Aux confins du royaume et au flanc des Alpes italiennes, la gigantesque citadelle de Pignerol, écrasant de sa masse la petite ville triste et l’entrée de la vallée du Chisone, ressemblait tout à fait à ce qu’elle était : le sourcil froncé de la France dardé sur le duché de Savoie-Piémont dont Turin était alors la capitale. Au traité de Cherasco, en 1631, Richelieu avait obtenu cette place forte commandant la route de Turin, ce balcon de surveillance accroché au flanc du royaume, et l’avait fortifié en conséquence.
À mesure qu’ils en approchaient, les voyageurs découvraient avec un peu d’effroi les formidables bastions de pierre rougeâtre profilant leurs lignes brisées. De là surgissait le « château » dans le style de la Bastille : rectangle crénelé, flanqué de grosses tours rondes que dominait le donjon proprement dit, étroit par comparaison avec le reste des bâtiments, mais si haut qu’il ressemblait à un doigt menaçant cherchant à percer le ciel. La première impression fut sinistre : auprès de cette prison du bout du monde, Vincennes ou la Bastille devaient avoir l’air assez bon enfant ! Les plaques de neige accrochées aux rochers et le ciel bas, d’un vilain gris jaune annonçant d’autres chutes, le froid qui régnait, tout cela ajoutait à l’impression de désolation. Sous l’amas de fourrures dont Perceval l’avait emmitouflée, Sylvie eut un frisson. Sa pensée se partagea entre l’homme qu’elle aimait et que l’on avait ramené de si loin pour le jeter sur cette terre de désespoir, et le charmant, le délicat Fouquet, l’être sans doute le plus raffiné du monde croupissant là, si près et si loin tout à la fois. L’impression fut si forte que l’ardente conviction qui la soutenait depuis le départ en fut ébranlée : était-il vraiment possible de sortir un être humain de ce piège de pierre ?
— Ce n’est pas le moment de perdre courage, dit Perceval qui suivait sans peine le cheminement de sa pensée. À chaque jour suffit sa peine et quelque chose me dit qu’un premier problème va bientôt se présenter…
Les deux chevaux attelés à la voiture venaient de grimper la rampe menant à l’entrée de la petite cité montagnarde enfermée dans des remparts récents. On se glissa dans des ruelles étroites et noires creusées comme des failles entre de hautes maisons aux toits rouges pour déboucher sur une place, dont la majeure partie était occupée par une belle église ogivale flanquée d’un campanile : le Dôme. En face ouvrait l’auberge soigneusement décrite par Philippe où l’on était convenu de le retrouver ainsi que Pierre de Ganseville… Et le problème annoncé par Raguenel apparut aussitôt à Sylvie : devant l’auberge, des chevaux noirs, des tapis de selle rouges, des tuniques bleues frappées de croix fleurdelysées blanc et or.
— Des mousquetaires ! souffla-t-elle atterrée.
— Il m’avait bien semblé en apercevoir un dans une rue transversale, soupira Perceval, mais j’espérais m’être trompé.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Roi n’est tout de même pas ici ?
— Sûrement pas ! Je croirais plus volontiers qu’ils ont accompagné quelque prisonnier illustre. Souvenez-vous que ce sont eux qui ont amené Fouquet…
— À moins qu’ils ne viennent en chercher un autre pour le conduire dans un autre château ? murmura Sylvie d’une voix blanche. Mon Dieu, qu’allons-nous faire ?
D’un mouvement instinctif, elle se penchait déjà pour ordonner à Grégoire de rebrousser chemin. Perceval l’en empêcha :
— Ce serait le meilleur moyen d’attirer l’attention sur nous et il n’y a aucune raison de s’affoler. Souvenez-vous ! Nous sommes d’honnêtes voyageurs, des pèlerins sans plus. La nuit tombe, il fait froid et nous allons faire étape…
Les soldats, dont tous avaient mis pied à terre à présent, s’écartaient, en effet, le plus naturellement du monde devant les cris impérieux de Grégoire qui réclamait : « Place, messieurs les mousquetaires ! Place ! »
— Miséricorde ! gémit Sylvie ! Il se croit encore à Saint-Germain ou à Fontainebleau !
On s’y serait cru en effet. Non seulement, les interpellés obéirent mais l’un d’eux, apercevant derrière la vitre une silhouette de femme, poussa la galanterie jusqu’à ouvrir la portière et présenter sa main gantée. Il fallut bien accepter, remercier d’un sourire et se laisser guider vers la porte au seuil de laquelle l’aubergiste venait d’apparaître et saluait avec le respect auquel invite une confortable voiture de voyage, même couverte de boue. C’est alors que Sylvie crut que le ciel lui tombait sur la tête, bien qu’elle en eût la vague prescience : derrière l’homme au tablier blanc, d’Artagnan en personne venait d’apparaître et bouchait la porte. Impossible de lui échapper. D’ailleurs, il l’avait déjà reconnue et son visage s’illuminait ; il bouscula l’aubergiste pour se précipiter vers elle :
— Ma belle duchesse ! s’écria-t-il, employant dans sa joie le terme dont il se servait lorsqu’il pensait à elle – il arrivait même que ce fût Sylvie tout court ! Mais quelle merveille que vous voir paraître dans ce pays perdu. Entrez ! Venez vite vous réchauffer ! Vous êtes glacée !…
Il avait pris sa main qu’il dégantait pour en baiser les doigts puis garda dans les siennes. Comment lui dire que son apparition gelait Sylvie plus encore que la température extérieure ? Entraînée par lui, celle-ci se retrouva devant une grande cheminée où rôtissaient un mouton entier et quatre poulets :
— Par pitié ! murmura-t-elle au moment où il ouvrait la bouche pour activer l’aubergiste. Oubliez la duchesse mais souvenez-vous que je suis exilée. Je voyage sous un nom d’emprunt.
