chevaux. Les bénitiers servirent d’abreuvoir. Quant aux vases sacrés, les hommes les emplirent de leurs ordures…

Les habitants reçurent l’ordre, s’ils voulaient faire leurs dévotions, de se rendre à Rideauville devenue église « constitutionnelle » et dont le curé Nobot venait d’épouser sa servante mais, bien sûr, personne n’y allait. Pas même ceux du village que le pouvoir venait d’effacer d’un trait de plume : désormais relié à « Port-Vaast », Rideauville n’existait plus. Adrien et ses acolytes s’en donnaient à cœur joie, tyrannisant et terrorisant les plus faibles. Cependant, il n’osait pas gravir La Pernelle où la grande maison et la vieille église érigées bien droites sur leur falaise semblaient le défier, lui et ses pareils.

Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de s’y jeter avec sa horde mais chez lui comme chez tous les lâches, la peur était encore plus forte que la haine. Tremaine, qu’il avait rencontré sur le port un jour où par extraordinaire il se trouvait seul, ne lui avait laissé aucune illusion sur ce qui l’attendait.

— Si tu oses seulement franchir ma porte et même si tu es en nombreuse compagnie, tu n’auras pas le temps de jouir de ton triomphe, lui dit le maître des Treize Vents, je te logerai une balle entre les deux yeux !

— Et les autres ? Tu les tueras aussi, cousin ?

— Peut-être pas tous mais il en restera quelques-uns sur le carreau… Il se peut que j’y laisse ma peau à mon tour mais du moins je mourrai content !

— Mon ami Buhot te fera payer tes menaces bien cher !

Guillaume se mit à rire et se pencha pour regarder l’autre sous le nez :

— Crois-tu ? Il n’est pas stupide ton ami Buhot et il sait parfaitement qu’il peut obtenir beaucoup plus d’un vivant que d’un défunt. Il a trop le sens des affaires pour s’attaquer à l’honnête bourgeois que je suis… Il sait bien que nous pouvons nous entendre.

Adrien préféra en rester là et se garda bien de rapporter le propos à son grand homme. Celui-ci n’aimait pas qu’il se mêle de ce qui ne le regardait pas. Et qui pouvait savoir s’il n’avait pas conclu quelque accord secret avec ce diabolique Tremaine ? Auquel cas venir se mettre à la traverse constituerait un fameux pas de clerc ! Hamel ne dirait donc rien mais pensa qu’il existait peut-être un bon moyen de faire payer son insolence au cousin Guillaume…

Un soir du ci-devant Avent – c’était celui du solstice d’hiver – le jeune Gatien qui servait d’assistant au Dr Annebrun arriva aux Treize Vents hors d’haleine d’avoir tant couru et surtout grimpé : le médecin réclamait M. Tremaine d’urgence !

— C’est le monde à l’envers ça ? fit Guillaume goguenard. Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Je ne sais pas. Le docteur a seulement dit qu’il avait quelque chose à vous montrer.

Seller un cheval, prendre le jeune garçon en croupe et dégringoler jusqu’au hameau fut l’affaire de quelques instants, pourtant la hâtive nuit de décembre était presque tombée lorsqu’ils parvinrent à destination. Pierre Annebrun, assis à sa table, était en train d’écrire dans son cabinet quand Tremaine, introduit par Gatien, y pénétra. Il leva la tête et Guillaume fut frappé de la tristesse et de la fatigue répandues sur ce visage qu’il avait toujours connu resplendissant de santé.