Et d’ouvrir devant le visiteur la porte d’une pièce de belle apparence et soigneusement entretenue mais dont le contenu le suffoqua : sur le mur, là, en face de lui, dominant une belle commode-tombeau sur laquelle brillaient des chandeliers d’argent, un portrait d’homme le regardait d’un air doucement ironique comme s’il appréciait la qualité de sa stupeur : celui d’Aymar-Frédéric du Moulin, chevalier de Malte de son état et oncle de ce Théophile Régnault du Moulin qui avait légué les Hauvenières à la mère de Marie-Douce.

L’idée d’une quelconque similitude n’effleura même pas Guillaume : c’était bien le même tableau un peu noirci par l’âge, le même cadre dont la dorure ternie montrait des éraflures roses et aussi le même entourage d’armes soigneusement astiquées. La petite table à écrire était là, elle aussi…

Devant ce qui était pour lui une insoutenable profanation, Tremaine sentit le sang lui monter à la tête et vit rouge. Qu’était-il arrivé à la femme tant aimée pour que ses meubles, ses objets se trouvent réunis chez le douteux Buhot ? Quelque chose de grave peut-être ? Sans doute même ! et si ce misérable avait osé lui faire du mal…

Il allait s’emparer du portrait quand le parquet grinça sous un pas pesant. En même temps, une voix sonore habituée à marteler les syllabes – l’ancien notaire était un orateur applaudi dans les réunions publiques ! – se fit entendre :

— Tu aimes cette toile, citoyen ? Elle n’a guère de valeur sans doute mais il me semble qu’elle fait bien ici…

Pour la première fois Tremaine s’entendait appeler « citoyen » et tutoyer par un inconnu. Il n’apprécia pas : déjà furieux, l’expérience lui déplaisait. Avec une hauteur qui eût réjoui Agnès, il jeta :

— Tu ? Qu’avons-nous donc gardé ensemble ? Il me semble, Monsieur, ne vous avoir jamais rencontré. Le souvenir m’en serait resté !

L’ancien notaire – un petit homme capitonné par la goinfrerie dont le physique de chanoine sournois ne correspondait guère à sa voix – émit un glapissement réprobateur :

— Tsst ! tsst !… mauvais ça, citoyen ! Ton langage n’est plus de mise ! C’était bon au temps de l’esclavage.

— Pour un ancien esclave, tu te portes bien ! Dis-moi donc, brave homme ! Où as-tu volé ce portrait, ces armes, ce bureau ?

La canne à pommeau d’acier du visiteur – où se cachait d’ailleurs une lame d’épée ! – eut des frémissements qui ne laissèrent pas d’inquiéter Charles-François Buhot. Il connaissait Tremaine de vue sans l’avoir jamais approché mais, de près, il était plutôt impressionnant surtout aux yeux d’un homme dont la peau était le bien le plus précieux. Sa haute taille et surtout sa figure durement taillée où brasillait un regard de fauve hargneux n’avaient rien de rassurant. Aussi, contenant sa propre colère, s’obligea-t-il à un ton plutôt conciliant :

— Tu as décidément de drôles d’idées, citoyen ! Pourquoi aurais-je volé ce qu’il m’était si facile d’acheter ?

— Acheter ? Ces objets n’ont jamais été à vendre. Ils appartiennent à une dame de ma famille – ma belle-sœur précisément – et si elle avait voulu s’en défaire elle m’en aurait averti…

— Possible ! Pourtant c’est ainsi ! Nous parlons bien, je pense, de la même personne : cette belle Anglaise qui habitait une gentille maison sur les arrières de Port-Bail ?

— En effet, admit Guillaume qui ajouta : Je pense que tu t’es livré chez elle à l’une des fructueuses perquisitions qui sont en train de te rendre célèbre ?

— Port-Bail n’est pas de ma juridiction, fit Buhot du ton navré d’un homme à qui l’on vient de faire une grosse peine. Il serait meilleur pour toi de me montrer un peu plus de considération, citoyen, mais je te vois très ému et je veux bien t’expliquer. Il y a six ou sept mois, un mien confrère de Saint-Sauveur-le-Vicomte qui connaît mon goût pour les choses anciennes m’a parlé de cette… dame – il devinait que le terme de citoyenne appliqué à lady Tremayne risquait de déclencher une catastrophe – qui, avant de repartir chez elle avec son enfant, désirait se faire un peu d’argent en vendant son mobilier. J’y suis allé et j’ai acheté ceci. Tu vois, tout est simple lorsque l’on s’explique calmement.

Malgré lui, Guillaume s’entendit demander :

— Elle allait bien ?

Buhot prit un air de commisération et haussa des épaules grassouillettes :

— Comme on va quand on est en deuil et que l’on pleure quelqu’un. Elle avait dû verser beaucoup de larmes et elle m’a fait peine. J’étais prêt à lui offrir mes services mais elle n’était pas seule : il y avait là un grand Anglais… un milord avec qui elle se préparait à partir. Un homme jeune encore, plutôt bien de sa personne et qui semblait lui être très attaché…

Si le coup blessa Guillaume, il n’en montra rien. Sa voix brève mais froide poursuivit l’interrogatoire :

— La maison a été vendue elle aussi ?

— Non. Cette dame a dit qu’elle désirait la garder pour son fils.

— Comment se fait-il, en ce cas, que les Perrier qui s’en occupaient n’y soient plus ?

— Tu m’en demandes trop !… Pourtant, il me semble avoir entendu dire que ces gens ne voulaient plus rester là après son départ mais pour aller où, je l’ignore. Encore des questions ?

