— Ganseville ? s’exclama un chœur à trois voix. Que faisait-il là ?
— Il cherchait un bateau pour se rendre à Candie. Mais, de prime abord, je faillis ne pas le reconnaître tant les traces de son malheur l’avaient changé. En effet, il était tombé du haut du ciel dans les tourments de l’enfer : sa jeune femme, dont il était passionnément épris, est morte en donnant le jour à un fils qui, au bout d’une semaine, suivit sa mère dans la tombe. Vous imaginez ce qu’il a souffert !
— Pauvre, pauvre garçon ! murmura Sylvie émue. Mais tu parlais d’une chance pour toi ?
— Et une grande ! Je vous l’ai dit, du fond de son malheur a surgi une idée fixe : chercher les traces de Beaufort à la mort duquel il ne voulait pas croire et qu’il se reprochait d’avoir quitté pour un bonheur trop bref jugé à présent égoïste. Nous nous sommes retrouvés avec la joie que vous concevez, bien qu’il ait eu quelque peine à me reconnaître avec cette abondance de barbe. Quand je lui ai appris pourquoi j’étais à Marseille, je l’ai vu revivre, se transformer sous mes yeux, et si le joyeux compagnon d’autrefois était toujours absent, l’homme qui me tendit la main avait retrouvé toute son énergie. La perspective de sauver notre chef le galvanisait et nous avons établi un plan : nous allions prendre logis dans une auberge voisine de l’abbaye Saint-Victor où logeaient les fidèles qui venaient faire leurs dévotions au saint lieu, sans se douter de la mauvaise réputation des moines depuis quelques années. Son avantage était que, de ses fenêtres, on pouvait surveiller la Vaillante qui se trouvait à peu de distance. Puis Ganseville m’attendit en gardant le cheval que je venais d’acheter tandis que j’allais faire mes adieux à Stavros et changer mes vêtements grecs pour ceux que je m’étais procurés. Content des quelques pièces d’or que je lui offris en signe de gratitude, ce brave homme me promit de ne pas repartir tant que la flûte serait au port, au cas où elle quitterait Marseille sans avoir débarqué son passager…
— Si cela se produisait, dit-il, tu t’en apercevrais et tu n’aurais qu’à revenir au galop pour que nous reprenions la poursuite… Quand on me confie une mission je la mène toujours à son terme.
Grâce à Dieu, il existe des gens de cette qualité ! Cependant, pendant plusieurs jours il ne se passa rien. Jour et nuit, nous nous relayions à la fenêtre de notre chambre, Ganseville et moi, et l’inquiétude commençait à nous gagner quand, enfin, une nuit, des cavaliers entourant une voiture fermée vinrent prendre position sur la petite place déserte que formait la berge près de chez nous. Aussitôt, la flûte mit une chaloupe à l’eau et la scène observée à Constantinople se renouvela dans le sens inverse…
Le cœur nous battait fort, je vous assure, tandis que nous gagnions silencieusement l’écurie où nos chevaux restaient sellés toute la nuit. Un moment plus tard, la voiture et son escorte repartaient à allure réduite.
Commençait alors pour nous la poursuite la plus cruelle, parce que nous comprîmes vite que tout espoir de délivrance était impossible. Nous n’étions que deux quand il aurait fallu, sinon une armée, du moins une compagnie. L’escorte était déjà nombreuse mais, dès avant Aix, des cavaliers de la maréchaussée vinrent l’augmenter et envelopper le carrosse dont on ne cacha plus qu’il contenait un prisonnier d’État. Pourtant, nous avons continué en dépit des chemins qui devinrent plus rudes quand on s’enfonça dans les montagnes mais qui nous permettaient de mieux nous dissimuler. L’allure s’était de beaucoup ralentie. C’est ainsi que nous sommes tout de même arrivés à la fin de ce calvaire…
— Où est le duc ? demanda Perceval d’une voix dont la sécheresse cachait l’émotion.
— À Pignerol, une forteresse à la frontière de la Savoie…
— Nous savons, soupira Sylvie. C’est là que l’on a enfermé ce pauvre Fouquet… Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Nous avons pris un peu de repos dans la bourgade voisine en essayant de réfléchir, sans parvenir à trouver la moindre solution. Ganseville, alors, m’a conseillé de venir vous rassurer sur mon sort. Lui a choisi de rester là-bas pour être aussi près que possible de son prince. Mais je vais y retourner. Peut-être la chance nous sourira-t-elle un jour et trouverons-nous un moyen…
— Au cours de votre route, coupa Perceval, l’avez-vous seulement vu ?
— Ganseville, en soudoyant un valet d’auberge chargé d’apporter du vin et de la nourriture, a réussi à l’apercevoir. Il faut vous dire qu’entre Marseille et Pignerol on ne l’a pas laissé descendre une seule fois de sa prison roulante. Quand Pierre est revenu vers moi, il est tombé dans mes bras en pleurant. Non seulement Monseigneur est séquestré de façon inhumaine mais, en outre, son visage est caché sous un masque… Un masque en velours noir.