— Dieu que je suis bête ! Mais je suis si heureux ! Pardonnez les éclats de ma faconde gasconne !… Mais, au fait, où vous rendez-vous par ce temps ?
Perceval se chargea de la réponse :
— À Turin ! souffla-t-il.
— Vous fuyez la France ?
— Non. Nous sommes simplement des pèlerins qui vont porter leurs prières au Très Saint Suaire de Notre Seigneur. Ma filleule espère encore obtenir le retour de son fils dont elle refuse d’accepter la mort. Mais vous-même ? Par quel heureux hasard vous rencontrons-nous ?
Avant de répondre, d’Artagnan fit asseoir Sylvie près du feu et réclama du vin chaud pour les voyageurs ; enfin, avec un haussement d’épaules :
— Encore une de ces fichues corvées que je déteste : je viens de confier à M. de Saint-Mars un nouveau pensionnaire. C’est l’un de vos amis.
— Qui donc ?
— Le jeune Lauzun !… Non, ajouta-t-il vivement devant le mouvement brusque de Sylvie qui avait failli renverser son verre, ce n’est pas pour avoir mis hors de nuire le triste sire que l’on voulait obliger votre fille à épouser, mais c’est tout de même pour une histoire de mariage. Il n’était bruit ces temps derniers à la Cour que de sa prochaine union avec Mademoiselle…
— Cela donnait à parler en effet, d’après Mme de Motteville que cela amusait beaucoup tout en la scandalisant un peu…
— D’autres s’en sont scandalisés plus encore et, parmi ces personnes, la Reine elle-même et Mme de Montespan pour une fois d’accord. Toujours est-il qu’à l’avant-veille du mariage, alors que tout était prêt pour l’entrée triomphale de « M. le duc de Montpensier » au palais du Luxembourg, le Roi qui avait donné sa parole l’a retirée. Mademoiselle est au désespoir mais Lauzun, toujours aussi soupe-au-lait, a fort mal pris la chute de son beau rêve. Il a eu, avec le Roi, une scène violente à la suite de laquelle il a brisé son épée et l’a jetée presque à la face de Sa Majesté. Il a été arrêté sur l’heure. À présent il est là-bas, ajouta-t-il avec un mouvement de tête en direction de la forteresse, un peu repentant bien sûr, mais je crois qu’il y est pour un bout de temps ! Et moi, quelque regret que j’en aie, je vais devoir y retourner pour souper chez Saint-Mars tandis que mes hommes vont festoyer ici avec les officiers de M. de Rissan[83].
— Pauvre Lauzun ! soupira Sylvie avec une amertume qu’elle n’essaya même pas de cacher. Il devrait pourtant savoir qu’il est malsain de s’en prendre au Roi, surtout quand c’est lui qui a tort. Parole de Roi ne se reprend pas !
— Vous en avez fait l’expérience, ma pauvre amie ! Mais sachez que je n’aurai de cesse que votre ordre d’exil, tellement incompréhensible, soit rapporté. Je souhaite si fort vous revoir à la Cour !
— Je n’ai aucune envie d’y retourner. Par grâce, laissez-moi à mon obscurité ! Il se peut d’ailleurs que je la souhaite plus épaisse encore et cherche le refuge final d’un couvent…
— Oh non ! Pas vous ! Vous y péririez d’ennui ! Et puis vous êtes trop jeune…
— Trop jeune alors que la cinquantaine approche ? Vous serez toujours aussi galant, mon ami.
— Pourquoi pas flatteur ? Or je suis tout ce que vous voulez sauf cela. Si je dis que vous êtes jeune c’est que je le pense. Regardez-vous dans un miroir !
Deux hommes pénétraient dans la salle : Philippe et Pierre de Ganseville. Un coup d’œil leur suffit pour apprécier la situation. Aussi se dirigèrent-ils vers une table un peu éloignée sans paraître s’occuper de ce qui se passait.
— Pour en revenir à Lauzun, dit Perceval, qui venait d’avoir une idée, ne serait-il pas possible de lui faire une visite un peu réconfortante ? Mme de Raguenel et moi – sur le passeport qu’il avait obtenu, Perceval avait mentionné Sylvie comme sa nièce ! – lui avons de si grandes obligations ! Il n’est pas au secret au moins ?
— Je ne pense pas. Il est même, je crois, assez bien traité… J’en parlerai tout à l’heure à Saint-Mars, mais… à une condition.
— Laquelle ?
— N’allez pas, une fois là-bas, demander la même faveur pour M. Fouquet. Je sais combien vous l’aimiez mais lui est toujours au secret.
— Je vous en donne ma parole, dit Sylvie. Ce serait si bon à vous de nous obtenir cette faveur ! Marie, qui se mariera bientôt avec celui qu’elle aime, lui doit son bonheur…
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