— C’est ce qui s’est passé, ajouta Fazil Ahmed Pacha. Il y avait à bord du navire-amiral un homme qui nous renseignait sur les intentions de ton chef, par le truchement d’un pêcheur venu offrir du poisson et aux mouvements de qui l’on ne prêtait guère attention, surtout la nuit. Nous avons su de quel côté il dirigerait son attaque et, bien qu’une grande confusion se soit produite durant la bataille, l’explosion que nous avons allumée dans nos propres lignes a joué le rôle que nous espérions : l’Amiral a cru qu’une voie s’ouvrait devant lui et s’est jeté dans le piège. Nous n’avions pas prévu que tu y entrerais avec lui, mais mes ordres étaient sévères : en aucun cas on ne devait attenter à sa vie. Tu as bénéficié de la même chance. D’ailleurs, nous avons vite compris que tu lui étais précieux…
— Qui l’a trahi si vilainement ?
Le grand vizir secoua la tête avec un mince sourire :
— Cela, je ne te le dirai pas. L’amitié des peuples étant d’un maniement difficile, il se peut que nous ayons, un jour ou l’autre, encore besoin de ses services. C’est lui qui a porté en France la confirmation de la mort de l’Amiral… et de la tienne.
— Me direz-vous ce qui s’est passé ensuite ?
— Nous avons fait tenir un message au ministre français pour lui apprendre que le cousin du Roi était en notre pouvoir ainsi que toi et en réclamant bien sûr une rançon. Ce message a été porté par un émissaire discret et la réponse nous est parvenue par le même canal sans passer, bien entendu, par le nouvel ambassadeur qu’on nous a envoyé : un M. de Nointel qui a besoin qu’on lui apprenne les bonnes manières…
— Et quelle était cette réponse ?
— Curieuse. Le Roi acceptait de payer la moitié de la rançon demandée, un prix suffisant pour un mort. La somme nous serait versée par deux hommes qui arriveraient avec un bateau afin d’emmener le prisonnier vers une destination connue d’eux seuls. La remise devrait se faire de nuit et dans les conditions que l’on indiquerait. Quant à toi, on préférait de beaucoup que nous mettions fin à tes jours…
— Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Mais peut-être ne sortirai-je pas d’ici vivant ?
— Les dalles de ce palais ne boivent pas le sang. Et si je t’ai épargné, au reçu de la lettre, c’est parce que ton Amiral était devenu mon ami. Durant tout ce temps écoulé – un an et demi ! – depuis qu’à Candie on l’a amené sous ma tente, j’ai eu le loisir d’apprendre à le connaître et je ne suis pas éloigné de partager tes sentiments envers lui…
— Où est-il ? À la prison des Sept Tours ?
— Non. Il n’y est jamais allé. Je l’ai gardé dans ce palais d’abord, puis dans une résidence bien cachée. J’ajoute qu’il a toujours demandé que l’on t’y amène mais j’ai refusé. Te maintenir à Yedi-Koulé, loin de lui, c’était la meilleure façon de m’assurer qu’il ne chercherait pas à s’enfuir.
— Sa parole de prince français ne vous suffisait pas ?
— Je ne suis pas un Latin comme toi et la prudence est, à mon sens, une vertu indispensable à qui veut conserver le pouvoir. Et je suis le grand vizir de ce pays. C’est-à-dire une cible.
— Alors pourquoi m’avoir tiré de mon cachot, ce soir ?
— Parce qu’il était temps que je te connaisse… et parce que les gens qui viennent le chercher sont arrivés…
— Ah !
En quelques mots il venait de réveiller les angoisses qui me tenaient compagnie depuis si longtemps. Je lui demandai s’il allait leur remettre l’Amiral. Il a dit oui : le Sultan le voulait.
— Alors laissez-moi partir avec lui !
— Les hommes de ton roi te croient mort. Mais je peux te proposer une chance, sinon de le sauver, du moins d’apprendre ce qu’on lui réserve. Vois-tu, l’idée qu’on le mène à un destin peut-être pire que la mort me hante et je rougis d’être contraint de livrer un ami. Alors, écoute bien : le bateau français – un « marchand » peu rapide mais bien armé – quittera le port demain dans la nuit. Toi, avant que le jour se lève, tu auras embarqué sur la meilleure felouque, dont le patron et l’équipage sont à moi. Stavros a déjà reçu l’ordre de se tenir prêt à suivre le Français où qu’il aille. À Marseille sans doute…
— Suivre un navire en mer sur une aussi longue distance sans le perdre de vue ou risquer de le confondre ?…
— Stavros l’a déjà fait. Son navire est taillé pour la course et c’est le meilleur marin que je connaisse. En outre, au sortir des détroits, le Français arborera le pavillon rouge de mes bateaux afin d’écarter de lui ceux que vous appelez les Barbaresques. Il sera donc facile à repérer et il ne sera pas attaqué. Mais, une fois parvenu au but, ce sera à toi de continuer la poursuite. Je te donnerai de l’or français pris sur celui de la rançon et des vêtements convenables pour un marin grec…
Quelle joie était la mienne ! Certes, j’avais honte de mes compatriotes, mais je débordais de reconnaissance pour cet ennemi au cœur si noble. Il refusa du geste mes remerciements et, quand je demandai la faveur de voir mon prince, ne fût-ce qu’un instant, il refusa :
— Trop dangereux. Il ne doit rien savoir de mes dispositions. Quant à toi, le mieux est que tu oublies m’avoir jamais vu !
