Elle était descendue au jardin afin d’y cueillir des poires pour Mme Perrier dont les rhumatismes, accentués par l’humidité des derniers jours, raidissaient douloureusement l’échine. L’homme la héla par-dessus la haie et d’abord elle ne comprit pas grand-chose à son discours parce que la langue française, bien que lady Tremayne s’appliquât depuis deux ans à l’y habituer, lui était encore peu familière…

— What ?… Que vouloir ?

— J’ai des rubans, du fil, des aiguilles, des boutons de toutes les couleurs. Et puis des lacets, des mouchoirs de cou, des livres d’piété et même deux almanachs mais, dame, y sont un peu « passés » vu qu’l’année est aux trois quarts usée. Ça veut pas dire qu’y a plus d’intérêt : des r’cettes de cuisine, des conseils, des belles histoires et puis, bien sûr, j’fais un prix.

Au lieu d’approcher, Kitty, éberluée par ce déluge de paroles dont elle ne saisit pas la moitié, rebroussa chemin vers la maison. Alors Adrien força la voix :

— Vous avez pas l’air d’comprendre c’que j’vous dis ! Faut pas vous ensauver ! On a toujours besoin d’la boîte du colporteur, ajouta-t-il en élevant au-dessus des branches l’espèce de coffre plat en cuir bouilli, qu'il portait pendu à son cou par une large bretelle et où se trouvait sa marchandise.

— P’t’être qu’vous êtes pas d’ici mais alors faut appeler quéqu’un d’autre parc’que c’est l’ dernier passage…

Il criait si fort que Kitty n’eut pas besoin d’aller chercher Marie-Jeanne Perrier. Celle-ci sortit d’elle-même et, un poing sur la hanche, l’autre main en auvent au-dessus des yeux, elle considéra sévèrement le nouveau venu.

— Je ne te connais pas ? cria-t-elle sans bouger de son seuil. Comment ça s’fait-y que c’est point le François qui passe ?

— L’est malade alors c’est moi qui l’remplace ? On f’ra part à deux voilà tout !

C’était presque vrai. Après une courte enquête Buhot avait réussi à dénicher le colporteur qui faisait des tournées régulières dans les fermes de la côte Ouest. C’était un homme déjà âgé et il ne fut pas difficile, moyennant finances bien entendu, de le convaincre de se laisser remplacer pendant quelques jours. Le plus ardu fut d’obliger Adrien à entrer dans son rôle et à s’astreindre – lui un nouvel élu ! – à traîner ses galoches le long des mauvais chemins en proposant sa camelote aux ménagères. Mais, dûment chapitré, on en vint à bout et après deux jours de cet exercice, il finit même par prendre une sorte de plaisir à son nouveau métier. Les fermières le recevaient plutôt bien. On lui offrait le coup de cidre et souvent aussi un bon souper avant de l’envoyer coucher dans le foin de la grange. Et puis on apprenait des choses bien que, dans le pays, on fût peu causant de nature : les dames des Hauvenières excitaient une curiosité difficile à réprimer. La grande dame anglaise surtout – on disait que c’était une duchesse et même la favorite du roi George ! – dont la beauté, entrevue par quelques-uns, était de celles d’où naissent les légendes.

La mission d’Adrien était simple mais assez périlleuse : il devait voler quelque chose, un objet tenant d’assez près à la dame pour que, placé sous les yeux de Mme Tremaine, il la convainquît de son infortune.

Pour l’instant l’affaire se présentait mal. La femme Perrier ne semblait guère disposée à ouvrir sa porte. Adrien pensa qu’il fallait l’encourager :

— Vous n’allez pas me laisser repartir sans m’acheter quelque chose ? pria-t-il. Les gens sont près d’leurs sous en c’moment et moi faut tout d’même que j'gagne ma vie ! J’vous jure qu’j’ai des bricoles intéressantes : des belles épingles d’corsage surtout !… Laissez-moi vous les montrer.

La malice du Destin voulut que ce fût Marie-Douce elle-même qui introduisit le mauvais gars. Attirée par sa plaidoirie, elle parut auprès de Mme Perrier et, à sa vue, Adrien ébloui oublia presque ce qu’il venait faire là. Jamais ses yeux n’avaient contemplé créature si lumineusement belle ! Dans une simple robe de fin drap lilas orné du grand fichu de mousseline blanche à volant qui se croisait sous les seins en dessinant bien la poitrine pour se nouer derrière la taille, elle ressemblait avec ses longues boucles de soie pâle glissant sur son cou fragile à l’un de ces anges aux grandes ailes peints sur un vitrail à l’église de Quettehou. Elle sourit à l’ébahissement si évident du marchand ambulant :

— Venez me montrer ce que vous avez ! dit-elle gentiment. Je suis certaine que nous avons besoin de petites choses : hier même Kitty se plaignait de manquer de fil…

Il fallut bien en passer par son désir et Adrien Hamel, le cœur battant d’une joie sauvage, pénétra dans ce qu’il appellerait, plus tard et une fois convenablement imprégné de la rhétorique ampoulée des révolutionnaires, « le repaire des amours illicites et coupables de sieur Tremaine ».

À l’intérieur, l’œil avide du faux colporteur eut vite jaugé l’élégance simple des meubles et des objets, et s’arrêta un instant sur le portrait de l’officier qui, du haut de son cadre, le toisait d’une moue tellement dédaigneuse qu’Adrien eut envie de lui tirer la langue. Encore un de ces sales aristos dont il était urgent de se débarrasser ! Celui-là, au moins, faisait preuve de bon sens puisqu’il était déjà mort !

