L’alerte avait été si chaude que Perceval dut s’asseoir avant d’aller rendre compte à Sylvie. Qui le réconforta :

— Ce cher ami ! ajouta-t-elle avec un soupir attendri. S’il nous a fait peur quand nous l’avons découvert ici, il faut avouer qu’il nous aura fort aidés sans le vouloir. Son laissez-passer est sans prix. Cela vaut bien un peu d’angoisse et vous avez su dire ce qu’il fallait…

Sa reconnaissance – et aussi la profonde amitié qu’elle lui vouait – lui dicta des mots charmants quand le capitaine vint la saluer avant son départ. Elle promit de prier pour lui à Turin, mais ce fut tout de même avec un vif soulagement qu’elle entendit le pas des chevaux décroître puis s’éteindre sur la route de montagne. Le temps toujours froid, sans excès, s’était éclairci dans la nuit. On pouvait en augurer que le voyage des mousquetaires serait sans encombre… Restait maintenant à patienter dans cette chambre d’auberge pendant les trois jours que l’on avait fixés comme terme à sa maladie fictive.

Dans l’après-midi du quatrième, Sylvie et Perceval quittaient ostensiblement Pignerol en direction de Turin. Au bout d’un quart de lieue, on abandonna la route pour un chemin qui s’enfonçait entre deux collines et rejoignait une ferme en ruine, depuis longtemps repérée par Philippe et dont, pendant la « maladie » de sa mère, il avait montré l’accès à Grégoire. C’est là que l’on retrouva Ganseville et Philippe. On allait y attendre la nuit et l’heure de se rendre chez Saint-Mars à qui, le matin, Sylvie avait fait porter un mot par son cocher, annonçant sa visite pour le soir même.

Jamais sans doute le sablier du temps ne se vida si lentement. Les cinq personnes réunies là étaient à la fois pressées par la hâte de commencer l’aventure et conscientes des périls qu’elle comportait. Tout allait dépendre des réactions de Saint-Mars. S’il se considérait quitte envers Sylvie par une simple rencontre avec un prisonnier somme toute anodin, tout était à craindre lorsqu’il saurait le but réel de la visite et le chevalier de Raguenel s’efforçait de cacher la peur grandissante qu’il éprouvait. D’autant plus poignante qu’il n’y serait pas : seul Pierre de Ganseville jouant son personnage accompagnerait Mme de Fontsomme. Lui et Philippe allaient devoir attendre dans les ruines le retour de la voiture. Si elle revenait ! Et il n’était pas possible d’exprimer son angoisse tout en sachant fort bien que ses compagnons devaient en éprouver autant.

Deux d’entre eux, pourtant, affichaient un véritable optimisme : Sylvie d’abord, galvanisée par l’idée de se dévouer pour celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer. Ensuite Pierre de Ganseville. De l’homme accablé par le désespoir et hanté par les idées de suicide que Philippe avait rencontré sur le Lacydon, il ne restait rien. L’approche de l’action, l’excitation de ce qui serait peut-être le dernier combat lui restituaient, non pas un courage inhérent à sa nature, mais une vitalité nouvelle. Tout à l’heure, quand Sylvie, en le rejoignant pour la première fois, l’avait embrassé spontanément sans rien dire mais avec des larmes dans les yeux, il avait retrouvé pour elle son sourire d’autrefois :

— Il ne faut pas pleurer, madame la duchesse ! Rien ne peut me rendre plus heureux que ce que nous allons accomplir, si Dieu le veut, et je l’ai tant prié que j’ai confiance.

— Croyez-vous sincèrement qu’il acceptera de vous laisser sa place si nous arrivons à l’atteindre ?

— Il le faudra bien parce que cette vie recluse qui m’attend, je l’aurais choisie s’il n’existait pas. J’aurais pleuré ma chère épouse dans le plus sévère des monastères en attendant l’heure de la rejoindre. Dans la prison de Pignerol, je sais que je serai heureux parce que je le saurai libre dans l’île où vous voulez le ramener. Il y sera captif aussi mais le cachot sera à ses dimensions et il retrouvera la mer…

Il n’y avait rien à ajouter.

La nuit vint enfin et, avec elle, le moment de se mettre en route. Tandis que Ganseville vérifiait une dernière fois les armes dont il était bardé – deux pistolets et une dague en sus de son épée, le tout caché par son grand manteau noir –, Sylvie embrassa son fils et son parrain, raides d’angoisse inavouée, en s’obligeant à donner le ton de l’au revoir et non celui de l’adieu à leur séparation, puis monta calmement dans la voiture où Ganseville la rejoignit.

On fit le chemin en silence. Le temps s’étant maintenu froid et sec, l’obscurité n’était pas totale. Les yeux s’y accoutumaient aisément. De temps en temps, Sylvie tournait la tête vers son compagnon qui restait immobile. Seul, un léger mouvement de sa bouche révélait qu’il priait. Elle ne voulut pas le troubler. À mesure que l’on approchait son cœur battait plus fort, ses mains se refroidissaient dans leurs gants. Quand, après avoir gravi la rampe d’accès, on fit halte au premier poste de garde, elle ne put s’empêcher de chercher la main de son compagnon et de la serrer, tandis que Grégoire présentait le laissez-passer que le factionnaire examina à la lumière d’une lanterne. Ganseville, alors, tourna la tête vers elle et lui sourit d’un air si encourageant qu’elle se sentit mieux. Le soldat rendit le document, salua et recula. Grégoire fit repartir ses chevaux. Deux arrêts encore et l’on pénétrait enfin au cœur du château, dans la cour que dominait la silhouette vertigineuse du donjon, loin au-dessus des trois tours d’enceinte… Là, un garde prit livraison des visiteurs et les dirigea vers les appartements du gouverneur qui occupaient un large espace entre la chapelle du château et la grande tour sud-est[85].