Une heure plus tard, un bonnet rouge sur la tête et un gilet en peau de chèvre sur le dos, j’étais conduit au port par l’un des serviteurs muets du vizir et confié sans un mot au patron de la felouque Thyra, un Grec aussi large que haut, pourvu d’un profil de médaille, d’un rire tonitruant, de muscles redoutables sous leur couche de graisse et qui cachait, sous une inaltérable bonne humeur, une finesse et une pénétration extrêmes. Je pus vérifier par la suite ce qu’en disait Fazil Ahmed Pacha : c’était un très grand marin et je m’intégrai sans peine à un équipage de quatre hommes qui lui était entièrement dévoué.
Quand le jour se leva, je vis mieux notre position au milieu d’autres bateaux dont les proues étaient toutes tournées vers le quai, de même que ceux d’en face : la largeur de la Corne d’Or, le port de Constantinople le permettait. Un seul était ancré parallèle à la terre dans le léger courant venu d’un petit fleuve : c’était une flûte comme en construisaient les Hollandais mais de faible tonnage permettant un équipage réduit. Son aspect paisible à la panse arrondie était celui d’un honnête commerçant.
— Il a tout de même quatre canons, commenta Stavros, qui ajouta en riant : Faut bien qu’il protège les ballots de tapis et de fourrures venus de Russie qu’il embarquera dans la journée de demain. Mais c’est seulement à deux heures du matin qu’il mettra à la voile. Nous, on partira juste après…
— Et nous allons le suivre durant tout ce voyage ? C’est impossible ! Il ira plus vite que nous.
— C’est nous qui pourrions aller plus vite que lui. Si tu n’étais pas dessus, tu verrais que cette felouque est taillée pour la course, comme une galère, que ses mâts peuvent porter plus de toile que d’habitude et que si le vent fait défaut ça devient vraiment une galère : on rame ! Ce que ce lourdaud ne peut pas. Tu verras, ajouta-t-il en me tapant sur l’épaule, ça fait les muscles !
— Et qu’es-tu censé aller faire à Marseille ?
— Du commerce comme tout le monde ! En principe, je travaille pour les frères Barthélémy et Giulio Greasque de Marseille, qui ont des comptoirs ici. Il y a là-dedans du café et de la cannelle, du poivre et de l’opopanax. Si on coule, on sentira bon !
Et de partir de ce rire énorme qui lui allait si bien. Le soir venu, nous nous installâmes sur le pont pour observer la Vaillante. Aux environs de minuit, alors que le froid se faisait plus vif, Stavros me tendit une longue-vue sans rien dire : une chaloupe glissait sur l’eau calme en direction de la flûte. On y voyait assez clair : la lune qui imprimait au ciel le croissant de l’Islam dessinait les silhouettes noires des hommes qui la montaient. L’un d’eux arracha soudain son chapeau pour secouer ses cheveux dans le vent d’un geste que je connaissais bien. On l’obligea à le recoiffer aussitôt, mais j’avais eu le temps de remarquer la clarté de cette chevelure. Un moment plus tard, la Vaillante quittait son mouillage et commençait sa descente vers la mer. Nous nous affairâmes aux manœuvres d’appareillage…
— Je ne vous infligerai pas le détail de ce voyage, continua Philippe, avec un coup d’œil à sa mère qui lui semblait bien pâle mais qui le rassura d’un sourire. Il se passa au mieux grâce à l’habileté de Stavros et aux qualités nautiques de son bateau. Le Français d’ailleurs jouait son jeu de commerçant, ne se pressait pas, s’arrêtant aux escales obligatoires où parfois nous le précédions. Par Ténédos, Tinos, Cythère et Zante, nous avons atteint le canal de Sicile puis celui de Sardaigne sans mauvaises rencontres et, surtout, sans avoir perdu notre gibier. Enfin, un soir, au coucher du soleil, ce furent les rives du Lacydon[81]. Stavros, après avoir observé que la flûte ne venait pas à quai, dirigea son bateau – nous étions aux rames depuis l’entrée du port – vers un emplacement voisin du nouvel hôtel de ville alors en construction. Ainsi nous avions retrouvé à peu près le même poste de surveillance qu’au quai du Phanar, sur la Corne d’Or. Cela nous permit de voir, à peine arrivés, un homme vêtu de noir qui prenait place dans la chaloupe et se faisait conduire de l’autre côté du port, vers un endroit qui se situait entre l’arsenal des galères encore inachevé et les tours de l’abbaye Saint-Victor :
— Il va prévenir quelqu’un, commenta Stavros qui m’avait pris en amitié et voulait m’aider autant qu’il lui était possible. Peut-être que le mystérieux voyageur ne va plus rester là bien longtemps. À ton tour de faire en sorte de continuer à le suivre…
Ayant séjourné longuement dans la ville avant le départ pour Candie, je la connaissais bien et savais où m’adresser pour trouver les moyens de poursuivre mon voyage : des habits occidentaux, de quoi constituer un bagage et surtout un cheval. En déambulant dans les rues bruyantes descendant de l’église Saint-Laurent où se mêlaient à peu près toutes les races du tour de la Méditerranée, j’étais plein d’ardeur mais aussi d’inquiétude : allais-je réussir, tout seul, à garder la piste de Monseigneur sans me faire remarquer ? C’est alors que le Ciel me donna une chance inattendue : je rencontrai Pierre de Ganseville !
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