Sur une table, il y avait une « ménagère » : la boîte de couture d’une chambrière de bonne maison ; doublée de rouge avec de jolis outils de travail : des ciseaux fins représentant une cigogne, un œuf d’ivoire pour les reprises, des navettes et des étuis d’écaille. Tout cela cependant n’avait rien de personnel donc rien d’intéressant. Adrien sembla se consacrer à l’étalage de ses marchandises. Les trois femmes l’entourèrent mais, à cet instant, éclatèrent à l’étage les pleurs d’un enfant et la belle dame se précipita vers l’escalier en disant seulement :

— Prenez ce qui vous plaira, l’une et l’autre et venez chercher de quoi payer !…

À cet instant le regard du faux colporteur fut attiré par une petite pile de linge posée sur une chaise placée à côté de la boîte de couture. Des chemises de femme et des camisoles attendant certainement une réparation et il brûla d’envie d’en prendre une. Celle du dessus, par exemple, une jolie chose fine portant la lettre M brodée au milieu de fleurs et d’oiseaux, mais comment faire pour s’en emparer ?

S’écartant un peu de Mme Perrier et de Kitty qui examinaient sa marchandise, il allait tendre la main vers l’objet de sa convoitise quand la vieille femme se retourna :

— J’aurais besoin d’un bout de ruban blanc pour en changer sur un bonnet et je n’en vois pas…

— J’en ai plus, ma pauv’dame ! C’est ça l’chiendent mais si ça vous arrange j’peux revenir après-demain ? Ça s’rait bien l’diable si j’en trouvais pas à La Haye-du-Puits où j’vais r’monter tout à l’heure ?

— Ça serait beaucoup de peine pour pas grand-chose ! Mais c’est d’un bon commerçant de le proposer. Tiens, je vais prendre ce gris-là. Il fera aussi bien l’affaire : le bonnet n’est pas tout neuf et moi non plus.

— Comme vous voudrez ! C’était d’bon cœur…

Il ne savait plus qu’imaginer pour rester un peu plus longtemps. Pas facile ! Ces deux bonnes femmes rassemblaient leurs emplettes et faisaient le compte. Soudain, il eut une idée lorsqu’il vit la petite blonde se diriger vers l’escalier pour demander de l’argent à « Madame » :

— Si c’était d’vot’bonté, soupira-t-il, vous pourriez pas m’bailler un peu d’eau ? J’ai la langue comme du carton.

Marie-Jeanne lui lança un coup d’œil amusé. Le nez de ce garçon ne ressemblait guère à celui d’un buveur d’eau :

— Tu ne préférerais pas un coup de cidre ?

— Ah… j’dis pas non mais j’voudrais pas vous causer du dérangement…

— C’est bien peu de chose…

Elle se dirigea vers la cuisine et, dès qu’il eut vu disparaître sa jupe noire, Adrien fondit sur le linge, et fit disparaître une des chemises sous sa blouse. Le cœur lui battait à tout rompre quand Mme Perrier lui apporta un gobelet plein de cidre encore mousseux. À présent, il avait hâte de filer d’ici. Aussi, avala-t-il d’un seul coup ce qu’on lui offrait. Puis, comme Kitty redescendait, il prit les quelques pièces qu’elle lui tendait et rendit la monnaie d’une main qui tremblait un peu. Après quoi il remercia, salua de son mieux et retrouva l’air libre avec une extraordinaire sensation de soulagement mais, une fois sur le chemin, il dut se forcer pour ne pas jeter sa boîte aux orties et prendre ses jambes à son cou. Ce fut seulement après le tournant marqué de trois saules, qu’il pressa le pas et même se mit à courir en dépit du poids de son chargement. Il ne serait tranquille qu’une fois arrivé à Port-Bail où l’attendait Quintal. Si on s’apercevait du vol dans les minutes suivant son départ, il risquait fort de voir Gilles Perrier et ses chiens se lancer sur sa trace et son complice lui avait bien recommandé d’y prendre garde.

Cependant, rien ne se passa et ce fut triomphalement qu’il déposa entre les mains de Germain Quintal la courte et délicate pièce de lingerie. Celui-ci demeura un instant rêveur devant cette blancheur fragile que ses grosses pattes caressèrent avec une espèce d’avidité :

— C’est bien dommage que tu n’aies pas rapporté aussi ce qui se met dedans ! Il a trop de chance, le Tremaine ! Va falloir s’arranger pour lui en faire passer le goût…

V

LA GRANDE LESSIVE

Comme dans toutes les maisons d’importance on faisait, aux Treize Vents, la lessive deux fois l’an. Il s’agissait d’une opération de grande envergure à laquelle participaient toutes les femmes de la maisonnée plus quelques autres recrutées dans les villages voisins. La maîtresse en était, non la dame du lieu, mais une spécialiste que l’on appelait « la lessivière ». Celle-ci se louait dans les grandes demeures, les châteaux et se trouvait alors responsable de la quantité de linge qu’une fille de bon lieu se devait d’apporter en se mariant. On disait d’un trousseau valable qu’il était bien « censé », c’est-à-dire composé d’un cent de toutes pièces de linge, des draps aux mouchoirs.