CHAPITRE 13
UNE FORTERESSE DANS LES ALPES
Cette nuit-là, bien après que tous se furent retirés, Sylvie garda les yeux grands ouverts, réfléchissant sur ce qu’elle venait d’entendre, rassemblant des souvenirs anciens ou plus récents comme les morceaux d’un jeu de patience. Le silence de la maison qui l’enveloppait d’un cocon rassurant était propice à cet exercice car jamais son esprit n’avait été aussi clair. Tout s’ajustait selon une logique implacable, depuis les nuits du Val-de-Grâce[82] jusqu’à la récente aventure de Philippe, tellement incompréhensible pour qui ne savait rien du plus lourd secret pesant sur la maison de Bourbon. Si le Roi Très Chrétien pouvait espérer que les hasards d’une bataille le délivrent d’un lien qui devait tourner au cauchemar, la loi de Dieu lui interdisait, sous peine de damnation, d’ordonner de façon directe ou indirecte la mort de son père. Même un « accident » de parcours l’entacherait d’infamie : on ne triche pas avec le Tout-Puissant ! Restait à le faire passer pour mort, à s’assurer de sa personne, à l’enfouir en un lieu si secret, si retiré du monde que personne ne songerait à l’y chercher. Tout s’expliquait, même le masque ! Aucun visage n’était plus connu, plus populaire en France que celui du duc de Beaufort, prince de Martigues, Roi des Halles, amiral de France… Ce fut le choix de Pignerol, le donjon du bout du monde où languissait Fouquet, que Louis XIV considérait comme son pire ennemi. Combien significatif des sentiments profonds de ce jeune homme ! Il mettait là ceux qui avaient encouru sa haine !
Seulement, dans cette prison des neiges devant qui toute autre qu’elle se fût abandonnée au désespoir, Sylvie voyait, au contraire, une chance exceptionnelle. Il y avait là une carte maîtresse qu’elle décida de jouer. Quand le premier coq du village de Charonne eut jeté son cri, aussitôt relayé par celui des moines de Saint-Antoine, Sylvie tâta son côté encore douloureux, s’assit dans son lit puis doucement se leva. C’était plus facile qu’elle ne l’aurait cru. En dépit de sa nuit blanche, elle n’avait pas de fièvre et se sentait presque bien. Assez en tout cas pour aller jusqu’au cabinet florentin d’écaille, d’ivoire et d’argent, jadis offert par la duchesse de Vendôme à l’occasion de son mariage et qui la suivait toujours dans ses diverses résidences. Elle l’ouvrit, découvrant une collection de petits tiroirs encadrant une niche qui abritait une statuette de la Vierge en ivoire. Elle se signa, ôta la statuette et fit jouer l’ouverture d’une petite cache. Le moment était venu d’en sortir certain papier qu’elle gardait là depuis dix ans sans imaginer qu’il pût un jour lui servir. Elle le relut soigneusement puis, allumant un chandelier à sa veilleuse, elle alla gratter doucement à la porte de son parrain qui lui ouvrit aussitôt… Perceval était en robe de chambre, mais la fumée qui emplissait la pièce disait assez qu’il n’avait pas dormi lui non plus. La visite de Sylvie ne lui causa aucune surprise. Son regard alla du visage encore pâle mais résolu au document qu’elle tenait à la main. Puis il sourit :
— Je me demandais si vous alliez y penser, dit-il en la faisant entrer.
À l’aube du lendemain, Philippe repartait pour Pignerol avec des instructions bien précises.
— Je te rejoindrai dans deux mois environ, lui avait dit sa mère.
Aussitôt corrigée par Perceval :
— « Nous » te rejoindrons ! Vous n’imaginez pas, mon cœur, que je vais vous laisser courir les routes seule alors que la mauvaise saison sera là ? Je suis peut-être un vieil homme mais je tiens encore debout.
— Je préférerais que vous restiez auprès de Marie puisque Corentin continue de monter la garde à Fontsomme où, grâce à Dieu, le Roi n’a pas encore nommé de titulaire…
— Marie passe sa vie à guetter des lettres d’Angleterre. Elle les guettera tout aussi bien chez sa marraine qui se sent un peu seule à Nanteuil-le-Haudouin. Moi, je vous accompagne !
Tous deux étaient si déterminés que l’intéressée, lorsqu’elle fut mise au courant, ne souleva aucune objection. Elle savait que sa mère allait s’engager dans une aventure dangereuse et elle se refusait à lui être une gêne quelconque. En outre, elle aimait beaucoup Mme de Schomberg. C’était auprès de l’ex-Marie de Hautefort au caractère si bien trempé qu’elle serait le mieux pour attendre le retour des chers aventuriers et le résultat de leur entreprise. En partageant ses angoisses on les trouve moins pesantes…
Durant le mois qui suivit, Sylvie se soigna du mieux qu’elle put, mit ordre à ses affaires au cas où il lui arriverait malheur et écrivit quelques lettres dont une au Roi et une pour ses enfants. Elle les confia à Corentin que Perceval avait envoyé chercher. Enfin tout fut prêt et, le samedi 14 novembre au petit matin, les deux voyageurs, laissant derrière eux Jeannette que Sylvie s’était refusée à emmener, quittaient la rue des Tournelles pour prendre une route qui allait durer trois longues semaines…
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