À sa surprise, Sylvie, mal impressionnée par les rudes bâtiments médiévaux, vit que de vraies fenêtres leur donnaient une vue sur la vallée, qu’ils renfermaient de beaux meubles et qu’ils étaient arrangés avec un goût révélant une main féminine. Elle se souvint alors que Saint-Mars était marié, que sa femme, sœur de la maîtresse de Louvois, passait pour extrêmement belle – et extrêmement sotte ! –, mais qu’elle n’était pas Maïtena Etcheverry pour laquelle l’ex-mousquetaire était prêt jadis à tant de folies. Leur guide abandonna les nouveaux venus dans une pièce assez petite et fort encombrée d’armoires et de livres autour d’une table de travail chargée de papiers. Deux sièges lui faisaient face. Sylvie se posa sur l’un. Ganseville resta debout. L’attente fut brève. Une porte s’ouvrit et Saint-Mars entra…

En dix ans, il avait changé de façon notable. Plus épais, plus enveloppé – on ne transforme pas impunément un cavalier en fonctionnaire sédentaire ! –, son visage bien rasé était plus plein sous la perruque ne permettant pas de voir si les cheveux blanchissaient et ses yeux gris, que Sylvie avait vus pleins de larmes, étaient à présent bien secs et durs comme les pierres de sa forteresse. Il réserva cependant à sa visiteuse un accueil courtois, souriant et aussi chaleureux qu’il était possible chez un tel homme, se contentant pour le faux Perceval d’un salut protocolaire. L’idée effleura Sylvie qu’il devait être content d’en finir à si bon compte avec une vieille dette.

— Qui aurait dit que nous nous reverrions un jour, madame la duchesse, dans ces tristes lieux et après tant d’années !

— Dix tout juste. Ce n’est pas si long ! Mais je suis heureuse de constater que vous n’avez pas oublié nos… bonnes relations d’autrefois.

— Comment le pourrais-je alors que je vous dois tant ?

— Oh ! d’une façon bien simple, vous…

— Je sais ! Je vais donner ordre que l’on amène ici M. de Lauzun qui est de vos amis… Évidemment, je ne peux pas vous accorder une longue entrevue et vous le comprendrez sans peine.

Visiblement pressé d’en finir, il se ruait déjà vers la porte par où il était entré, mais Ganseville lui barra le passage :

— Doucement, monsieur ! Pas tant de hâte ! Mme de Fontsomme ne vous a pas appris ce qu’elle désirait au juste.

— Mais… M. d’Artagnan m’a dit…

— M. d’Artagnan n’était pas au fait de la question. Certes, nous aimons beaucoup M. de Lauzun…

— Mais c’est le prisonnier masqué de velours noir que nous voulons. Non pas voir un instant mais emmener ! assena Sylvie.

Comme si un serpent l’avait piqué, Saint-Mars se retourna vers elle qui s’était levée et venait de déplier la lettre écrite autrefois.

— Je… je ne sais de quoi vous voulez parler.

— Oh si vous le savez ! Il s’agit de cet homme… ou dirai-je de ce prince qu’on vous a amené il y a peu depuis Constantinople et que vous devez garder au secret. Il s’agit aussi de cette lettre où vous m’écrivez que votre vie et votre honneur m’appartiennent et que je peux venir vous les demander quand il me plaira…

— Et c’est ce que vous faites ? Mais c’est une erreur ! Il n’y a pas ici le moindre prince. Certes, je l’avoue il y a bien… un prisonnier que je tiens au secret, dont je m’occupe seul et que personne ne voit ; il s’agit d’un certain Eustache Dauger… et j’ignore pour quelle raison il est emprisonné. Tout ce que j’en sais est qu’il a été arrêté à Dunkerque et amené ici il y a deux ans…

À ce moment, un coup bref fut frappé à la porte et un geôlier entra, visiblement très mal à l’aise et en tortillant nerveusement son bonnet :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ? aboya Saint-Mars.

— C’est… c’est le valet de M. Fouquet… ce Dauger ! Il est malade et on ne trouve pas le médecin. L’a dû manger quelque chose d’mauvais. Y s’tord par terre. Qu’est-ce que j’fais ?

— Est-ce que je sais, moi ? Donnez-lui de l’émétique et tâchez de retrouver le médecin ! Maintenant sortez !

L’homme disparut comme un rat terrifié. Ganseville se rapprocha du gouverneur, un sourire menaçant aux lèvres.

— Dauger, hein ?… Valet de M. Fouquet ? et arrivé depuis deux ans ? Ce n’est pas là notre compte. Celui dont nous parlons est chez vous depuis environ quatre mois. Voulez-vous que je vous dise comment il s’appelle ?