L’entrée d’Adrien qui accourait en jappant comme un petit chien rejoignant son maître dispensa Tremaine de répondre. Le frère d’Adèle continuait de s’habiller suivant les plus récentes modes révolutionnaires de Paris mais cette fois le chapeau à plumes était remplacé par un bonnet phrygien qui n’embellissait guère son possesseur. En apercevant le visiteur, il eut son rire de crécelle :

— Tiens ! Voilà le cousin Guillaume ! Et… qu’est-ce que tu viens faire ici, boiteux ?

Dédaignant l’injure, Tremaine considéra l’énergumène avec autant d’intérêt que s’il eût été un détritus abandonné là par un balayeur négligent :

— J’avoue ne pas discerner le plaisir que tu peux tirer de la compagnie de cet individu ! dit-il à Buhot. Quant à toi, Adrien, sois content : c’est pour toi que je me suis dérangé. Je suis venu te dire que ta mère est morte et qu’il serait bon qu’on vous revoie à Saint-Vaast, toi et ta sœur, si vous voulez qu’il y ait du monde à l’enterrement…

Peu désireux d’entrer dans les détails, Guillaume prit le chemin de la porte mais, comme il allait la franchir, Buhot l’arrêta :

— Un moment encore, citoyen Tremaine ! Tu es un riche propriétaire terrien, il me semble ?

— J’ai des terres, en effet.

— Et aussi des chevaux ? Tu n’ignores pas, je pense, que le gros cochon des Tuileries qui a cependant signé la nouvelle Constitution après s’être fait beaucoup prié n’en continue pas moins à conspirer avec l’Étranger et que les troupes de ces brigands battent nos frontières.

L’insulte appliquée à Louis XVI souleva le cœur de Guillaume cependant peu attaché à la royauté. Il haussa les épaules.

— Vous ne pouvez pas demander à un captif de ne pas tenter d’ouvrir les portes de sa prison. Si tes pareils avaient traité le Roi selon le respect qui lui est dû, les choses n’en seraient pas là.

— Pense ce que tu veux… jusqu’à un certain point tout au moins. Il reste qu’il est de ton devoir d’aider la Nation à se défendre. Tu seras sage en me faisant amener tes chevaux…

— N’y comptez pas ! coupa Guillaume. Je vous donnerai de l’argent pour en acheter mais vous n’aurez pas les miens : ce serait crever le cœur de ceux qui s’en occupent.

Buhot eut un vilain sourire.

— Ils n’auront aucune raison d’être tristes puisqu’on les emmènera eux aussi ! La Nation a besoin de soldats…

Furieux, Tremaine pensa qu’il aurait mieux fait de rester chez lui et partit sans ajouter un mot. Renonçant à passer la nuit au Grand Turc ainsi qu’il en avait eu l’intention, il rentra aux Treize Vents et, dès son arrivée, avertit Daguet :

— Ce n’était pas une menace en l’air. Ces brutes vont venir piller notre écurie et embarquer nos garçons, dit-il.

— Il fallait s’y attendre un jour ou l’autre, fit le cocher avec un haussement d’épaules, et je comptais vous en parler. Si on leur résiste ils sont capables de flanquer le feu partout.

— En tout cas, ils n’auront ni Sahib ni Bruyère ! J’aimerais mieux leur tirer une balle dans la tête !

— Ne vous tourmentez pas trop ! M. Félix est venu ce tantôt et nous en avons discuté. Lui aussi est inquiet. Avant l’aube je compte les mener à la ferme de Chante-loup qui a déjà été visitée et volée. Ça nous permettra de gagner du temps et c’est précieux avec ces énergumènes. Faut espérer que leur règne ne durera pas !

— Ils verront bien les stalles vides !

— Elles ne le seront pas longtemps. En revenant j’irai acheter deux bêtes au Vicel, chez Legrain. Comme on va sûrement lui réquisitionner les siennes, il sera bien content d’en tirer quelque argent !

— Je te donnerai la somme que tu voudras. Mais nos garçons ? Que faire pour eux ?

— Ça ! Dieu seul y peut quelque chose, Monsieur Guillaume, dit Daguet en traçant un rapide signe de croix. Nous, on peut tout juste les remettre entre Ses mains !

— En leur offrant tout de même de quoi s’équiper ! Chez nous l’hiver n’est pas froid mais il l’est ailleurs et surtout dans les pays de l’Est.

Cependant Buhot ne parut pas autrement pressé d’exécuter sa menace, peut-être pour laisser croire à Tremaine qu’il l’avait impressionné et lui donner une fausse idée de sécurité. Par contre, l’enterrement de Simone Hamel faillit tourner mal à cause du problème que posait le prêtre.

En dépit de son mauvais caractère, la mère des jumeaux était bonne chrétienne comme d’ailleurs tout le pays. Or, le curé de Saint-Vaast, M. Bidault, qui avait remplacé M. de Folleville, venait de partir en émigration sur les instances de ses ouailles inquiètes pour cet homme de foi ardente qui eût préféré se couper les deux mains plutôt que prêter le serment constitutionnel. Quant à son jeune vicaire, une marchande de poisson, Thérèse Pignot, le cacha chez elle pendant une semaine mais, craignant une de ces perquisitions qui se multipliaient, elle le dissimula ensuite dans un des paniers à éclettes dont elle se servait pour transporter sa marchandise, à dos de cheval, jusqu’au marché de Valognes et le conduisit ainsi dans une ferme de Montaigu. C’était faire preuve de prudence. La population, hostile aux nouveaux décrets, recelait tout de même quelques brebis galeuses aux dents longues, aux yeux obliques et toujours prêtes à dénoncer le voisin pour s’emparer de son bien.